On a finalement assez peu entendu parler des think tanks pendant la campagne présidentielle, à l’exception notable de l’Institut de l’entreprise, dont la cellule de chiffrage du coût des programmes des candidats a suscité la polémique, notamment quant à son évaluation du programme de Jean-Luc Mélenchon et du Front de gauche, estimé à plus de 100 milliards d’euros. La vague de commentaires journalistiques qui s’en est ensuivie et la vive réaction du candidat à ces chiffres ont mis en lumière un Institut jusque-là plutôt discret : créé en 1975 par François Ceyrac, Jean Chenevier et François Dalle, il s’inscrit dans la continuité du Centre d’Etudes et de Recherches des chefs d’entreprise, créé en 1953 par Georges Villiers, président de l’ancêtre du MEDEF, le Conseil national du patronat français. Regroupant principalement des grandes entreprises privées et publiques, l’Institut de l’entreprise se présente comme un organisme indépendant de tout mandat syndical et politique ; il souhaite susciter le débat sur l’utilité de l’entreprise dans la société, palliant ainsi peut-être une faible appétence du patronat français pour les organismes de réflexion, et déploie à cet effet une palette d’actions, de la publication de notes et d’études à l’organisation de rencontres-débats en passant par la formation d’enseignants en sciences économiques et sociales et de jeunes diplômés.

Il diffuse ses travaux de manière large (presse, institutions), s’inspirant ainsi des stratégies de communication des think tanks américains : on pourrait d’ailleurs dresser un parallèle avec l’American Enterprise Institute (AEI), créé en 1943 en vue de défendre la libre-entreprise, et qui n’a acquis une réelle visibilité qu’à partir des années 1970, lorsque les dons de plusieurs grosses fortunes lui ont permis de recruter une véritable équipe de chercheurs. Cet organisme connaît son heure de gloire dans les années 1980, participant à la victoire de Ronald Reagan, certains de ses membres rejoignant la nouvelle Administration républicaine. Toujours actif aujourd’hui, l’AEI dispose d’un budget bien supérieur à celui de l’Institut de l’entreprise. C’est d’ailleurs bien là où le bât blesse lorsque les articles de presse évoquent les think tanks français, qui se trouvent à un stade embryonnaire de développement par rapport à leurs homologues d’outre-Atlantique : l’Institut Montaigne (dont la campagne de publicité lancée fin mars-début avril 2012 a ému le Conseil supérieur de l’audiovisuel en raison de la proximité des thèmes développés avec ceux de l’UMP) dispose d’un budget de 3 millions d’euros annuels, ce qui en fait l’organisation française la mieux dotée (Terra Nova dispose d’environ 1 million d’euros) mais bien en-deçà du niveau de ressources de l’AEI ou encore de la Fondation Héritage, autre célèbre think tank conservateur, qui dispose d’un réseau d’environ 700 000 adhérents et d’un budget d’environ 28 millions de dollars annuels. Ce financement important reposant certes sur des dons d’entreprises mais aussi des contributions des adhérents individuels efficacement mobilisés par une stratégie bien maîtrisée de levée de fonds (fundraising).

Certes, les think tanks français sont devenus nettement plus visibles dans l’espace public en l’espace de quelques années, Terra Nova se félicitant dans une note récente d’être connue par plus d’un Français sur trois   ainsi que d’avoir été placée dans le "top 25 des meilleurs think tanks mondiaux" par le rapport "Global Go to Think Tanks" 2011   . Il n’en demeure pas moins qu’en dehors de Terra Nova, des Instituts Montaigne et Diderot et de la Fondation Jean-Jaurès, l’audience de la plupart des think tanks français demeure confidentielle. Par ailleurs, les partis conservent une grande latitude d’action en ce qui concerne l’élaboration de leur programme. En ce qui concerne la droite, comme en 2007, c’est Emmanuelle Mignon, conseillère de Nicolas Sarkozy, qui a été chargée d’organiser des rencontres avec les intellectuels et les experts. Il ne semble pas que la Fondation pour l’innovation politique ait joué un plus grand rôle que lors de l’élection présidentielle précédente (répondant à une question de la revue Mouvements sur ce point, Emmanuelle Mignon avait évalué de manière lapidaire le poids de la Fondapol : "Aucun"  

Elle expliquait également dans un entretien accordé à nonfiction.fr : "Donc, j’arrive dans un truc, la direction des études à l’UMP, où il y a huit collaborateurs que je décide de rencontrer l’un après l’autre. Deux sur trois me disent alors qu’ils vont être " loyaux". Ça m’a fait rigoler. Le premier qui me dit ça, je me dis : "Bon, très bien". Le deuxième, le troisième qui me dit qu’il va être " loyal", ça m’étonne et je me dis : "Qu’est-ce que c’est que ce truc ?" En fait, je comprends que cela signifiait qu’ils avaient été chiraquiens, n’avaient cessé d’envoyer des coups de poignards à Sarkozy entre 2002 et 2004, mais qu’ils seraient loyaux… Une bonne partie m’a aussi dit qu’ils ne savaient pas rédiger de notes ! Et vous êtes dans une direction des études ! […] Bref, en deux jours, je les ai presque tous virés ! […] On a tout reconstruit.")). Du côté du Parti socialiste, la construction du programme s’est faite davantage par la constitution de groupes de travail à l’intérieur du parti – qui ont auditionné de nombreux représentants de la société civile – que par la "reprise" telle quelle des propositions de Terra Nova ou de la Fondation Jean-Jaurès : on se souvient d’ailleurs que le rapport de Terra Nova intitulé Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ? avait l’année dernière suscité une prise de distance de plusieurs responsables socialistes par rapport aux analyses de la fondation sur la politique à adopter en direction des milieux populaires.

Il ne s’agit pas de minorer le rôle des think tanks français mais simplement de correctement évaluer leur poids dans la vie politique aujourd’hui : si le nombre d’articles de presse leur étant consacrés a effectivement explosé dans la dernière décennie   , cela ne signifie pas pour autant que leurs travaux pèsent d’un plus grand poids auprès de partis qui disposent de groupes d’études internes et qui doivent prendre en compte d’autres considérations, notamment de tactique électorale. La montée en puissance des think tanks français est donc à relativiser et le chemin à parcourir pour qu’ils acquièrent le même statut et la même visibilité que leurs homologues américains ou britanniques semble encore long