Une revue de tous les enjeux écologiques, socio-économiques, et géopolitiques dans les régions arctiques. Indispensable.

Si le prix Nobel de la paix a été attribué à Al Gore et au Groupe Intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, c’est bien parce que le changement climatique entraînera des bouleversements écologiques, socio-économiques, mais aussi géopolitiques. Doit-on parler au futur ou au présent ? Dans le Grand Nord, ces enjeux sont déjà à l’ordre du jour. Les bouleversements sont déjà visibles et offrent un cocktail détonnant de vulnérabilités et d’opportunités. L’actualité nous le montre par des images chocs : ça bouge dans l’Arctique. Réchauffement climatique, fonte des glaces, drapeau de la Russie planté par sous-marin à la verticale du pôle…

L’ouvrage de Richard Labévière et François Thual, deux spécialistes de géopolitique et de stratégie, est une mine d’informations pour explorer les enjeux des batailles politiques, économiques, stratégiques, liés à l’entrée du Grand Nord dans la mondialisation. Tout en décryptant les tactiques ponctuelles des différents acteurs, les auteurs parviennent à décrire la complexité des "rhizomes" qui relient la zone arctique à la géopolitique mondiale. Ils offrent un éclairage historique permettant de mieux décoder les jeux des différents acteurs autour de l’exploration de nouvelles ressources naturelles, le contrôle de nouveaux passages maritimes, mais aussi l’expérimentation et la démonstration militaire.

 

L'Arctique : la nouvelle ruée vers l'or

Le XIXe siècle a été marqué par la stabilisation des frontières nationales autour de l’Arctique. Depuis le début du XXe siècle, la prise de possession de l’Arctique est devenue plus active, avec la "maritimisation" de l’océan Arctique, sa militarisation, au cours des deux guerres mondiales et de la guerre froide, puis avec l’identification de ses ressources en pétrole en gaz, et en minerais. Conquis par les explorateurs, le pôle suscite désormais bien des convoitises, ne serait-ce que parmi le club très fermé des "propriétaires riverains" : Russie, Danemark, États-Unis, Canada et Norvège. À l’avenir, cette zone pourrait devenir, au travers des nouvelles routes maritimes, le grand échangeur de porte-conteneurs entre l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest et l’Asie du Sud-Ouest… Les auteurs décrivent minutieusement, rhizome par rhizome, à quel point le réchauffement de l’Arctique va bouleverser les cartes de la géographie mais également des échanges commerciaux et des ressources. L’état des lieux est particulièrement limpide grâce à une cartographie détaillée.  

Ce livre, passionnant, fourmille d’anecdotes et de précisions qui brossent par petites touches successives le panorama des bouleversements en gestation, depuis les revendications scientifico-territoriales jusqu’aux projets gigantesques en préparation. Parmi les zones qui attisent les appétits figure bien sûr le Groenland, dont l’indépendance progressive de la tutelle danoise pourrait entraîner un rapprochement économique avec les États-Unis. Il faut être lucide : les nouvelles ressources de l’Arctique devraient davantage profiter aux opérateurs et aux populations extérieures, c’est à dire aux pays industrialisés et aux grandes sociétés privées,  qu’aux populations locales. La bataille économique, la bataille pour les ressources en pêche s’accompagne également d’une militarisation accrue. La base américaine de Thulé, au Groenland, est renforcée comme l’un des centres stratégiques du bouclier anti-missile américain. Les pays riverains affichent leurs forces et leur souveraineté en déployant leurs navires militaires, sans parler des sous-marins qui croisent depuis la dernière guerre mondiale sous la glace de mer. Aujourd’hui, les revendications territoriales passent par la détermination des plateaux continentaux. Les auteurs dressent la liste des contentieux pour la revendication d’espaces maritimes dans des zones particulièrement stratégiques en termes de ressources géologiques, et mettent en avant l’importance géopolitique et stratégique du Groenland.

Les prochaines décennies seront certainement marquées par un durcissement des tensions internationales autour de l’Arctique, avec le poids des investissements économiques américains, les revendications de souveraineté du Canada et la volonté de la Russie de montrer sa puissance. Zone peu peuplée, l’Arctique est une zone dont l’environnement est particulièrement vulnérable, vis à vis de la surpêche ou de la pollution. De plus, la sécurisation des routes maritimes reste à construire. Au-delà des "propriétaires", l’Union européenne, le Japon, la Chine, et les organisations non gouvernementales ajoutent leurs préoccupations et leurs intérêts à ce "mille-feuille stratégique".  Quelle sera la réalité ? Les auteurs envisagent les scénarios d’une nouvelle guerre froide, d’un espace communautaire intégré, sur le modèle de l’Union européenne, mais considèrent comme plus probable une main-mise américaine sur l’océan Arctique. Richard Larivière et François Thual dénoncent le "business plan" de géants militaires, pétroliers, industriels et commerçants, qui, sous couvert de développement durable et de sécurisation, veulent s’approprier les richesses de l’Arctique. Ils soulignent que l’approche démocratique peut être un contrepoids solide et plaident pour une implication forte de la France et de l’Union européenne dans la coopération culturelle, scientifique, maritime, avec le Groenland.


Les prochaines années seront critiques pour les négociations climatiques – les auteurs rappellent que c’est le Danemark qui pilotera la conférence de Copenhague en 2009 – et pour la géopolitique de l’Arctique. Pour ne pas tomber dans l’impérialisme et le rapport de forces, Richard Larivière et François Thual plaident pour un "pari polaire", par la construction d’un espace de coopération : l’apport de la construction européenne à la mondialisation n’est-il pas la coopération plutôt que la démonstration de force ?