Redécouvertes du premier empereur chrétien.

Comme nous le disions en mars 2010, la sortie de nouvelles  biographies sur le "premier empereur chrétien" était attendue. C’est chose faite avec trois ouvrages de qualité entre la fin 2011 et le début 2012, année qui marque le 1700ème anniversaire de la bataille du pont Milvius (28 octobre 312). Nous retiendrons ici les biographies publiées  chez Tallandier et Armand Colin, puisque celle de Vincent Puech chez Ellipse a fait l’objet d’un précédent compte-rendu.

C’est donc un vide scientifique de l’historiographie française qui commence à être comblé car, contrairement à leurs homologues anglo-saxons, les historiens français avaient longtemps laissé Constantin de côté. Et justement, ce personnage n’en finit pas de susciter les passions en raison de son œuvre immense, tant politique qu’édilitaire et surtout religieuse. En effet, grâce à lui, l’Église chrétienne sort de l’ombre, ce qui explique qu’elle lui accorda a posteriori une place de choix (rappelons qu’il est considéré comme saint par les catholiques comme par les orthodoxes).  

Le principal point commun de ces biographies de Constantin est leur sous-titre, qui met l’accent sur cette qualité chrétienne de l’empereur : "Empereur romain, empereur chrétien" chez Maraval ; "un Auguste chrétien" chez Lançon et Moreau   . Il y a donc bien une tendance à livrer un portrait de Constantin en tant que premier empereur chrétien, car il s’agit de la caractéristique qui a suscité le plus de problèmes et de flous historiques, un comble pour un homme qui est par ailleurs l’un des personnages de l’Antiquité sur lequel on a le plus de sources. De manière générale, cette démarche s’inscrit dans une tendance historiographique très importante qui consiste à redécouvrir "pour de bon" un personnage que l’on pense archi-connu et autour duquel flottent des légendes aussi fausses que bien ancrées.

On retrouve ainsi (encore !) Pierre Maraval pour la biographie chez Tallandier, qui se situe dans la continuité de son anthologie des sources sur Constantin. On y renvoie d’ailleurs le lecteur pour une analyse très complète des sources sur l’histoire du premier empereur chrétien. Dans la lignée de son travail biographique sur Théodose le Grand, le Constantin de Maraval est à la fois scientifiquement très complet, clair et agréable à lire. Comme l’indication chronologique du sous-titre le précise (306-337), l’ouvrage s’intéresse uniquement à la vie de l’empereur et non à sa postérité, s’inscrivant par là dans un modèle biographique classique.

La démarche est un peu différente chez Armand Colin avec Bertrand Lançon – spécialiste de l’Antiquité Tardive – et Tiphaine Moreau – spécialiste du IVe siècle. En effet, bien que l’ouvrage s’ouvre, lui aussi, sur une Vita Constantini, celle-ci est menée dans un style très synthétique. Ainsi, le chapitre 2 consacré à "La conquête du pouvoir"   expédie en 9 pages l’ascension de Constantin jusqu’à la conquête du pouvoir impérial en Occident, détaillée en plusieurs dizaines de pages chez Maraval. En revanche, le livre ne s’arrête pas en 337, mais cherche les legs de Constantin jusqu’à nos jours, abordant par exemple l’héritage édilitaire issu de l’œuvre constantinienne ou encore le statut particulier que cet empereur tient dans notre société moderne.

Les deux ouvrages se complètent de ce fait assez bien : on pourra néanmoins privilégier le Constantin de Lançon et Moreau pour un panorama d’ensemble, et celui de Maraval pour une biographie exhaustive. Deux points nous semblent cependant intéressants à développer ici : la relation de Constantin au christianisme et les mythes autour de la figure de l’empereur.

Constantin, empereur vraiment chrétien

Constantin était-il chrétien ? Et, si oui, pourquoi et quand l’est-il devenu ? Voici les questions principales que l’on se pose concernant la relation de Constantin à une religion encore minoritaire – et qui le resta encore quelque temps – en ce début du IVe siècle. Les conclusions récentes des historiens aboutissent sur ce point à des résultats similaires et à une forme de réhabilitation de Constantin : loin de s’être converti par intérêt, l’empereur a bien opéré une conversion du cœur   . Cet acte tout à fait sincère reste cependant difficile à dater. Peut-être attiré par le christianisme dès son plus jeune âge – rappelons que son père Constance Chlore, sans être chrétien lui-même, n’avait pas mis en place la grande persécution dans les territoires dont il avait la charge –, Constantin ne s’y convertit cependant au plus tôt qu’en 312. Quant au rôle qu’Hélène, la mère de l’empereur, aurait pu jouer dans cet événement, il est largement remis en question puisque l’hypothèse inverse d’une influence du fils sur la mère (basée sur les écrits de l’évêque chrétien Paulin de Nole) est évoquée   .

Si la lumière a été faite sur la sincérité et la précocité de la conversion, la relation de Constantin au christianisme reste cependant complexe. Ainsi, il n’abandonne pas le rôle de chef des cultes ancestraux romains dévolu à l’empereur – il est Pontifex maximus – ni certains symboles païens, comme le Sol inuictus, présents sur son monnayage (parfois cependant réinterprétés à la lueur chrétienne). D’aucuns voyaient, d’autre part, dans son baptême tardif une preuve de plus de l’hésitation de l’empereur à faire un choix définitif. Mais c’est sans compter que, dans l’Église du IVe siècle, on retardait le plus possible le baptême – notamment "chez les magistrats et soldats"   – afin de profiter le plus possible de son effet expiatoire, alors que le sacrement de la confession – et la pénitence qui l’accompagne – restait laborieux et souvent repoussant.

Les préjugés concernant la sincérité de la conversion de Constantin étant mis à bas quasi-définitivement, il n’en demeure pas moins que la figure de l’empereur n’est pas encore débarrassée de toutes les idées reçues qui lui sont accolées.

Constantin démythifié


Si Maraval nous présente un portrait plus clair de Constantin au fil de la progression de son ouvrage, Lançon choisit de concentrer la déconstruction des inventions tenaces au sujet de cet empereur dans ses chapitres 12 et 14   . Et les résultats concordent, par exemple sur le rôle de Constantin dans l’Église chrétienne de son temps et notamment dans la controverse arienne. Techniquement, l’empereur ne fait pas encore partie stricto sensu de la communauté des chrétiens, mais il tient dans l’Église un rôle très important cherchant à y installer une concorde durable, comme d’ailleurs dans le reste de son Empire. Peut-on pour autant parler de "césaro-papisme", c’est-à-dire d’un empereur qui contrôlerait l’Église et ses membres ? Maraval aborde ce point à propos du rôle de Constantin dans la querelle donatiste : "Les interventions que [Constantin] fit alors dans les affaires de l’Église ne sauraient lui être reprochées comme une manifestation de césaro-papisme avant la lettre, car il n’est pas intervenu de son propre chef, mais sur demande expresse des Églises"   . Lançon démonte lui aussi cette accusation   .

En ce qui concerne la politique extérieure de Constantin, a-t-elle vraiment marqué le début de la chute de l’Empire romain, idée tenace depuis Gibbon ? On reproche ainsi à l’empereur l’intégration des Barbares dans l’armée romaine et notamment dans le corps d’élite que constitue la garde rapprochée de l’empereur (qui remplace les prétoriens dont le corps a été dissous en raison de leur soutien à Maxence, l’un des rivaux de Constantin). Pourtant, l’Empire a retrouvé la paix tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières qui sont désormais stabilisées grâce aux nombreuses campagnes victorieuses que Constantin a menées ; la prospérité est là, l’Empire est profondément réorganisé.

Constantin ne s’est pas non plus transformé en affreux persécuteur de païens comme la légende noire qui s’est développée autour de lui a voulu le faire croire. Certes, l’Église chrétienne a acquis des privilèges inédits, parfois au détriment des prêtres des cultes ancestraux. De plus, certains rituels ont été abandonnés et parfois abolis – comme les rites liés à la magie noire – mais peut-être plus sous l’influence du néo-platonisme que du christianisme. Cependant, le principe général instauré par Constantin est celui de la liberté de culte, de tous les cultes.

Au terme de ces lectures, on tient donc enfin une image claire de cet empereur, resté longtemps mystérieux alors que son nom est connu de tous. Longtemps décrié – dès son vivant d’ailleurs – par une historiographie le plus souvent antichrétienne, Constantin retrouve aujourd’hui ses lettres de noblesse. Justice est enfin faite à son œuvre qui touche tous les domaines. Maraval conclut d’ailleurs sa somme sur cette idée que "malgré leurs limites, on ne peut pas ne pas reconnaître une réelle grandeur aux desseins [de Constantin] et à ses réalisations"