L’ouvrage de référence sur Théodose Ier ainsi que sur l’Empire romain au sortir du désastre d’Andrinople (378).

Avec son Théodose le Grand, Pierre Maraval comble une lacune ancienne de l’historiographie française puisque la dernière biographie sur cet empereur remontait… à 1679 par Esprit Fléchier "à l’intention de Monseigneur le Dauphin". Les recherches de Maraval, grand spécialiste de l’Antiquité tardive, portent plus particulièrement sur le christianisme ancien   , et cette donnée n’est d’ailleurs pas sans importance au vu de la place de Théodose dans l’histoire du christianisme. Ainsi, c’est par exemple le concile de Chalcédoine (451) qui attache à son nom le qualificatif de "Grand" plus d’un demi-siècle après sa mort. Théodose fait donc partie des grands empereurs chrétiens, sans pour autant être aussi célèbre qu’un Constantin ou un Justinien. Pierre Maraval nous explique que l’état des sources n’est pas sans rapport avec ce fait, puisque celles-ci sont la plupart du temps très subjectives à son encontre, partagées entre écrits encomiastiques des auteurs chrétiens, et portraits à charge des auteurs païens – même s’il faut se garder de toute généralisation concernant l’une ou l’autre catégorie. Et pourtant, l’œuvre de cet empereur – y compris hors du domaine strictement religieux – méritait une autre postérité dans la culture de l’honnête homme que le seul Code Théodosien… qui ne fut en réalité compilé que sous son petit-fils Théodose II. C’est à présent chose faite avec ce magistral Théodose.

"L’historien signe ici une étude s’adressant à la fois au grand public par son caractère didactique et par son sujet ainsi qu’aux spécialistes, qui apprécieront sa rigueur et son exhaustivité. L’ouvrage suit un plan essentiellement chronologique à travers seize chapitres menant de la bataille d’Andrinople (9 août 378) à la mort de Théodose (dans la nuit du 16 au 17 janvier 395), pour conclure sur un bilan de son règne – bilan qui n’est pas du reste sans susciter de houleux débats entre spécialistes. D’aucuns pourront regretter l’absence de cartes, qui est sans doute plus le fait de contraintes éditoriales que de la volonté de l’auteur. Le sous-titre du livre "Le pouvoir et la foi" est également un choix de l’éditeur, choix qui offre l’avantage d’insister sur les deux pans principaux de l’œuvre de Théodose : la façon dont il a tenté de préserver la puissance de l’Empire romain tout en renforçant son propre pouvoir,  et sa politique religieuse dans les conflits entre chrétiens ou entre chrétiens et païens.

C’est pour cette raison que ce Théodose, bien plus qu’une simple biographie, est en réalité un portrait de l’Empire romain durant une période charnière à la fois politiquement (rapports avec les Barbares, évolutions du limes, refoulement des usurpateurs, etc.) et religieusement (exacerbation des violences entre chrétiens et païens, développement d’une législation qui favorise le christianisme avec la proscription du culte païen en 391). Ces deux domaines s’interpénètrent d’ailleurs et l’un des meilleurs exemples en reste sans aucun doute l’oraison funèbre d’Ambroise (De obitu Theodosii). Celui-ci attribue ainsi à Théodose toutes les qualités dites classiques du bon empereur, mais elles sont pour l’occasion christianisées, à l’image de sa pietas transformée en fides au Christ. Surtout, Ambroise introduit la vertu d’humilité, qui renvoie étymologiquement l’empereur à l’humus : on est alors bien loin de la conception traditionnelle d’empereurs divinisés à leur mort. Cependant, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, Théodose reçoit tout de même l’apothéose habituelle, même s’il faut noter que cette tradition meurt avec lui.

La mort de Flavius Théodosius, le père de Théodose

Théodose est né en Galice dans une famille de riches propriétaires terriens en 347. Son père, Flavius Theodosius, célèbre pour ses succès militaires, est néanmoins exécuté au début de l’année 376 dans des circonstances que Maraval tente d’élucider à partir de l’ensemble des sources disponibles et de réflexions sur la psychologie de tous les personnages impliqués. L’auteur estime, contre une opinion répandue, que cette mise à mort n’a pas pour fondement un crime de lèse-majesté : en effet, son fils Théodose n’aurait certainement pas été rappelé aux plus hautes fonctions de l’État si son père avait subi une damnatio memoriae – qui touche les usurpateurs comme leur famille. Quoi qu’il en soit, la mort du père mit fin à la carrière militaire prometteuse du fils, qui se retira alors dans ses propriétés espagnoles pour s’occuper d’affaires exclusivement civiles.

L’ascension de Théodose

La mort de Valens face aux Goths à la bataille d’Andrinople (9 août 378) changea soudainement la donne : les Romains y virent un présage funeste, tandis que les Goths firent dès lors preuve de plus de témérité envers l’Empire, étant eux-mêmes menacés par l’avancée des Huns. Gratien rappelle alors Théodose à l’aide et le nomme co-empereur, même si cette nomination n’était peut-être qu’une ratification a posteriori d’une proclamation de ses légions. Théodose se voit alors attribuer le même domaine que celui du défunt Valens : le diocèse de Thrace, celui d’Orient ainsi que la préfecture de l’Illyricum, autant de territoires en proie aux exactions des Barbares. Pour ce faire, il commence par reconstituer ses effectifs militaires en recrutant justement… parmi les Barbares. Il a du reste de bonnes relations avec les Goths, symbolisées par un accord de paix en 382. Ces relations lui sont d’ailleurs reprochées par ses contemporains et par certains historiens actuels qui y voient une nouvelle étape vers la chute de l’Empire romain.

La stabilisation du pouvoir

La reprise en main du pouvoir passe également par une réorganisation de l’administration et une activité législative prolifique, connue essentiellement à travers le Code théodosien qui conserve plus de 600 lois de cet empereur. En réaffirmant le pouvoir impérial, Théodose cherche aussi à légitimer son propre pouvoir et à fonder une dynastie. Deux usurpateurs lui en donnent l’occasion.

Maxime d’abord, défait en 388 en Occident par Théodose, ce qui lui permet de s’imposer comme le "premier" empereur au détriment de Valentinien II. Ce dernier, ultime représentant de la dynastie légitime, ressort profondément humilié de cet épisode : la dynastie valentinienne doit désormais à Théodose son salut, tant présent – l’empereur d’Occident est rétabli – que futur – Valentinien II est sans descendance tandis que Galla, sa sœur, nouvelle épouse de Théodose, met au monde un fils dès 388 ou 389.
Eugène ensuite, proclamé empereur lui aussi en Occident, cette fois après la mort de Valentinien II en 392. La thèse du suicide de ce dernier est retenue à l’époque, même si Maraval montre qu’elle était peu probable étant donné la piété chrétienne de Valentinien.

Dans les deux cas, Théodose prend son temps avant de riposter et ne se lance dans le combat que lorsque son adversaire devient trop menaçant pour l’Orient. Chaque victoire accroît le prestige de Théodose, ce qui lui permet de fonder sa dynastie en proclamant Auguste ses deux fils : Arcadius en 382 et Honorius dix ans plus tard.

On a longtemps présenté ce conflit entre Théodose et Eugène comme celui du christianisme contre le paganisme, mais Maraval s’emploie à battre en brèche cette idée reçue sur plusieurs plans. Eugène avait certes pris quelques mesures en faveur des païens : on peut ici mentionner le rétablissement de l’autel de la Victoire au Sénat de Rome, entre autres. Cependant, ces faveurs sont surtout l’occasion pour Eugène d’acquérir à bon compte des partisans, plus que l’expression d’une volonté de rétablir les cultes anciens. Un second argument souvent invoqué réside dans le nombre important de païens dans l’armée d’Eugène : on trouvait en effet dans celle-ci des Francs et des Alamans qui, contrairement à la majorité des autres Germains, ne s’étaient pas convertis au christianisme sous la forme de l’homéisme. On rappellera cependant qu’il y avait des chrétiens et des païens dans les deux camps, Eugène lui-même étant chrétien. Ce dernier est du reste écrasé lors de bataille de la Rivière froide le 6 septembre 394, et l’Empire romain, pour la dernière fois de son histoire, est unifié sous le commandement d’un seul homme.

Théodose très chrétien ?

Cette unification, Théodose a aussi voulu la réaliser dans le domaine religieux. Au IVe siècle, l’Église est en effet en proie à la division sur la place du Fils par rapport au Père, égal pour les uns, inférieur pour les autres, avec toutes les nuances possibles entre ces deux positions. La formule du concile de Nicée (325), déclarée comme seule orthodoxe, affirmait que le Fils était "consubstantiel" au Père, c’est-à-dire "de même substance" (homoousios) – et non simplement "semblable en substance" (homoiousios), ce qui aurait impliqué une notion d’infériorité du Fils, comme le soutenaient les ariens. Les anti-nicéens arrivent pourtant à leur tour à imposer en 360 une profession de foi dite "homéenne" – Maraval insiste bien sur ce terme, refusant le qualificatif d’arien employé pendant des siècles – selon laquelle le Fils est proprement homoios, c’est-à-dire "semblable" au Père. Face à ces controverses, Théodose s’efforce d’unir à nouveau l’Eglise en convoquant des conciles en 381 et 383, qui sont toutefois des échecs. Ainsi, puisque l’unité ne semblait plus pouvoir être instaurée par l’intégration des dissidents, elle se ferait par leur exclusion, rendue effective par les édits de 383 et 384 qui interdisent les réunions des hérétiques en Orient. Néanmoins, la répression fut sûrement légère par rapport à la lettre des textes, à en croire la répétition ultérieure de ces mesures d’interdictions, dans un édit de 388 par exemple. La sévérité n’aurait donc été qu’apparente, une donnée que l’on retrouve d’ailleurs dans la politique de Théodose envers les païens.

Notre empereur est en effet souvent considéré comme un pourfendeur de païens, imposant le christianisme comme religion d’État sous l’influence d’Ambroise de Milan. Il est vrai que ce dernier a bénéficié d’une certaine autorité morale en lui infligeant, par exemple, une pénitence en 390 pour réparer la répression sanglante d’une émeute à Thessalonique. Maraval nuance toutefois cette influence en rappelant que Théodose est loin d’aller à Canossa à cette occasion, et que sa pénitence est finalement peu contraignante. De même, ses édits de proscription du paganisme (391) sont loin d’être aussi durs qu’on a pu le penser : ils interdisent par exemple le culte païen privé, mesure clairement inapplicable dans les faits. De plus, Théodose n’impose pas de conversion autoritaire et laisse donc subsister la liberté de conscience. Ses successeurs rappellent eux aussi l’interdiction du paganisme, preuve là encore que celui-ci n’a pas été éradiqué.

C’est donc à un bilan positif du règne de Théodose qu’aboutit Maraval à travers ce portrait tout en nuances, rejetant les nombreux raccourcis et préjugés longtemps attachés à ce personnage mesuré. Son principal trait de caractère demeure peut-être cette mesure, justement : clémence avec ses ennemis repentis, recherche du compromis avec les Barbares, interdiction du paganisme sans application systématique. Cette complexité d’un homme est aussi, finalement, celle d’une époque, elle aussi abondamment exposée et démêlée dans cet ouvrage par le biais d’un va-et-vient constant entre sources, hypothèses et démonstrations. C’est du reste dans ce mouvement que réside peut-être l’un des intérêts majeurs de cette belle leçon d’Histoire