Ella Balaert nous fait visiter la célèbre maison de George Sand par les coulisses.

“Ce n’est pas une maison, ni une ferme, ni un château, ni une forteresse. Mais c’est tout cela à la fois”   . Cette citation tirée de l’ouvrage de Ella Balaert résume à elle seule la fascination qu’exerce depuis le XIXe siècle l’étrange demeure de George Sand dans la Vallée noire, ainsi que l’esprit de toute la littérature parue depuis lors sur ce petit château.

Car ce n’est pas la première fois, loin de là, que Nohant se retrouve exposé sur les pages d’un livre. Les guides se sont succédé, livrant aux promeneurs, charmés par la visite des lieux, les secrets de la vie de l’écrivaine dans son refuge berrichon   . Mais il est une autre sorte de littérature sur Nohant, bien plus étonnante cette fois : la fiction théâtrale.

Exceptionnellement bien conservée par le maintien de la maison dans la famille, puis le legs public, la maison de Sand a été préservée des vicissitudes que connaissent bien des maisons d’écrivains après le départ de leur illustre occupant. Bien plus, “Nohant explique George Sand comme George Sand implique Nohant”, comme dirait un célèbre ami de l’auteure de La Mare au diable, dont la source d’inspiration se situe non loin du parc de l’imposante bâtisse… Et cela, tous les auteurs de fiction qui ont visité Nohant puis écrit sur la relation si particulière qui lie la maison à sa maîtresse, l’ont immanquablement constaté   . Plus largement, l’ouvrage s’inscrit dans l’effervescence éditoriale qui entoure les maisons d’écrivains depuis une bonne dizaine d’années   : le génie des lieux d’un génie littéraire n’est-il pas en effet propice à la rêverie et à la belle photographie d’art ? Mieux, à la fiction  

Le récit d’Ella Balaert se fonde sur le regard biographique que ses prédécesseurs ont porté sur les lieux qui ont vu grandir  et se métamorphoser en “George Sand” la jeune Aurore Dupin. L’auteure a bien compris que la maison, maintes fois réaménagée par sa méticuleuse propriétaire, s’apparentait à une forme de palimpseste de la vie de sa propriétaire. Le titre programmatique de la collection “de l’intérieur” prend tout son sens.

L’ouvrage est construit autour de la succession de tableaux, au sens théâtral et presque pictural du terme, dont chaque décor est planté par une pièce de la maison et dont chaque scène donne à voir un aspect particulier de la vie de l’écrivaine. Au début du “drame”, la “chambre des parents” présente les origines généalogiques de la famille de la petite Aurore et le traumatisme de la perte d’un nouveau-né qui alimenta, avec la série lugubre de décès qui suivit, l’imaginaire morbide mais aussi la soif de vie et le besoin de maîtrise de George. Défilent ensuite sous nos yeux la salle-à-manger et les festins animés de l’impressionnante ribambelle d’amis (tous aussi célèbres les uns que les autres !), la chambre bleue, antre de l’écrivain.

Dramatique, théâtrale, pittoresque, la vie d’Aurore-George l’est assurément. C’est ce qu’a su rendre Ella Balaert avec audace et discernement. Car, plus qu’un récit biographique romancé, qui n’hésite pas à faire parler une marionnette de Maurice (le fils d’Aurore) et un “je” (qu’on identifie comme étant l’auteure du petit livre en personne), la fiction imaginée franchit allègrement les limites de la vraisemblance et les convenances romanesques, au point de ressusciter Mme Sand du fond de son tombeau, dans le parc de la propriété, et de la faire converser avec eux. Ella Balaert réalise là un fantasme partagé par nombre de visiteurs et admirateurs de Belphégor : agile, elle a réussi à se faire enfermer dans le musée à la nuit tombée…

À première vue, la résurrection assez morbide – il faut le dire – de la “bonne dame de Nohant” pourrait faire sourire et paraître grotesque, voire grandguignolesque pour filer la métaphore. Pourtant, la surprise passée, et le seuil de la demeure franchi, on se laisse rapidement prendre au jeu de ces saynètes, de ces tableaux qui s’interposent entre nous et le décor momifié de la maison-musée. Nous revivons, avec la poupée de chiffon humanisée, l’auteure-visiteure et le fantôme de Sand, les moments fondateurs et emblématiques de la vie de la femme et de l’écrivain, qu’un dialogue à trois voix anime. La progression de ce dernier, psychanalyse un peu forcée par endroits, rend compte, à la manière du double de Nathalie dans Enfance   , le sens de chaque épisode. Ponctué de jolies images marquantes et mené avec vigueur, il contribue à exorciser la mémoire de Sand de ses démons. Les zones d’ombre de la biographie rocambolesque de l’auteure de Indiana (1832) s’éclairent au passage et nous livre une version bien plus profonde et complexe de la biographie pittoresque et caricaturale, souvent machiste, qui accompagne les extraits d’anthologie littéraire, où l’on apprend que George aimait à s’habiller en garçon et séduire le médecin vénitien de son amant.

La ligne biographique choisie par Ella Balaert rompt en effet avec cette version enchantée de l’histoire sandienne pour nous dévoiler sa face cachée et sombre. La promenade a lieu sous le clair de lune après tout. Les épisodes racontés, presque aussi sinistres les uns que les autres au début du récit, nous présentent une Aurore Dupin déchirée par le conflit qui opposa sa mère à sa grand-mère, ses origines populaires à ses illustres aïeux royaux. Marquée par des décès dramatiques dans son entourage, Aurore est obsédée par la mort, par la figure de la sorcière que sa vieille grand-mère malade incarne à l’envi. Le mauvais mariage, fait avec le baron Dudevant, complète le panorama avec l’évocation des nombreux conflits familiaux que la mère, Aurore, et la fille, Solange, ont ranimés au sujet d’une autre petite-fille. Étrange comportement de Mme Sand qui reproduisit à l’âge adulte le drame que sa propre grand-mère fit vivre à Mlle Dupin.

La fiction, on l’aura compris, est nourrie d’un travail sérieux et habile sur la biographie et l’œuvre de Sand qui irriguent le texte au détour de références et de citations présentées, dans le souci de la transparence – c’est louable – en italique. La mise en scène qui accompagne ce récit ajoute à la vivacité et à l’intensité du drame interprété par les marionnettes-souvenirs. Sous le masque et l’alibi de la fiction, Ella Balaert nous propose de redécouvrir l’auteure de notre enfance qui est restée associée dans l’imaginaire collectif aux seuls récits champêtres un brin désuets, enfermant Sand dans une image d’auteure naïve et presque secondaire. Au terme de la représentation, l’analyse conduite sous la férule de Balandard agit : Dupin-Sand se révèle et s’harmonise, sort de cette terrible épreuve comme unifiée, réconciliée avec elle-même. Pourtant, le portrait n’a pas toujours ménagé la tyrannique George, la maîtresse des lieux qui savait se faire respecter de tous, au risque de la solitude.

La dernière citation, de Sand, dévoile le “mobile” de la visiteuse égarée. La description de l’aurore par Aurore donne à voir bien plus qu’un passage poétique ayant charmé la rêveuse d’aujourd’hui : solennel, il déclare l’amour d’une lectrice à l’écrivain, l’admiration d’une jeune auteure vis-à-vis d’un modèle, la fascination d’une femme pour une combattante du droit des femmes. On comprend alors les raisons de cette fantasque résurrection ; on a tant besoin de femmes comme George Sand.