À partir de leur rencontre pittoresque, l’ouvrage réunit Gide et Mauriac au travers de contributions éclairant la relation conflictuelle de ces deux grandes figures de la littérature chrétienne.

Le petit livre des éditions confluences et du Centre François-Mauriac est né d’une double rencontre : en amont, celle de deux grandes figures tutélaires, André Gide et François Mauriac ; en aval, celle de Jean-Claude Ragot, directeur du Centre François-Mauriac à Malagar et président de la Fédération des maisons d’écrivain et des patrimoines littéraires, et de Pierre Thilloy, compositeur et collaborateur occasionnel de Catherine Gide. Deux rencontres mais aussi deux témoignages de la sociabilité littéraire, fructueuse, dont on trouve les prémices dans la “visite au grand écrivain” ritualisée au XIXe siècle   .

Exceptionnelle, cette visite l’est à plus d’un titre : l’aîné, Gide, visite son cadet, Mauriac, à rebours des parcours initiatiques bien souvent caractéristiques de ces rituels, conduisant de jeunes émules et apprentis écrivains à pénétrer l’antre du maître… Rien de tel à Malagar : Gide, très hésitant dans un premier temps, répond favorablement à l’invitation des Mauriac non pas tant pour agréer ce dernier et discuter littérature et théologie avec un disciple, mais pour les beaux yeux de l’organisateur de la rencontre, Claude Mauriac, le fils de la maison, qu’une étroite amitié liera progressivement à l’auteur des Nourritures terrestres.

Cette visite déjoue aussi les codes du genre en raison de la relation complexe, pour ne pas dire compliquée, qui opposa les deux hommes tout au long de leur carrière littéraire. C’est sans doute dans les articles qui accompagnent la description succincte de la rencontre de l’été 1939, dans un climat de tensions très vivement ressenti par Gide et ses hôtes, que réside le plus l’intérêt de la publication.

Du séjour de Gide, Jean Touzot, retient assurément l’essentiel : le comportement sulfureux et provocateur de Gide, les protestations mi-vindicatives, mi-tourmentées de Mauriac, les débats religieux, les anecdotes qui font mouche, à l’instar de la description par Claude dans son journal, source de première main de cette narration, des séances de gymnastique du fringant visiteur. L’anecdote savoureuse le dispute à la remarque fulgurante, éclairant soudainement la tension exacerbée par le dialogue entre le protestant libéré et le catholique pénitent. Ainsi de l’exclamation clairvoyante du sage Gide adressée à un Mauriac en proie à la culpabilité : “Mais vous êtes couverts de chaînes !”   . Sous la plume efficace de J. Touzot se rejouent alors les scènes d’anthologie de cet étrange concile qui opposa l’auteur de Thérèse Desqueyroux à celui de La Symphonie pastorale.

Mais c’est autour des autres contributions, produites et rassemblées pour l’occasion, que se dessinent les lignes de conflit du duo infernal. Il y est successivement question des grands thèmes de discorde et de discussion entre les deux hommes – au premier chef, la religion bien sûr, la chair et la rédemption –, la musique au regard de la poétique de l’œuvre littéraire, et le rapport des deux écrivains à la réception à travers les interviews radiophoniques auxquels ils se sont tous deux prêtés, bon gré mal gré. On découvre ainsi la passion commune des deux écrivains pour la musique savante et le rôle de celle-ci dans leur rapport aux propriétés de l’écriture littéraire, ou bien encore leur commun désarroi devant l’exhibition de l’écrivain et des mécanismes secrets de la création, livrés au public.

Nourris de références abondantes, ces textes témoignent du processus qui a presque inévitablement conduit les deux hommes à se rencontrer en cette année 1939, cristallisant les tensions d’une Europe en crise, mais aussi de manière étonnante, les tensions qui hantèrent leur propre relation. Le séjour à Malagar constitue bel et bien l’aboutissement logique du parcours de ces deux hommes, qui se sont prêté une attention tantôt bienveillante, tantôt acrimonieuse. Le DVD joint au livre fait revivre cette tortueuse histoire sous de multiples facettes : lectures, commentaires de spécialistes, visite de Malagar.

On pourra toutefois regretter que les analyses de l’ouvrage paraissent juxtaposées à certains égards et prennent en considération les deux auteurs le plus souvent successivement et sur le mode monographique. L’impression qui s’en dégage rejoint toutefois le schème même des réunions de 1939 et de 2010, où Gide et gidiens, Mauriac et mauriaciens établirent leur camp : impression d’une profonde proximité et d’une fraternité incontestable, mais surtout celle d’une indépassable différence. Gide chez Mauriac est la rencontre de deux regards intrinsèquement inconciliables mais dont l’étrange complémentarité alimente précisément le charme de l’échange.