Le 17 août dernier, le monde apprenait que pour la première fois, un brise-glace chinois venait de traverser l'océan Arctique par la voie maritime la moins aisée : la mer de Barents. Cette expédition n’était pour autant pas la première opération arctique de l’empire du milieu, qui a multiplié ces derniers temps les initiatives polaires : expéditions, recherche sur le l'écosystème de l'Arctique, construction d’une station de recherche…

Historiquement contrôlé par les États-Unis, le Canada et la Russie, l'Arctique est en passe de devenir le nouveau terrain de jeu de la puissance chinoise. Pékin s'intéresse en effet de plus en plus à cette région, riche en matières premières, stratégique à la fois commercialement et militairement, et dont le contrôle lui confèrerait une influence sans pareil sur le commerce mondial et les relations internationales de demain.

Ce nouvel expansionnisme chinois n’a pas manqué de susciter les craintes des riverains de l’océan Arctique et l’hostilité des autres grandes puissances traditionnellement tutrices de la région. A tel point que nombre de publications évoquent ces derniers temps "une nouvelle Guerre froide"   , montrant toute l’importance que revêt aujourd’hui cette région dans les luttes entre grandes puissances puisque son contrôle pourrait façonner les relations internationales du XXIème siècle. Retour sur les raisons précises qui poussent Pékin à s’implanter dans une zone et sur la stratégie que met en place l’empire du milieu pour atteindre son objectif.


Une motivation essentiellement commerciale

La première explication de l’implantation chinoise en Arctique est militaire. Point de contact entre les continents américain, européen et asiatique, "l'Arctique est un hub qui dessert tous les océans. Si la Chine parvient un jour à y installer un sous-marin nucléaire, elle pourra alors dissuader l'Europe, la Russie et les États-Unis", a déclaré au Point un expert militaire en poste à Pékin   . Pour autant, si cette situation militaire stratégique peut en partie expliquer le choix de l’empire du milieu, actuellement lancé dans un grand programme de développement de ses capacités offensives et défensives, de prendre pied dans la région, elle n’est pas non plus sa principale motivation.

Quid des ressources naturelles ? La course aux matières premières explique souvent les ressorts de l’expansionnisme chinois. On peut ainsi penser que le fait que près de 30 % des réserves mondiales de gaz naturel et 13 % des gisements de pétrole non découverts dorment dans le sous-sol arctique, selon une étude publiée en 2008 par l'US Geological Survey, constitue un enjeu stratégique pour l’empire du milieu, prêt à tout pour sécuriser son approvisionnement en énergie, moteur de sa croissance économique. Toutefois, cette richesse en matières premières ne fonde pas elle non plus l’intérêt de la Chine pour l’océan Arctique. Frédéric Lasserre, professeur de géographie à l'université Laval au Québec, explique en effet que les gisements, quoiqu’importants, ne sont pas colossaux et surtout, qu’ils sont situés pour près de 95 % dans les mers territoriales des États côtiers et ne sont donc pas accessibles à la Chine. Pour les exploiter, cette dernière devrait acheter des permis d'exploitation et la technologie permettant des opérations d'extraction en eau profonde, qui lui fait aujourd'hui défaut. C’est pourquoi les entreprises chinoises préfèrent se concentrer sur des gisements avérés et plus faciles à exploiter. Mieux vaut alors, pour expliquer le moteur des ambitions chinoises, chercher ailleurs, du côté des routes maritimes notamment.

En effet, à court et moyen termes, l’Arctique sera en mesure d’offrir aux navires commerciaux chinois de nouvelles routes maritimes plus courtes, plus rapides et donc de dynamiser encore un petit peu plus le commerce extérieur chinois. L’empire du milieu exporte principalement vers l’Union européenne (24% du total des exportations en 2011) et les États-Unis (22%) et ce, quasiment toujours par voie maritime. Actuellement, les navires utilisent les circuits traditionnels passant par l’océan Indien et Suez pour rejoindre l’Union européenne ou empruntant l’océan Pacifique et Panama pour atteindre la côte est des États-Unis. Or le réchauffement climatique, qui a provoqué une fonte de la banquise arctique, a ouvert au sein de l’océan Arctique deux nouvelles voies de passage maritime reliant l’océan Pacifique à l’océan Atlantique. La première, dite du nord-est, traverse le détroit de Béring, longe la côte nord de la Sibérie et débouche sur les côtes norvégiennes puis britanniques. La seconde, du nord-ouest, traverse elle aussi le détroit de Béring, passe entre les îles du grand Nord canadien, suit la côte occidentale du Groenland et permet ainsi d’arriver aux côtes canadiennes puis américaines. Les distances à parcourir sont considérablement réduites par rapport aux circuits traditionnels passant par Panama ou Suez. Le trajet Rotterdam-Shanghai est ainsi ramené de 26 000 km par Panama et 20 000 km par Suez à 16 000 km par chacune des routes polaires. Pour l’instant, les voies ne sont ouvertes que trois mois par an, la traversée reste dangereuse (certains chenaux doivent être régulièrement entretenus par des brise-glace) et sa durée aléatoire la rend peu adaptée aux livraisons juste-à-temps. En revanche, si la température du globe poursuit sa progression, on prévoit pour 2020 une possible ouverture des voies maritimes polaires six mois par an et une sécurité accrue par la fonte de nombre d’obstacles glaciers. Sans compter que ces nouveaux itinéraires permettraient aux transporteurs chinois d’éviter les pirates du détroit de Malacca et du golfe d'Aden... Les exportateurs chinois économiseraient au total des millions de dollars. Un tel scénario bouleverserait assurément les routes du commerce mondial et partant, ce dernier. Dès lors, on comprend que la Chine, premier exportateur mondial depuis 2010   , ne peut pas ne pas vouloir prendre pied dans la zone où vont être rebattues en profondeur les cartes des échanges internationaux.


Au coeur de la stratégie chinoise : le conseil de l'Arctique

Pour ces raisons, la Chine cherche à peser sur les destinées de la région arctique avec, au cœur de sa stratégie, l’organisation intergouvernementale gérant les affaires de l’Arctique. Fondé en 1996, le Conseil de l’Arctique est formé par les huit pays possédant des territoires à l’intérieur du Cercle polaire arctique, à savoir le Canada, les États-Unis, la Russie, la Suède, le Danemark, la Norvège, l’Islande et la Finlande. Faute d’être riveraine de l'océan Arctique, la Chine ne peut devenir membre du Conseil. Elle souhaite malgré tout devenir, à l’instar de la France et de cinq autres États   , observateur permanent. Un tel statut lui permettrait en effet d’avoir son mot à dire au sein du Conseil car si les observateurs permanents ne peuvent pas voter les recommandations, ils acquièrent grâce à leur statut une vraie légitimité sur les questions polaires, font partie du processus du Conseil, prennent part aux discussions, font valoir leur position, proposent des projets... Autrement dit, un tel statut permet d’influencer fortement la marche des affaires régionales.

Après avoir essuyé un premier refus en 2009, la Chine a renouvelé sa demande pour devenir observateur permanent. La décision sera prise en mai 2013, lors de la prochaine réunion du Conseil, par les ministres des Affaires étrangères des huit pays membres du Conseil. "A ce jour, le Conseil n'a pas de position officielle", explique Gustav Lind, l’ambassadeur suédois au sein du Conseil, qui précise que "pour devenir observateurs permanents, les candidats doivent être actifs en Arctique et avoir un véritable intérêt pour la région". La Chine n’a ainsi pas ménagé ses efforts pour faire montre de son attention pour la région, en veillant toutefois à mettre en avant son désintérêt le plus total... Pékin a multiplié les offres de collaboration en matière de développement durable avec les pays riverains et a consacré des sommes importantes à la recherche sur le climat, l'environnement et l'écosystème de l'Arctique. En outre, les scientifiques chinois, grâce à leur brise-glace Xuelong (Dragon de neige), ont mené quatre expéditions dans l'Arctique et ont même construit une station de recherche dans un archipel norvégien. Et cette offensive scientifique "désintéressée" est appelée à s’intensifier. Ayant investi 200 millions de dollars dans un second brise-glace, qui sera opérationnel en 2014, Pékin a déjà prévu une cinquième expédition scientifique. Mais les Chinois ont bien compris que ces efforts, dont l’arrière-pensée a très vite été saisie par les membres du Conseil, ne suffiront pas à faire pencher en leur faveur la majorité. C’est ainsi que la Chine a amplifié son travail de séduction et ne se ménage plus pour courtiser les pays de l’Arctique et obtenir ainsi par des moyens détournés le statut tant envié.

Jeu de séduction réussi en Islande, au Danemark et au Canada... 

Le premier État membre du Conseil courtisé par Pékin est l’Islande. Pour ce faire, la Chine profite pleinement de la crise économique que traverse l’île depuis 2008 et utilise ses moyens financiers considérables pour renforcer son influence sur l’économie et sur le gouvernement de Reykjavik. En 2008, alors que les banques islandaises s’écroulaient en pleine crise des subprimes et que les Etats-Unis et l’Union européenne ne pouvaient intervenir, trop occupés à sauver leurs propres banques, la Chine a volé au secours des banques de la petite île en leur accordant des liquidités pour près d’un demi-milliard d’euros. En outre, le premier ministre chinois Wen Jibao, lors d’une visite à Reykjavik le 20 avril dernier, a promis une zone de libre-échange entre les deux pays afin que les pêcheurs islandais puissent écouler leurs produits à l’étranger et ce, alors même que l’Union européenne est réticente à commercer avec eux, faute d’accord sur les zones de pêche de la morue et sur la chasse à la baleine. Enfin, l’empire du milieu multiplie les investissements dans un pays déserté par les investisseurs internationaux depuis l’effondrement de son secteur financier. C’est ainsi que la Chine a investi trois milliards de dollars dans des usines locales de silicium, soit un peu moins du quart du PIB islandais, et a promis à l’île d’être le grand port d’attache des futurs cargos polaires chinois. De quoi arriver à faire fléchir la position des autorités de Reykjavik…

Indubitablement, cette stratégie est la bonne. Wen Jibao et son homologue islandais ont ainsi signé le 20 avril dernier six accords de coopération, dont un accord cadre sur l’Arctique. A cette occasion, le chef du gouvernement de Reykjavik a déclaré soutenir la Chine "dans ses efforts pour devenir un observateur du Conseil de l’Arctique et participer à l’exploration pacifique de la région" : ce fut ainsi que le monde apprit que Pékin avait rallié le premier des huit membres du Conseil.

Sa stratégie à l’égard de l’Islande ayant été couronnée de succès, Pékin n’a pas tardé à la mettre en œuvre à l’égard des autres États membres du Conseil. Le président chinois Hu Jintao s’est rendu au Danemark le 15 juin dernier, tandis que son ministre des terres rares se rendait au Groenland, province danoise durement touchée par la crise et qui, de l’aveu même du chef du gouvernement autonome, "a besoin d’argent", pour y évoquer la construction d’infrastructures minières. Là encore, les démarches de l’empire du milieu ont porté leurs fruits, un haut fonctionnaire danois, Klavs Holm, expliquant espérer une réponse positive à la demande chinoise. Parallèlement, l’empire du milieu a investi ces dernières années plus de 16 milliards de dollars dans les projets énergétiques canadiens, ce qui a permis là encore de gagner la bienveillance, et éventuellement le soutien, d’Ottawa.


... mais qui risque toutefois de ne pas être suffisant

Toutefois, si l’empire du milieu a pu, grâce à ses ressources financières immenses, parvenir à des progrès non négligeables dans sa quête d’un statut d’observateur permanent, il va encore devoir affronter un certain nombre de difficultés. Les ambitions de Pékin commencent en effet à inquiéter les États membres du Conseil, y compris ceux dont la Chine croyait avoir acheté le soutien. C’est ainsi que l’Islande a gelé la cession à un homme d’affaires chinois, très proche du Parti communiste chinois, Huang Nubo, de 300 kilomètres carrés sur la côte nord-est de l’île. Le gouvernement islandais craignait en effet que le lieu, situé à proximité d’un port en eau profonde, ne serve dans un premier temps de hub aux futurs cargos polaires chinois, endommageant de manière irrémédiable l’environnement, puis dans un second temps de base secrète aux navires et sous-marins de l’Armée Populaire de Libération… Pour l’instant, le gouvernement islandais n’a pas été amené à réviser sa position sur l’octroi du statut d’observateur permanent, mais l’insistance de Huang Nubo à acquérir les terres pourrait à terme l’inquiéter et l’inciter à réétudier son attitude. 


Au-delà, la Chine est également confrontée à des difficultés diplomatiques qui ne sont pas liées à l’océan Arctique mais qui ont une incidence négative sur sa demande. La Norvège est ainsi particulièrement réticente à l’octroi du statut d’observateur à Pékin. En 2010, le comité du Prix Nobel de la Paix, dont les cinq membres sont désignés par le parlement norvégien, a choisi le dissident chinois Liu Xiaobo comme récipiendaire de la distinction. Depuis, le dialogue entre Oslo et Pékin est au point mort, à tel point qu’en janvier 2012, une source diplomatique du Conseil a estimé que le manque de dialogue entre les deux nations rendrait difficile l’approbation par la Norvège de la candidature de la Chine   . En juin 2012, le porte-parole du ministère norvégien des Affaires étrangères, Svein Michelsen, a même souligné l'importance d'un dialogue étroit entre le demandur et les États membres et déploré que jusqu’à présent, il n'y ait "pas de dialogue politique de haut niveau" entre les deux pays.

Finalement, quelles sont les chances de la Chine d’obtenir un statut d’observateur permanent ? Chen Xulong, de l'Institut chinois des études internationales, estime que Pékin a une chance sur deux d’obtenir le précieux statut. Une chose est sûre : la Chine, en cas de succès comme en cas d’échec, continuera de s’intéresser fortement à l’Arctique. "Celui qui contrôlera l'Arctique contrôlera l'économie mondiale et un nouveau couloir international stratégique", avait ainsi averti Li Zhenfu, professeur à l'Université maritime de Dalian, dans un article signé en 2009   . Un message bien compris par les plus hautes autorités de Pékin…

 

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"Mer de Chine méridionale : Pékin renoue avec l'amiral Shi Lang", par Jean-François Guérin
"L'Arctique, région de richesses et de tensions", recension de l'ouvrage La bataille du grand Nord a commencé, par Valérie Masson-Delmotte
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