Un recueil d’articles, original et bien documenté, qui interroge les liens entre identité de genre et objets du quotidien.

Bric-à-brac du genre

Une pipe, une dînette, un timbre-poste, un soutien-gorge, un arc, un tablier, une jupe, un vibromasseur, un bijou, une cuillère et un bleu de travail. La liste pourrait s'allonger : un livre pour enfants, des instruments pour cultiver le riz, un ex-libris, un fusil. Le tablier viendrait de l'ex-URSS,  le fusil et l'arc d'Amérique, le bijou du Maroc, le journal pour enfants d'Italie, la jupe du Laos,... Et cet étrange inventaire à la Prévert de nous emmener aux quatre coins de la terre. Mais l'étrangeté du voyage auquel nous invitent Elisabeth Anstett et Marie-Luce Gélard, respectivement chargée de recherche au C.N.R.S et maîtresse de conférence à l’Université Paris - Descartes, dépasse l'étendue des kilomètres parcourus et la bigarrure des objets rassemblés. Ce qui étonne, dans ce périple accompli à travers les choses matérielles, c'est l'originalité de la question qu'il pose : " Les objets ont-ils un genre ? ".
    Loin des considérations freudo-lacaniennes sur l'objet de la pulsion ou sur le fétichisme, à mille lieux des abstractions heideggériennes quant à la choséité d'une cruche, une douzaine d'anthropologues, d'ethnologues et de sociologues sont ici réunis pour interroger le quotidien de l'humanité dans ce qu'il a de plus concret mais aussi de plus intime : le lien entre objet et identité sexuelle. Trois parties balisent cette odyssée au coeur de nos cultures matérielles : un premier temps pour voir s’il existe des objets masculins, un deuxième pour répertorier quelques objets féminins et un dernier pour s'occuper de la soi-disant "neutralité" des objets.

Les normes et le neutre  

 A priori, ce dernier point pourrait sembler l'option la plus sensée. En effet, hommes et femmes ne peuvent-ils s'emparer des choses qui les entourent et les utiliser avec la même aisance ? Les choses, dans leur inertie première, ne demeurent-elles pas soumises à l'activation des sujets quel que soit leur genre ? Pourtant, à suivre les travaux de ces universitaires, la "chose" n'est pas aussi simple que l'on voudrait le croire. Dès le premier article, grâce au regard que pose Bjarne Rogane sur des archives de collections d'objets, le doute surgit quant à la stricte séparation de nos univers matériels et sexuels. A lire cet anthropologue, rattachéeà l'Université d'Oslo, l'on s'aperçoit que certains objets ne s'avèrent dignes d'être conservés que par des collectionneurs hommes, tandis que d'autres n'intéressent jamais que les femmes. Faut-il en conclure pour autant qu'il existe des objets pour hommes (les ex-libris, les antiquités, les pommeaux de canne, les voitures...) et d'autres pour femmes (la céramique, l'étain, les figurines, la verrerie...) ?
    Tout au contraire, poser la question du genre et des objets ne revient pas à valider les clichés mais à montrer comment la culture matérielle dépasse un simple fonctionnement servile et constitue un relais privilégié de certains mécanismes sociaux qui ne sont jamais à l'abri des questions liées à la sphère sexuelle. "Cela souligne également que ce n'est pas l'objet en soi qui est sexué, mais que ses "attributs" lui viennent de pratiques sociales elles-mêmes sexuées"   . Il s'agit alors, selon l'heureuse expression, de Baptiste Coulmont dans son article sur les trafics de godemichet dans les années 1960-70 (dépouillement des archives et des dossiers de procédure pour outrage aux bonnes moeurs à l'appui), de considérer les objets dans leur "circuit"   , c'est-à-dire : dans leur passage d'un état à un autre, dans leur circulation commerciale, symbolique, privée et publique. Aussi, par l'analyse de situations concrètes liées à un objet précis, le rapport entre la masculinité, la féminité et les objets s’éclaire-t-il avec, comme conséquence, l’abandon de toute croyance envers les mythiques naturalité sexuelle et neutralité objectuelle. Il s’agit donc de "réfléchir en termes d'usage des objets, quelle que soit leur origine"   .
    Le moindre tablier, le plus simple bleu de travail, la plus petite cuillère révèlent alors comment les normes entrent en ligne de compte dans la constitution de nos existences. En ce sens, comme le remarque Béatrice Lecestre-Rollier dans son étude sur les techniques et les activités du Haut Atlas marocain, le lien entre les lois du genre et l'usage des objets témoigne de la possibilité d'effectuer des réajustements constants tant de nos êtres vis-à-vis des normes que l'inverse. Si frontières sexuelles il y a, "la perméabilité de ces frontières [...] ne cesse d'être franchie ou déplacée au gré des aléas de la vie"   . Mais, dans ce cas, la soi-disant neutralité objectuelle n'est plus à entendre comme une matérialité froide ou inerte. Choses et objets n’attendraient plus docilement d'être actionnés par un sujet indépendant et auto-constitué. Si neutralité il y a, elle ne peut valoir que comme un lieu de "porosité des genres". Autrement dit, les objets dépassent de loin la fonction que nous voulons leur assigner, ils sont capables de convoquer nos corps dans leurs mouvements et leurs représentations. En réalité, la neutralité des objets correspond à un lieu de co-production où leur mise en marche, leur utilisation, leur activation et leur emploi… permet aussi toujours d'actualiser la subjectivation au sens de réalisation concrète de nos devenirs hommes et femmes.

   "Objectiver" le genre?

 Bref, à ceux qui se méfieraient encore des théories du genre parce que trop héritières de la pensée de Michel Foucault, on ne saurait que conseiller la lecture de cet ouvrage qui analyse avec rigueur la façon dont "la construction et l'élaboration du genre est objectivée dans le sens littéral de rendre compte, évoquée par des objets"   . Faut-il en déduire que les objets, parce que partie prenante du bio-pouvoir, prendraient le pas sur la biologie ? Aucune des contributions de ce volume ne s'avance jusque là. Plutôt que de remettre en question le fait que l'on naisse fille ou garçon, il s'agit, pour nos auteurs, de ne pas s'empresser de réduire trop simplement les uns et les autres à leur organe. Notre environnement dans sa dimension la plus triviale, la plus réelle – nos trucs, nos machins et nos bidules – contribue à façonner nos identités. Passée à la loupe de l'anthropologie, la culture matérielle, n'est plus seulement là pour servir ce que nous sommes mais contribue, tout au long de notre vie, à former nos êtres : caractères sexuels secondaires y compris. Anne Zazzo, dans un article aussi drôle qu'intelligent, nous en donne la preuve... par le soutien-gorge! Peu d'objets semblent plus explicitement destinés à redoubler en silence une évidence aussi naturelle que la poitrine des femmes. Pourtant, force est de constater que " dans le même temps, de façon contradictoire, le corps féminin pensé par les producteurs de soutien-gorge a été dénaturalisé par leur effort de mensuration raisonné "   . Cet exemple explicite bien comment les objets vont parfois jusqu’à modeler le réel de nos corps.
    Ainsi les différentes contributions qui composent cet ouvrage, nous montrent comment les contextes historiques, sociaux, biographiques, politiques, ethniques se composent à partir de ce qu'il y a de plus ordinaire, comment ces contextes ne sont jamais dénoués de la chose sexuelle et comment ils influencent de manière déterminante nos représentation de ce qu'être un homme ou une femme peut vouloir dire.  


Vers un queer design?  

On ne peut donc que se réjouir de la multiplicité des recherches et des perspectives ouvertes par ce collectif dont il faut également saluer, à la fin de chaque article, les fiches bibliographiques, aussi détaillées que précieuses tant les références sur ce thème sont rares. Cependant, on regrettera, d'une part, que les textes en restent trop souvent à la stricte description des façons dont les objets traversent nos identités de genre sans jamais véritablement réussir à en tirer les conséquences épistémologiques quant à la constitution du soi. Sans doute les auteurs ont-ils préféré, en toute rigueur universitaire, privilégier l'analyse de leur terrain spécifique, laissant à d'autres le soin de la théorisation plus abstraite. D'autre part, et c'est plus regrettable, aucun des textes du volume ne prend explicitement en compte l'un des aspects les plus décisifs de la culture matérielle à l'heure de la reproductibilité technique, à savoir : le design. Enfin, certain-e-s ami-e-s des luttes contre la domination masculine et contre le patriarcat regretteront que la notion de "porosité des genres", développée dans différentes contributions, se réduise trop souvent à des usages alternés de l'espace et de la culture matérielle, au passage de l'utilisation d'un lieu ou d'un objet du masculin vers le féminin ou l'inverse. Pareille porosité demeure tributaire du dualisme homme femme et ne développe pas davantage son potentiel subversif et transgenre. Mais cette limite dépend moins des recherches menées dans l'ouvrage que du trop grand attachement à une identité claire, nette et définitive dont nos cultures témoignent aujourd'hui encore. Il ne nous reste donc qu’à espérer un second volume de recherches où figurerait la capacité des objets à re-dessiner nos gestes et nos usages, à chaque fois que ces derniers trahiraient un penchant quelconque pour le patriarcat et ses strictes assignations identitaires. Reste donc à espérer qu’advienne l’authentique puissance subversive des objets : un véritable queer design!