Un vibrant (et convaincant) plaidoyer en faveur d’un réveil de l’historiographie française sur l’Afrique du Nord.

C’est peu dire que le soulèvement populaire tunisien de 2011 a surpris en Europe les observateurs même les plus avisés. En France, où beaucoup se prévalaient d’une connaissance intime d’un pays proche par la géographie et l’histoire, la révolution prit tout le monde de court. Cette incapacité quasi générale des élites françaises non seulement à pressentir, mais encore à comprendre les événements tunisiens, est symptomatique du déficit heuristique qui s’est creusé entre les deux rives de la Méditerranée depuis les indépendances. Jadis terre d’investigation privilégiée de la recherche française, et notamment des historiens, le Maghreb en est aujourd’hui devenu le parent pauvre, les orientalistes lui préférant les charmes du Machreq. C’est précisément à dresser le tableau puis à expliquer les raisons du déclin de cette historiographie jadis florissante que Pierre Vermeren a consacré son Habilitation à diriger les recherches soutenue en 2010 à l’université Paris I, et publiée à point nommé en plein printemps arabe” aux Publications de la Sorbonne.

Né en 1966, quatre ans après l’indépendance de l’Algérie, Pierre Vermeren est tout à la fois l’un des rares et des meilleurs historiens français du Maghreb, où il a vécu près de dix ans. Auteur d’une thèse sur la formation des élites marocaines et tunisiennes au XXe siècle, il est depuis 2006 maître de conférence en histoire du Maghreb contemporain à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Son livre est donc celui d’un historien qui se penche sur l’oeuvre de ses prédécesseurs et de ses confrères pour constater avec amertume  que sa génération est bien moins lotie que les précédentes. De ce constat, il tente ensuite d’expliquer les raisons, avant d’esquisser des pistes pour engager le réveil d’un champ disciplinaire assoupi.

De l’âge d’or colonial à la misère postcoloniale

Depuis les intuitions pionnières d’Edward Saïd   , de nombreux travaux (Pierre Sangaravélou, Florence Deprest, etc.)   ont démontré les liens étroits entre orientalisme et impérialisme, le second ayant prospéré dans le sillage du premier. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’orientalisme prend en France son essor avec la vague d’égyptomanie consécutive à l’expédition d’Egypte de Bonaparte (1798)   . Pas un hasard non plus si le Maghreb, qui constitua le fleuron et le coeur de l’empire colonial français, fut ensuite la région la plus étudiée par les orientalistes français. Avec minutie, Pierre Vermeren décrit les nombreuses institutions mises en place par les autorités coloniales pour développer le savoir sur les sociétés indigènes et leur histoire, mais également la façon dont on n’hésitait pas à nommer des savants à des fonctions administratives. Toute une génération d’historiens se trouve ainsi encouragée dans ses recherches, à l’image d’un Charles-André Julien nommé par Léon Blum à la tête du Haut Comité méditerranéen (HCM, 1935) avant de devenir en 1947 professeur d’histoire coloniale à la Sorbonne. L’armée fut également un lieu de production de savoirs non négligeables, générant une pléiade d’officiers reconvertis en universitaires comme Raoul Girardet, David Galula ou Vincent Monteil. L’Eglise ne fut pas en reste qui produisit également de fins analystes des sociétés coloniales que suffisent à évoquer les figures charismatiques d’un Charles de Foucauld ou d’un Louis Massignon.

Porté par le souffle de la colonisation, ce riche héritage savant semble avoir périclité avec elle. Un demi siècle après la fin de l’aventure coloniale, c’est avec dépit que Pierre Vermeren constate que “les historiens qui alliaient maîtrise linguistique (langues berbères ou arabes), savoir-faire en sciences sociales et compétences historiques sur l’Afrique du Nord ont peu à peu disparu du paysage universitaire français”   . En tout et pour tout, il recense seulement treize historiens professionnels exerçant en France (sur un total de deux mille) actifs et susceptibles d’encadrer des recherches sur l’histoire de l’Afrique du Nord (près de la moitié étant appelés à prendre leur retraite dans les toutes prochaines années). Ce chiffre cache qui plus est une réalité beaucoup plus contrastée, dans la mesure où une bonne part de ces chercheurs concentre ses travaux sur l’objet “guerre d’Algérie”, qui constitue l’arbre cachant la forêt de la misère historiographique dans laquelle est aujourd’hui confinée le Maghreb en France. Qui plus est, la guerre d’Algérie est autant un objet d’histoire de France que d’histoire de l’Afrique du Nord. Or c’est précisément une tendance dénoncée par P. Vermeren que la propension des historiens français à ne travailler sur l’Afrique du Nord que “dans une perspective d’histoire française (colonisation, institutions, société coloniale, mémoire de la guerre en métropole, etc.)”   . Ce qui lui permet de conclure que “sur le terrain du Maghreb, la carence scientifique française tient au fait que c’est moins le Maghreb qui intéresse que la France au Maghreb… ou le Maghreb en France”   .

La marginalisation du facteur religieux

La perte de connaissance des sociétés nord-africaines par la science française peut aussi s’expliquer par les prismes déformant qui l’ont caractérisé. L’influence du marxisme sur plusieurs générations de chercheurs, y compris de terrain (pieds rouges et coopérants) a ainsi contribué à marginaliser le facteur religieux dans les grilles explicatives de sociétés dans lesquelles il n’a pourtant jamais cessé de jouer un rôle fondamental. “Rejettant les “vieilles lunes” des islamologues et, par voie de conséquence, les convictions et le sentiments religieux des peuples de la région, les intellectuels marxistes ont tourné le dos à la réislamisation des sociétés”   . Comme l’avoua Pierre Vidal-Naquet dans un entretien de 1995, “c’est seulement après 1988, après l’octobre algérien, qu’on a commencé à réaliser ce qui se passait et à saisir le rôle de l’Islam”   ). Victimes selon P. Vermeren de “myopie sur le fondamentalisme musulman”   , les historiens ont ainsi peu à peu délaissé le terrain de l’étude du religieux aux politologues, comme François Burgat ou Olivier Carré, pionniers de l’étude des formes contemporaines de l’islamisme. Mais ce passage de relais aux politologues a aussi eu pour conséquence de provoquer un progressif déplacement du centre de gravité de la recherche orientaliste, le Proche-Orient et ses instituts français du Caire et de Damas devenant les principaux pôles de formation des chercheurs français désireux de se former aux réalités arabes. En conséquence, “les grilles d’analyse parisiennes de la politologie égyptienne (G. Kepel) et libanaise (Ghassan Salamé, Antoine Basbous, Antoine Sfeir) servent à décrypter les sociétés du Maghreb”   , ce qui n’est évidemment sans générer de regrettables biais. Qui plus est “la monopolisation du champ des études islamiques par les politologues” se traduit par “une tendance constante à la modélisation et à la généralisation”   qui heurte le  sens des nuances et l’importance accordée au contexte propres à l’analyse historique.

L’illusion des études postcoloniales

Le regain d’intérêt pour la question coloniale observé dans la société française à partir des années 2000, ainsi que la demande d’explications engendrée par le “printemps arabe” de 2011 constituent à n’en pas douter de puissants incitateurs à une relance de l’historiographie sur l’Afrique du Nord. Ce n’est pourtant, constate Pierre Vermeren, que partiellement le cas, cette demande sociale arrivant pour ainsi dire à contretemps : “quand les historiens produisaient des thèses dans les années 1980 et 1990, elles trouvaient difficilement preneur chez les éditeurs et elles étaient rarement commentées en France, du fait que la colonisation n’intéressait plus.”   Aujourd’hui que la demande publique renaît, ce sont la politologie, la géopolitique et les sciences sociales qui sont en premier lieu convoquées pour y répondre, notamment parce qu’elles sont “immédiatement accessibles, plus simples (et) offrent des angles polémiques”   quand l’historien est réputé pour ses “nuances discursives (et son) refus d’émettre des jugements moraux sur le passé”   . Qui plus est, le champ historiographique a été envahi ces dernières années par les études postcoloniales venues des départements de littératures comparées des universités américaines. Au coeur de leur promotion, le groupe ACHAC (Association  pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine) emmené par Pascal Blanchard “qui s’est fait connaître par la publication abondante d’images, d’affiches et de photos de la période coloniale, garantie d’une forte visibilité médiatique et commerciale”   . Or constate Pierre Vermeren, “ces travaux, en dépit d’une accumulation incontestable de connaissances, pratiquent facilement l’amalgame et l’anachronisme, péché véniel de l’historien”   . On aurait donc tort de voir en eux une planche de salut permettant d’introduire à une meilleure compréhension des sociétés nord-africaines : “ce n’est pas en nous intéressant aux héritages postcoloniaux de la société française, ni d’ailleurs en restant polarisés par le traumatisme de l’histoire coloniale, quelle que soit la nécessité de travailler sur ces objets, que l’on absorbera l’autonomie et les réalités du Maghreb au XXe siècle.”  

Le Maghreb pour lui-même

Pierre Vermeren conclut donc son panorama par un plaidoyer un faveur d’un renouveau de la recherche sur l’Afrique du Nord qui commencerait par reconnaître sa singularité pour éviter d’y plaquer des grilles d’analyses étrangères : “il ne s’agit pas d’ériger l’histoire de cette région en totem, mais il est important de la considérer en tant que telle, car elle n’est pas réductible à l’identité arabe du Moyen-Orient. Cette terre aux influences multiples (dont on sous estime systématiquement les échanges avec l’Afrique noire – a forgé une alchimie particulière au sein des sociétés humaines”   . La réalisation d’un tel programme nécessite d’assurer la formation de jeunes chercheurs aux langues (arabes et berbères) locales, ce qui ne se fera évidemment pas en un jour. L’enjeu est de taille car les terrains de recherches qui restent à défricher, et dont Pierre Vermeren dresse un rapide tableau à la fin de son ouvrage, sont tout aussi nombreux que passionnants : rôle de l’armée et des immigrés européens dans la colonisation, mécanismes de la soumission coloniale, essor de l’arabisation sous la domination française, étude des sociétés sahariennes, du rôle des images et des objets culturels en général. Avis aux amateurs…

 

*Lire aussi sur nonfiction.fr :

"Orientalisme et préjugés", recension de l'ouvrage Orientales, par Nejmeddine Khalfallah

"Les intellectuels arabes en France", recension de l'ouvrage du même nom par Mathieu Bouchard

- "La révolution tunisienne et son histoire", recension de l'ouvrage Tunisie : une révolution arabe, par Lilia Blaise

"Tunisie : des identités nationales", recension de l'ouvrage Quand la Tunisie s'invente entre Orient et Occident des imaginaires politiques, par Jean-Paul Gachet