François Jullien continue son rôle de passeur, relisant les récits de genèse et la cure psychanalytique à la lumière de la Chine et vice-versa.

Avec une belle – faut-il nommer obstination, persévérance ou confiance ce pari sur la fidélité et l’intelligence du lecteur ? – François Jullien explique ou déplie sa relation avec la Chine, il mesure l’étendue des écarts, les chances et les difficultés de la traduction, la viabilité de ce pont qu’il travaille à jeter entre deux continents. Au fil d’une trentaine de livres qui ont engendré toutes sortes de colloques, de rencontres ou d’interventions pas seulement philosophiques, l’auteur n’a cessé de préciser, et sans doute de mieux cerner pour lui-même, l’originalité de son projet : s’il est allé en Chine, s’il en a appris la langue et médité les ouvrages classiques, c’est pour mieux connaître les Grecs et l’énorme sous-bassement judéo-chrétien à partir desquels nous-mêmes pensons.

Son récent ouvrage éminemment rétrospectif, et récapitulatif d’un long parcours, Entrer dans une pensée, l’énonce très clairement : que veut dire penser sans faire retour sur les conditions mêmes de notre pensée ? Or cette réflexivité, à laquelle toute la philosophie nous invite depuis ses formules les plus ressassées – "Connais-toi toi-même !" –, demeure lettre morte chez la plupart des auteurs. La réflexivité ne dépend pas en effet d’une décision simple, d’une conversion qu’on ferait de bonne grâce ; elle suppose un affrontement plus ou moins violent avec un Autre, qu’on découvre avec stupeur sans être capable de l’assimiler ; cette découverte nous décentre, nous exproprie ou nous ouvre à l’évidence qu’il y a d’autres esprits, d’autres organisations mentales, culturelles ou sociale dont nous n’avons jamais pris la mesure, et que nous étions à mille lieux d’imaginer. En bref, là où nous étions pleins (de nous-mêmes, de nos naïves ou natives certitudes), nous découvrons un vide, un possible ; si chacun voit midi à sa porte, par une loi inévitable de l’auto-organisation qui est aussi un narcissisme de vie, un chauvinisme constitutif de tout agrégat social ou communautaire, le premier service que nous rend François Jullien est de brouiller ce solstice, de multiplier les soleils ou les versions d’une lumière qu’on disait naturelle, innée ou commune à l’ensemble des hommes. Nous soupçonnions depuis le tournant linguistique, ou quelques remarques intempestives de Nietzsche, notre esprit de n’être au fond qu’une grammaire, mais nous n’en tirions pas la décision d’apprendre et d’approfondir la logique des autres langues, des langues décidément ou radicalement autres. En nous affrontant au chinois, François Jullien arrache notre toit séculaire. Si penser c’est toujours plus ou moins habiter, la première leçon inculquée par ses livres est qu’il y a diverses sortes, inimaginables par nous, de maisons ou de constructions.

La vantardise philosophique, malgré sa prétention toujours réitérée à l’abstraction, au survol ou à l’universalité, n’a jamais cessé de tourner dans un cercle : celui, autorenforçant, de sa propre langue. Aristote, Descartes, Kant ou Hegel en demeurent également les prisonniers inconscients : Descartes a beau voyager, et révoquer toutes choses en doute, il conserve intactes les fondations de sa demeure tant qu’il argumente tranquillement en français ou en latin. A quoi bon une table rase ou un doute radical qui consent en faveur de sa propre langue une telle exception ? Faute de s’attaquer à ce bastion inexpugnable, plus intime à chacun que soi-même, on n’a pas commencé de sortir. On est resté chez soi ou entre soi, dans le confort de sa maison.

"Entrer dans une pensée" suppose d’abord de sortir, ou de quitter la sienne. De refouler ou de suspendre son propre monde et le fond des connivences ordinaires, pour s’ouvrir à une communauté plus large, autrement difficile d’accès. Les livres de François Jullien renouvellent la définition de ce que c’est que penser, en en mettant la barre assez haut : tant que nous disons tous la même chose, nous n’avons pas commencé à penser ; la véritable condition de la pensée c’est d’affronter l’autre dans ce qui fait vraiment sa différence – le dialogue donc, mais entendu ou étendu comme pont entre deux rives, voire deux continents. La réflexivité, l’autoréférence ne consistent pa à rentrer en soi-même mais au contraire, paradoxalement, à savoir se quitter ; à faire des rencontres qui, loin de confirmer mon cher mais chétif monde propre, en reculent au-delà de toute attente les limites, et me découvrent un espace impensé. Ce n’est qu’en assimilant, à tâtons, imparfaitement, les rudiments de ces mondes inimaginables que je connaîtrai mes propres fondements : l’apprentissage d’une autre culture aide à expliciter ce qui demeurait jusque là pour chacun dans les plis du langage ou des habitudes, cette couche foncière ou sous-jacente à nos connaissances que Jullien nomme les connivences, et qui constituent l’ordinaire de la communication ou du monde commun, le fond(s) d’entente sans lequel aucune culture, aucune conversation ne seraient viables.

Pour parler, pour penser, il a toujours fallu s’enclore, dans une langue, dans un trésor commun de références et d’évidences partagées : toute culture suppose cette clôture, et nul dialogue n’est concevable sans ce fond préalable d’entente. Préalable c’est-à-dire donné, et largement implicite ou inconscient. Or, globalisation oblige, voici que les berges ou les termes de la conversation s’écartent : en quelle langue, depuis quel fond d’entente parlerons-nous aux autres vraiment autres ? Notre époque sonne le glas de la monoculture, et d’un universel ethnocentré ; il s’agit à présent d’accéder à une intelligence polyglotte donc traductrice, habile à entrer et à sortir, à secouer en nous le vieil homme ou l’Européen congénital pour envisager, sans esquive ni dénigrement, d’autres visages de l’humanité. Ce qui implique aussi, Jullien en fait en passant la remarque, qu’on se défasse d’un romantisme des altérités dures, des affrontements insurmontables ou des différences infinies telles, par exemple, celles postulées par Michel Foucault qui, en hypostasiant trop radicalement l’Autre, nommé "hétérotopie chinoise" ou "le Fou", peuvent basculer dans la mystique. Au rebours de cette posture plus héroïque peut-être que valeureuse, tous les livres de Jullien plaident pour une altérité plus douce, ou standard, c’est-à-dire accessible au dialogue, à l’intelligence mutuelle et à la traduction.

Une double postulation est donc à l’œuvre, qui peut sembler contradictoire : d’un côté, notre auteur ne cesse de nous alerter contre les pièges de la traduction, et les facilités ethnocentrées de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde (mettre la Chine à notre portée, lui faire parler notre langue), ont littéralement raboté ou passé au rouleau compresseur les écrits des classiques chinois. Ces grands voyageurs, missionnaires, sinologues, anthropologues…, n’ont pas vraiment quitté leur maison, ils n’ont pas, observe sobrement Jullien, commencé d’entrer. Le premier message de ses propres livres consiste donc à nous mettre au bord du gouffre, à nous faire mesurer l’ampleur de la tâche. Et par exemple, avec ce dernier livre justement consacré aux incipit et aux récits des commencements, à nous faire sentir l’extraordinaire différence entre trois récits de "genèse", les premiers mots du Yi-king, classique des classiques apparemment intraduisible dans nos propres catégories, la création selon la Théogonie d’Hésiode et le récit, autrement familier pour nous, de la toute verbale Genèse judéo-chrétienne. Avec cette confrontation patiente, mot à mot, Jullien nous fait toucher du doigt d’extraordinaires (impensables ?) écarts de langage donc de pensée. Le processus sans commencement ni fin exposé dans le livre chinois constitue en particulier un défi radical au théâtre occidental de la création, de la Parole ou de l’événement, et de proche en proche à toutes nos catégories. Or l’insistance mise par Jullien dans chacun de ses ouvrage sur l’ailleurs chinois, sa protestation partout réitérée contre les tentatives d’arraisonnement de cette culture par notre propre chauvinisme ou impérialisme logico-langagier, se doublent paradoxalement d’une confiance en la traduction, et d’un optimisme envers les chances d’un humanisme élargi : il n’est pas vrai que l’humanité soit irréconciliable, ni les cultures radicalement closes, le fond(s) d’entente qui conditionne l’existence de chacune peut s’étendre de proche en proche aux autres, c’est une question de travail, d’invention dans l’art des chaussées et des ponts. A notre époque de globalisation forcée, on peut (il faut ?) parier avec Jullien que nous n’avons plus d’autre choix que celui de l’immanence : l’humanité est une (quoique d’une unité différente de celle imaginée par nos classiques), embarquée sur le même bateau. Mais il faut pour nourrir cette affirmation s’ouvrir aux autres sans les assigner à la question "ti esti" (définition mutilante et barbare), et travailler l’exigence devenue capitale, incontournable en tous domaines, de la traduction.

La pédagogie proposée, et pratiquée en acte par Jullien, nous désenlise, et il n’y a pas de tâche plus urgente. Toute pensée, toute discipline ou culture semblent vouées en effet à l’enlisement, c’est-à-dire à tourner en rond dans leurs propres catégories, en vertu même de leurs premiers succès. Comment nous désincarcérer, comment entendre que nous radotons ? Une démonstration revigorante est proposée par le dernier livre, sur l’exemple bienvenu, et crucial, de la psychanalyse. On ne peut nier ses succès, ses effets de rupture et d’empire – certains diront son emprise. Impossible de nier du même coup le risque de clôture d’un discours ou d’un appareil théorique qui, plus qu’un autre peut-être, est exposé à tous les écueils de la non-vérifiabilité, et de l’incantation. Sur ce domaine priviligié car ciblé de la psychanalyse, l’intervention ou l’opération sinisante de Jullien semble à la fois ironique, et très roborative. Elle feindrait de répondre au fond à la question qui obsède les chefs d’entreprise : comment pénétrer le marché chinois, comment mieux parler leurs valeurs ou leur langue ?

Dans une première réponse, notre auteur concluait à l’indifférence des Chinois pour la chose ou la cause freudienne : l’action par la parole (exemplifiée dans le livre judéo-chrétien de la Genèse), la libération ou les effets de catharsis qu’un sujet peut en attendre, le théâtre agonistique des trois instances et jusqu’au cadre imaginé pour la talking-cure…, ne leur parlent simplement pas. Or ce dernier livre affine, et renverse quelque peu, une première hypothèse trop négative. Si la psychanalyse n’étonne pas un Chinois, c’est qu’elle se trouve anticipée et comme mise en acte par toute sa culture. A l’appui de cette affirmation renversante, Jullien isole cinq pilotis essentiels à la doctrine freudienne, autant qu’à l’épistémé chinoise : la notion de disponibilité (qui rejoint la règle cardinale de l’attention flottante) ; l’allusivité ensuite, essentielle au "travail du rêve" mais d’abord à celui de la parole et du pinceau chinois ; le biais, l’oblique ou l’influence, qui déjouent autour du divan comme dans l’art chinois de la conversation les pièges d’un affrontement trop direct ; la dé-fixation ou la remise en mouvement, ou sur la voie, ou dans le tao, d’un corps et d’une pensée saisis par la crampe traumatique, identitaire ; la transformation silencieuse enfin, fruit de cette mise en mouvement, qui fait fond sur la capillarité d’un milieu, d’une poussée ou d’un procesus difficiles à ponctuer ou à localiser. La psychanalyse ne serait donc pas inconnue en Chine, mais – en son fond(s) quelque peu retravaillé ou reformulé par Jullien – trop connue pour être adoptée : elle n’a rien à offrir à un fils de l’empire du Milieu, ou du Ciel, que celui-ci n’ait déjà en partage ou ne connaisse intimement !

Nous laissons sans paraphraser davantage le lecteur savourer la démonstration de ce livre tonique, ainsi mis au service d’une magistrale inter-culturalité ; et nous signalons pour finir la parution d’un petit livre qui risque de passer inaperçu, mais qu’on lira avec profit en marge de ceux-ci : les « actes » d’une rencontre tenue en 2011 à la Fondation des Treilles, à l’initiative de Régis Debray, de François Jullien, de la Fondation Prospective et Innovation et de la Fondation Victor Segalen. Intitulé Culture nationale et universalisme, optiques françaises et chinoises   , cet ouvrage retrace cinq journées de débat (avec du côté français les interventions des deux directeurs, mais aussi de Mireille Delmas-Marty ou de Pierre Morel). Le compte-rendu analytique de Philippe Ratte, qui ouvre cet ensemble et couvre la moitié du volume, est un modèle de finesse et de "traduction"