Luuk van Middelaar, conseiller d'Herman Van Rompuy, président du Conseil d'europe, réinterprète l'histoire de la construction européenne.

* Cette critique fait suite à un premier article de Christophe de Voogd sur la version originale de ce livre et à un long entretien avec l'auteur, mené par François Quinton

 

Le passage à l’Europe de Luuk van Middelaar est l’un de ces livres qui permet de prendre du recul dans un débat européen qui se donne le prochain sommet européen, qui a maintenant lieu presque chaque mois, comme horizon. À l’obsession du présent, et d’un futur proche toujours présenté comme menaçant, il répond par une analyse à la fois historique, philosophique et sociologique des soixante dernières années de construction européenne. Et c’est probablement le grand mérite de ce livre qui, par ailleurs, est consacré à une institution de plus en plus centrale et néanmoins méconnue qu’est le Conseil Européen, composé des Chefs d’Etats et de gouvernements.

Analyse historique du rôle des Etats dans la construction européenne, le livre repose sur l’idée qu’une sphère des Etats membres serait en cours de formation et occuperait l’espace existant entre la sphère communautaire (comprenant les institutions européennes) et la sphère des Etats européens (dont tous ne sont pas membres de l’UE). « Ici, le mouvement naît (comme dans la sphère externe) de la recherche par chaque Etat de son intérêt particulier, mais aussi (là réside la surprise) d’une conscience croissante d’un intérêt commun. » L’analyse historique de l’auteur tente de montrer que dès les moments fondateurs, les Ministres européens agirent ensemble « en tant que club » en dehors des compétences limitées des traités initiaux. À travers plusieurs crises, Luuk van Middelaar démontre combien cette dynamique de club a engendré un mouvement dont les Etats ne peuvent plus se départir, mouvement qui est tant une opportunité qu’une contrainte puisque les Etats membres sont en quelques sortes condamnés les uns aux autres. L’auteur revient ainsi sur plusieurs moments symptomatiques du « passage à l’Europe », crise de la chaise vide ou Convention pour l’avenir de l’Europe en s’appuyant sur un vaste renfort de détails historiques souvent peu mis en avant par les manuels.

Analyse sociologique, l’ouvrage de Luuk van Middelaar tente de saisir les mécanismes de l’action européenne des Etats membres. Il se situe de ce point de vue entre les théories d’Andrew Moravcsik sur l’analyse libérale de la construction européenne comme négociation perpétuelle entre intérêts contradictoires des Etats et intérêts contradictoires dans les Etats, et les théories de la socialisation, puisque finalement les Chefs d’Etats et de gouvernements se rencontrent régulièrement et ne peuvent échapper à des logiques relationnelles. Or, comme le remarque Luuk van Middelaar, le Conseil européen est à la fois l’institution qui a le plus gagné en pouvoir depuis 1974 et en même temps, la moins étudiée par les historiens et les politologues. L’auteur est bien placé, probablement mieux que les chercheurs en science politique, pour déceler ses logiques puisqu’il écrit les discours d’Herman van Rompuy, le Président du Conseil européen et qu’il en arpente donc les couloirs depuis deux ans et demi.

« Le passage à l’Europe » est enfin une porte ouverte à la réflexion philosophique sur l’intégration européenne, domaine parfois trop ignoré de ceux qui consacrent leurs recherches à la question européenne. L’ouvrage se termine en effet par une analyse des différents chemins qui s’ouvrent aujourd’hui devant nous en termes de légitimations du projet européen. Légitimation allemande par le « peuple européen en construction », légitimation romaine par l’action, légitimation grecque par l’appel à un peuple politique apparaissent comme autant de modes de rapports au projet européen entre lesquels les instances européennes ont hésité, et hésitent encore, depuis les années 1980.

Le livre de Luuk van Middelaar est sous-titré, « l’histoire d’un commencement » et le lecteur peut espérer que ce soit aussi le commencement d’une réflexion qui prennent à bras le corps les trois dimensions historiques, sociologiques et philosophiques de la dynamique européenne. Les pistes restent en effet largement ouvertes et la lecture peut créer aussi, au-delà d’une envie de débat, un sentiment de légère frustration. En effet, si le Conseil européen apparaît aujourd’hui comme l’instance la plus puissante du système européen, on peut se demander si ce retour à un « Concert européen organisé » est une bonne chose pour le projet européen. Un simple regard architectural permet de dire qu’une fois que le Conseil européen aura son propre bâtiment sur le rond-point Schuman à Bruxelles, on aura deux bâtiments des incarnant le pouvoir des Etats face à une Commission et à un Parlement, ce qui incarne bien la tendance aujourd’hui à l’œuvre. Si la perspective de l’ouvrage est celle du temps long, on peut alors poser la question de la capacité d’un tel système à concevoir et à mettre en œuvre un projet européen visionnaire et ambitieux, au risque d’être toujours rapporté à des « petits compromis entre amis ».

Au moins deux questions fondamentales se posent en lisant le livre : celle de la finalité et celle des limites. On comprend en lisant, « le passage à l’Europe », qu’il y a une sorte de logique derrière ce passage. Comme disait Raymond Aron, « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » et c’est ce questionnement philosophique qu’on peut vouloir approfondir. Ce « passage » est-il un passage vers un « progrès » ? Est-il un passage vers une forme d’organisation post-nationale ou le « saut » raté du traité constitutionnel le laisse-t-il quelque part sur le gué, dans une situation indéfinie alors que le courant de l’histoire se fait plus fort ? Le texte évoque la dialectique de la règle et du mouvement qui explique en partie le passage européen par une succession de transgressions – souvent françaises – et d’établissement de règles – souvent allemandes –. C’est toute la question du dépassement de cette dialectique qui reste ouverte à la lecture de l’analyse de Luuk van Middelaar.

Le livre pose aussi clairement la question de la frontière, qui est aujourd’hui au cœur du débat politique dans des pays comme les Pays-Bas ou la France. Et ici, c’est l’idée d’un choix politique qui est mis en avant. Tous les arguments peuvent être utilisés pour ou contre les élargissements futurs, mais en dernier ressort, c’est bien face à une question de choix politique que sont confrontés les Européens. Pour reprendre la formulation de l’auteur, « c’est la politique qui tranche les cas douteux ». Mais alors se pose la question des modalités de ce choix.

Qu’importe les réponses que l’on peut donner à ces questions, le livre a le mérite de lancer un débat informé dans des termes simples – puisqu’il refuse tous les acronymes de la novlangue européenne – et de le faire dans une démarche académique qui peut mélanger différentes approches disciplinaires et qui apporte un vent rafraîchissant dans un climat de morosité européenne