Du rôle des architectes pendant les derniers grands conflits internationaux.

"Mobilisation totale" pour "guerre totale"

Des camaïeux des tissus camouflage à l’apparition des premiers aliments surgelés, du rouge sur les paquets de Lucky Strike au démontage des grilles des squares londoniens, des maisons préfabriquées au chantier du Pentagone et des Spitfire aux manches de casseroles   , la Seconde Guerre mondiale fut indéniablement une véritable guerre des formes, et ce sur tous les fronts.

Loger, soigner, protéger, rassembler, organiser, produire, stocker, transporter, camoufler… L’architecture doit répondre à tous les besoins des sociétés en guerre de manière rationnelle et efficace. "Dans cette période trouble qui hésite entre pénurie et abondance, rationnement et innovation, un seul mot d’ordre : "The sky is the limit !""

Dans Architecture en uniforme – Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, Jean-Louis Cohen, architecte et incontournable historien de l’urbanisme du XXe siècle (directeur de l’Institut Français d’Architecture jusqu’en 2004, à qui l’on doit notamment d’avoir conduit le projet de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine) nous propose d’examiner en détail le rôle des architectes pendant ces années de conflit mondial. Où étaient-ils ? À quoi travaillaient-ils ? Qu’ont-ils inventé, proposé, dessiné, conçu, à quelles fins ? Et quels auront été leur responsabilité, leur engagement et leurs parcours individuels ?

 

Classé : "Secret Défense"

L’auteur fait le choix d’un postulat thématique plutôt que chronologique. Il prend une métaphore architecturale pour l’expliciter : produire une coupe transversale plutôt qu’une coupe longitudinale du sujet. C’est donc autour des grands thèmes de la production, du logement, de la préfabrication, de l’échelle ou encore de l’information que Jean-Louis Cohen rassemble une série de faits historiques en s’appuyant sur de nombreux documents d’archives d’une grande qualité, et en s’attachant toujours à multiplier les allers-retours entre faits racontés et images collectées. Cette démarche ultrafactuelle a le mérite de redonner tout son sens aux poncifs enseignés en écoles de design sur la Seconde Guerre mondiale comme le développement industriel sans pareil, l’invention de matériaux révolutionnaires ou le transfert de technologies militaires vers la vie quotidienne via des exemples on ne peut plus concrets.

Faisant office de catalogue de l’exposition organisée par le CCA (Centre canadien d’architecture) à Montréal au printemps 2011, le point fort de cet ouvrage tient dans son iconographie. Pour les amoureux d’images vintage, c’est une vraie mine d’or. On y trouve des fac-similés d’articles ou de publicités parus dans les revues spécialisées, des croquis d’architectes, des fascicules destinés aux civils, des photographies making-of, des maquettes de projets inconnus, des documents confidentiels déclassifiés, des pages de manuels d’enseignement, etc. "La variété de ces documents nous fait plonger à pieds joints dans le quotidien des acteurs et témoins de cette Seconde Guerre mondiale, qu’ils soient architectes, ingénieurs, designers, militaires, enseignants ou habitants.

 

Hollywood et le règne du simulacre

Même si ce n’est pas directement le propos de ce livre, il apparaît au fil de la lecture que la Seconde Guerre Mondiale semble avoir inventé et décliné partout le concept de "simulacre", cher à Jean Baudrillard   . S’il s’agit de ne rien laisser au hasard, il faut pouvoir tout anticiper par le biais de simulations extrêmement sophistiquées. Dans la philosophie de Baudrillard, le simulacre précède toujours le réel jusqu’à finir par remplacer l’original. "Les architectes, ingénieurs, designers, décorateurs de cinéma et artistes vont exceller dans la mise en pratique de ces faux-semblants."

Le "Maskangar" ou comment camoufler un hangar sous une fausse topographie naturelle est une spécialité des Russes. Aux États-Unis, les décorateurs des plus grands studios hollywoodiens fabriquent des répliques échelle 1 de quartiers pavillonnaires faussement paisibles pour faire disparaître de la vue aérienne certaines usines stratégiques. En Allemagne, c’est toute une partie du port d’Hambourg qui est virtuellement déplacée via de faux îlots flottants pour échapper aux bombardements aériens. Le simulacre permet aussi de devancer le réel. Les premiers simulateurs de vols font leur apparition pour préparer et habituer les pilotes aux situations spatialo-visuelles qu’ils vont rencontrer. Dans le désert de l’Utah à Dugway, l’armée américaine, aidée par l’architecte allemand Erich Mendelsohn, construit des reproductions fidèles de quartiers allemands et japonais pour tester ses bombes en conditions réelles. Matériaux employés, détails constructifs, meubles et décoration intérieure, tout y est copié à l’identique   . Le simulacre permet enfin de remplacer complètement le réel. Entre journalisme et propagande, le designer Norman Bel Geddes réalise des maquettes fidèles afin de rejouer en miniature les combats navals et aériens. "Ses photographies publiées dans Life Magazine sont plus vraies que nature : navires en argent, sillages en sucre, montagnes en amiante et rochers en flocons d’avoine."

 

Et pendant ce temps chez les architectes...

Si Jean-Louis Cohen semble vouloir exhumer des destins d’architectes pendant la guerre, il ne suit pourtant pas de parcours individuels mais égrène plutôt quelques anecdotes nominatives tout au long de son récit thématique. On peut cependant, après lecture de l’ouvrage, s’amuser à reconstituer une petite galerie de portraits choisis. Dans cette galerie, il y a évidemment un Le Corbusier offensif et faisant feu de tout bois, l’un des premiers à avoir saisi l’opportunité immense que représentait ce contexte guerrier pour faire passer ses idées radicales en terme d’urbanisme et d’architecture. La Ville radieuse avec ses grands espaces verts et ses fonctions séparées devient un modèle de cité capable de résister aux attaques aériennes ; ses immeubles sur pilotis se révèlent être de parfaits dispositifs spatiaux pour protéger les civils et permettre la dispersion des gaz ou des fumées. Il y a aussi un Moholy-Nagy pédagogue qui enseigne le camouflage à la Chicago School of Design en remettant à la sauce guerrière ses réflexions sur la Gestalt et le mouvement. Il insiste auprès de ses élèves sur l’importance de la vision cinétique (ombres, lumière, déplacement du soleil, etc.) et sur la question de la reconnaissance d’une forme et de ses contours.

Il y a encore un Nikolaus Pevsner romantique, qui défend l’aspect pittoresque des ruines encore chaudes d’une Angleterre meurtrie par les bombardements en lançant un "Save our Ruins" : appel aux architectes et aux autorités pour transformer ces vestiges précoces en lieux publics de loisirs, de plein air ou de méditation. Et il y a enfin un Ernst Neufert fasciné par la totalité. Entre deux inventions loufoques, comme celle de la "Machine à construire des maisons" qui se présente comme un long bâtiment qui avance sur rails en coulant du béton et en laissant derrière lui un bâtiment à l’extension linéaire infinie (sic !), il s’attèle à la question de la standardisation en publiant dès 1943 le système le plus ambitieux de modulation unifiée opérant à toutes les échelles de la production. Le fameux "Neufert", un classique désormais pour les étudiants en architecture et en design.

Si cet ouvrage a le mérite de nous faire revivre les "petites histoires" au sein de la Grande, il reste cependant délicat de retenir au premier abord une synthèse claire du propos tant les sujets abordés sont foisonnants et les anecdotes nombreuses… Mais du Maskangar des militaires russes au "hangar décoré" du Strip californien dévoilé par Robert Venturi   , et de l’acronyme de la JEEP militaire pour "Just Enough Essential Parts"   au "Less is more" de Mies Van der Rohe, ce que l’on retient c’est que nous (architectes, designers, artistes et autres !) avons encore bien des choses à apprendre de cette Seconde Guerre mondiale

 

Écrit en partenariat avec la revue Strabic.fr