Luuk van Middelaar, né en 1973, est philosophe et historien, auteur du Politicide (1999) et ancien chroniqueur au quotidien NRC Handelsblad. Après avoir travaillé tant au cabinet d’un commissaire européen à Bruxelles qu’au Parlement néerlandais, il est depuis 2010 la plume du premier président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Il vient de publier en français Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (Gallimard, “Bibliothèque des Idées”, 2012, 479 pages), dont la version originale néerlandaise parue en 2009 avait été signalée aux lecteurs de nonfiction.fr par Christophe de Voogd.

 

Nonfiction.fr : Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre ouvrage, qui a paru en 2009 aux Pays-Bas, et en janvier dernier en France ? À quand remonte votre projet et quelle était votre intention ?

Luuk van Middelaar : C’est initialement une thèse de philosophie, même si la question ne se posait pas à la faculté des Lettres de l’université d’Amsterdam, où je l’ai soutenue : l’histoire et la philosophie étaient dans la même faculté. Mais je la définis moi-même comme une thèse de philosophie, car il s’agissait, à travers le cas de l’Europe, de mener une réflexion sur la politique, de répondre à la question : "qu’est-ce que la politique ?"

Nonfiction.fr : À partir d’une étude de cas…

Luuk van Middelaar : Oui. L’Europe était le prétexte pour aborder des questions de philosophie politique oubliées au XXe siècle : la question de la fondation, de l’autorité, comme celle, bien traitée au XXe siècle, de la représentation. La philosophie politique s’est souvent contentée de réfléchir aux droits des individus au sein d’un ordre existant, à l’équilibre des pouvoirs, etc., mais pas à la genèse de l’ordre politique.

Nonfiction.fr : Ou alors sous forme abstraite.

Luuk van Middelaar : Oui, dans la tradition de John Rawls, etc.,  sur un mode universaliste et en fin de compte un peu stérile. Or l’Europe est un cas magnifique, et intriguant aussi, pour aborder ce type de questions. Mais il est vrai que j’éprouve également un vrai amour pour le sujet. J’ai directement conçu ce travail comme thèse et livre en même temps, donc il n’y a pas de grandes différences entre les deux. Sauf pour l’édition française, pour laquelle nous avons allégé l’appareil critique. Je ne l’ai écrit ni en français ni en anglais pour garder la précision de la langue, car cette précision des mots est très importante dans mon approche du sujet, pour décortiquer les expressions, le jargon. Je ne pouvais faire cela que dans ma langue maternelle. Les deux traducteurs, Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot, ont fait un travail excellent pour rendre cette sensibilité en français : le détour linguistique est réussi…

Nonfiction.fr : Le livre se situe à mi-chemin entre la philosophie et l’histoire, ce qui offre une approche intéressante. C’est en quelque sorte un livre de philosophie politique pratique, écrit de façon très lisible et accessible, dans lequel vous mélangez d’une part le récit des événements et, d’autre part, le recours à différents auteurs classiques pour penser ces événements : Hegel, Constant, Montesquieu, Aron, Foucault, Shakespeare, la Bible, et surtout Machiavel, sur lequel vous vous appuyez beaucoup. Cela signifie-t-il qu’on ne puisse pas faire de philosophie sans histoire ? Ou, inversement, que l’on ne puisse pas faire d’histoire sans faire de philosophie ? Tout récit historique doit-il s’intégrer dans une réflexion sur le temps ?

Luuk van Middelaar : Je ne dirais pas qu’on ne peut pas faire d’histoire sans faire de philosophie, mais je dirais qu’on ne peut pas faire de philosophie politique sans faire d’histoire. Je crois qu’il faut appréhender la chose politique à travers le temps, dans la succession des événements. Souvent, les œuvres de philosophies politiques contemporaines s’intéressent aux valeurs, à la justice, à la société parfaite. Ça se défend, mais parfois c’est plutôt de la philosophie morale que de la philosophie politique. Les politologues sont souvent un peu schématiques, proposant des organigrammes, parlant des rapports entre les institutions à un moment ‘t’, sans se placer vraiment dans la vie politique. Parfois une institution est différente un dimanche de ce qu’elle était le jeudi précédent. Donc si j’emploie la forme du récit, c’est aussi pour saisir une vérité de la politique, qui est dans la séquence, avec des protagonistes dans laquelle il y a des mouvements de fond, mais aussi des petits détails qui décident de l’issue de tel ou tel épisode. Pour mettre tout ça ensemble, pour faire sentir au lecteur que c’est peut-être là-dedans que la liberté politique des acteurs individuels et politiques trouve sa racine. La forme du récit m’a donc paru être la forme qui convient. Et dans les trois parties du livre, la seconde est sans doute la plus narrative et la plus historique. J’ai essayé de réduire l’histoire au maximum, aux seules choses pertinentes. Souvent, dans les livres d’histoire, on indique les cinquante fonctions qu’une personne a exercées, alors qu’il suffit parfois d’indiquer que c’était le leader de l’opposition – pas besoin de dire qui était son père…

Nonfiction.fr : Ce qui est notable dans cette méthode, c’est qu’elle vous évite le piège du déterminisme, ce que Raymond Aron appelait l’ "illusion rétrospective de la fatalité". Toute la partie historique de votre livre étudie précisément les moments de bascule, qui tiennent parfois à des détails...

Luuk van Middelaar : L’illusion de la nécessité a posteriori est normale dans toute écriture d’histoire. Mais s’y ajoute, dans le cas de l’Europe, une téléologie : l’idée qu’on connaît déjà la direction et la destination finale – soit on la connaît, soit on l’espère. Ce qui empêche de voir ce qui arrive ici et maintenant, sous nos yeux, parce que les préjugés idéologiques ou téléologiques sont trop importants. Pour me débarrasser de cette lecture dominante de la "vraie foi", j’ai adopté le parti pris d’écrire l’histoire à partir du présent, ou bien du présent passé. Le sous-titre "histoire d’un commencement" exprime cela : se placer aux moments où l’histoire était encore ouverte. Et je me sens proche de Raymond Aron à cet égard, et de sa thèse sur la philosophie de l’histoire.

Nonfiction.fr : Cette démarche, alliée à la clarté, à la simplification – qui n’est pas synonyme ici d’un manque de rigueur –, puisqu’il n’y a aucun sigle – ni index, ni bibliographie, ce qu’on peut regretter –, ne relève-t-elle pas de la "stratégie allemande" que vous évoquez ? En gros, vous dites que le livre n’est pas "pour" ou "contre" l’Europe – et ça c’est vrai. C’est assez surprenant de lire un livre avec une telle liberté de ton, étant données vos fonctions officielles auprès d’Herman Van Rompuy : vous parlez ainsi des "idéologues de la sphère interne" et plusieurs fois de "putsch", de "putsch sémantique", etc. On ne s’attend pas à cela a priori de la part d’un proche collaborateur d’un dirigeant européen. Est-ce que le parti pris ne se situe pas ici, dans cette volonté de fournir aux Européens un récit raisonné de l’histoire de l’ensemble dans lequel ils vivent, afin de donner aux citoyens des éléments d’identifications pour qu’ils puissent se saisir de ce corps politique ?

Luuk van Middelaar : C’est une excellente question. C’est peut-être bien le fond même de mon désir d’écriture. L’intuition qu’il y a une histoire à raconter, qui serait plus intéressante, plus crédible aussi, et du coup plus convaincante, que les histoires en place. Quitte à revendiquer ce ton libre. Parfois j’ai dû employer des tournures sémantiques pour éviter les acronymes – comme "communauté minière" au lieu de "CECA" – ce  qui peut choquer certains lecteurs. Mais c’était pour m’émanciper du jargon. Je dis au début du livre que ce livre "n’est pas pour ou contre l’Europe", peut-on l’être d’ailleurs ? mais il est bien politique dans le sens où il entend situer notre place dans le temps et l’espace.

En effet ça relèverait de la "stratégie allemande", non pas dans sa version unificatrice, mais plutôt dans la version de "pourquoi sommes-nous ensemble ?" Qu’est-ce que nous partageons, nous, membres de ce club ? C’est dans ce passage (pages 373-383) que se trouvent peut-être les lignes les plus lyriques, tout comme une réflexion sur le besoin de frontières. Pour pouvoir raconter une histoire crédible de "pourquoi sommes-nous ensemble ?", il ne faut pas continuer infiniment l’élargissement. Ce n’est pas à moi de dire, et surtout pas dans mes fonctions actuelles, où il faudrait arrêter, mais juste pour le principe, il faudra tracer une ligne quelque part, fermer la salle d’attente et dire "voilà, nous sommes tant". Et à partir de là, ça devient au moins possible de commencer à raconter et faire vivre une histoire commune. Or c’est impossible aujourd’hui, tout simplement parce que les gens ne savent pas avec qui ils sont dans ce club. En ce sens, je décris les élargissements successifs non seulement sous l’angle institutionnel et géopolitique, mais aussi sous l’angle de la déstabilisation identitaire.

Nonfiction.fr : J’en viens à votre approche, en trois parties. Votre première partie interroge le rapport entre l’ensemble européen et les États-membres ; la deuxième, le rapport entre l’ensemble européen avec le monde extérieur ; et dans une troisième partie, vous étudiez le rapport de l’Europe aux gens, aux peuples, aux individus, qui deviennent chemin faisant les "citoyens européens". Voilà pour la structure. Et vous proposez une grille de lecture qui décrit l’Europe en trois sphères : la "sphère externe", c’est-à-dire la sphère traditionnelle des États (européens, y compris ceux qui ne sont pas membre de l’Union) ; la "sphère interne", qui est celle du Traité et des institutions européennes ; et se serait glissée très tôt, dès le début des années 1950, entre les deux, une "sphère intermédiaire" qui est devenue le cœur de l’Europe – c’est la thèse que vous défendez – et qui est constituée par les États membres en tant que membres du "club" européen. Le cœur de l’Europe bat dans la sphère intermédiaire, qui est incarnée aujourd’hui par le Conseil européen. La première question que j’aimerais vous poser sur ce point est la suivante : n’êtes-vous pas juge et partie, dans la mesure où vous travaillez pour le président du Conseil européen ?

Luuk van Middelaar : C’est une question qu’on peut se poser, bien que j’ai écrit ce livre avant d’occuper ces fonctions. Mais penser cela serait une institutionnalisation de mon propos qui serait dommage, car ce ne sont pas les institutions en tant que telles qui m’intéressent. Si j’insiste sur le Conseil, c’est que je pense qu’il exprime quelque chose de la nature de l’Union. C’est un révélateur des forces, d’un certain rapport entre le choix de faire des choses ensemble ou de les faire séparément.

Une remarque d’abord sur les trois parties du livre. Une des originalités du livre, peut-être, c’est que son protagoniste est l’ensemble européen – ce ne sont pas les institutions ou une succession de traités, ni les seuls États, soit individuellement soit collectivement, comme dans les livres d’Alan Milward ou d’Andrew Moravcsik qui parlent uniquement des intérêts nationaux. Le protagoniste est pour moi l’ensemble des États membres à un moment donné (Les Six, les Neuf, les Douze, etc.). Cela permet d’éviter cette dichotomie peu fructueuse entre institutions et États. Nous avons affaire à un club d’États membres qui vit des métamorphoses, qui se transforme, qui cherche un public, et qui a aussi des rapports avec le monde extérieur. Ça permet de déblayer le terrain des approches traditionnelles.

Et ça nous mène directement dans la sphère intermédiaire. J’ai fait cette découverte en parlant du "compromis de Luxembourg" (1966), qui est un moment clé dans l’histoire que je raconte. J’ai compris en l’étudiant qu’il y avait vraiment deux logiques différentes entre d’une part celle des traités, qui régissent la sphère interne – et c’est fondamental ! –, et d’autre part celle des États membres, en tant que membres d’un club. La catégorie de l’appartenance (membership) est très importante dans les rapports entre les États et a déterminé l’issue de plus d’une crise.

Pour revenir au Conseil européen, c’est quand même frappant qu’on ait écrit relativement peu là-dessus… Il y a dix ans, il n’y avait quasiment rien, tandis qu’il y avait une abondance de livres sur la Commission. Alors que tous les observateurs savaient, au moins depuis le milieu des années 1980 (je pense aux sommets de Fontainebleau de 1984 et Milan de 1985), que c’est le cœur même du système où les décisions les plus importantes sont prises. Mais on avait du mal à qualifier cet être, entre une institution bruxelloise et une réunion diplomatique à l’ancienne type Congrès de Vienne (1814-1815). Est-ce que c’est l’Europe ? Donc effectivement je mets beaucoup l’accent là-dessus, sans prétendre que le livre que j’ai écrit soit un livre complet ou "total", car il n’y a quasiment rien sur l’économie, le marché, etc. C’est un examen des changements de formes et des rapports politiques entre les États à travers cette Union. Et c’est évident, y compris dans la crise actuelle, que le Conseil européen est l’institution la plus politique, à la fois la plus proche des opinions publiques, à travers chaque dirigeant, mais aussi celle qui doit réagir en temps de crise, c’est-à-dire dans des moments où on ne peut pas s’accrocher aux règles du traité – qui donnent de la prévisibilité, de la civilité aux rapports entre les États dans la sphère interne, mais qui très souvent en temps de crise, par définition, n’offrent pas de réponse. Parce que si on savait déjà ce qui allait arriver, il n’y aurait pas de crise…

Nonfiction.fr :
C’est la dialectique de la règle et de l’événement dont vous parlez…

Luuk van Middelaar : Oui.

Nonfiction.fr : Venons-en au terme de "putsch", qui revient vraiment assez souvent. Cela veut-il dire que l’Europe s’est réalisée de façon non démocratique ? Ou alors voulez-vous dire que tout ordre politique naît d’une usurpation ? C’est-à-dire qu’à un moment, il y a des règles qui sont contournées : la Cour de justice qui crée un ordre juridique alors qu’elle n’avait pas ce mandat…

Luuk van Middelaar : Oui il y a de ça là-dedans. Comme je le dis à la fin, l’urne du vote ne peut pas se fonder elle-même.

Nonfiction.fr : Donc il y a forcément une transgression à tout commencement ?

Luuk van Middelaar : Oui. Là il faut être intellectuellement honnête même si c’est très subtil : la consécration démocratique par l’assentiment populaire ne peut venir qu’après. Dans les différents exemples, nous ne sommes pas dans la vraie violence, nous ne sommes pas dans le vrai putsch : plutôt dans le "coup" sémantique ou juridique.
 
Nonfiction.fr : Mais qui ont des effets réels…

Luuk van Middelaar : Oui, mais qui relèvent aussi souvent du bluff. On fait comme si quelque chose était déjà le cas, et après on attend d’être suivi pour que ça devienne une réalité. Le bluff est un élément important dans la politique, surtout dans les systèmes qui sont les nôtres – heureusement qu’ils ne sont pas plus violents.

Nonfiction.fr : On trouve effectivement dans votre livre une vraie réflexion sur la fondation d’un ordre politique, que ce soit dans le passage sur les conditions de naissance d’un État, avec Hobbes, Locke, etc., soit à la fin du livre. Et vous articulez vraiment la "grande histoire" de ce "passage à l’Europe", dont vous dessinez les lignes de force, et en même temps des anecdotes, lors de la crise de Suez ou encore lors du Conseil de Milan. Je voulais donc vous demander, de ces anecdotes, de ces points de bascule, lequel vous paraît le plus déterminant a posteriori dans la suite des événements ? Sans doute le compromis de Luxembourg ?

Luuk van Middelaar : Oui ça a été un moment décisif, De Gaulle qui revient à la table, occuper sa “chaise vide”... Mais je dirais le Conseil de Milan de 1985, dont l’enjeu était de savoir si on allait réviser le traité fondateur. Tout le monde reconnaissait qu’il fallait assouplir la pratique du veto, mais ce changement nécessitait-il une révision du traité ? Pour la première fois – décision vitale du point de vue qui m’intéresse pour l’ensemble européen qui va se rénover –, le président de séance, Bettino Craxi, en partie à cause de la pression intérieure et des milliers de manifestants devant la cathédrale de Milan, décide, avec une astuce procédurale, de passer au vote pour prendre une décision. Ce faisant, il crée un lien entre la rénovation européenne et la plateforme des leaders de l’exécutif : le Conseil s’empare du rôle de déterminer si une révision s’impose. C’est un de ses moments ou la "grande" histoire et la "petite" histoire se rencontrent. Parce qu’un autre dirigeant ne l’aurait pas fait. Sauf peut-être un Belge à la limite, mais un Français, un Britannique ou un Allemand ne l’aurait jamais fait. Ce vote a déclenché quelque chose, il a mis en route un mouvement qui ne s’est jamais arrêté au fond, dans lequel le Conseil européen se confirme à la fois comme autorité suprême et dans lequel l’ensemble des États membres décide d’être capable de s’adapter au changement historique, de réagir aux changements dans son environnement. Quatre ans plus tard : 1989. Le plus grand choc pour moi depuis 1945, ou au moins depuis le début de la guerre froide. Pendant 20 ans, tous les bricolages institutionnels qui se sont faits ont découlé de ce choc : réunification allemande, élargissement et tout ce que ça implique dans les rapports entre les États. C’était fondamental que l’ensemble se soit donné la capacité de se rénover.

Nonfiction.fr : La chute du mur de Berlin fait en plus surgir avec acuité la question des frontières de l’Europe. C’est une question que vous abordez dans votre livre, sans prendre position. Est-ce parce que ce livre est issu d’un travail universitaire dans lequel vous avez souhaité garder une certaine neutralité ? C’est peut-être délicat pour vous d’exprimer une position ?

Luuk van Middelaar : Oui c’est délicat, mais ça l’était déjà à l’époque. En 2009, je n’avais pas envie non plus de donner mon avis sur l’adhésion de la Turquie – qui est la question la plus difficile, avec celle de l’Ukraine. Je dis simplement que, du point de vue du principe – et cette chose simple a été niée pendant longtemps –, il faudra bien arrêter un jour d’élargir, et convenir d’une frontière.

Nonfiction.fr : Il faudra donc arrêter de tourner autour du pot et trancher…

Luuk van Middelaar : Oui, pour des raisons à la fois de clarté géopolitique, mais aussi pour des raisons presque de "communication identitaire". Pour commencer à esquisser la réponse à la question : "qui sommes-nous, Européens ?"

Nonfiction.fr : Si je vous comprends bien, l’ordre politique ne peut pas être complètement abstrait ou rationnel ? Vous n’êtes pas trop proche de penseurs comme Jürgen Habermas ?

Luuk van Middelaar : Non, il faut aussi une identification à travers l’histoire, une expérience partagée, de préférence une volonté d’affronter ensemble l’avenir, mais aussi un lien avec un certain espace. Et tout le monde comprend qu’on ne peut pas élargir l’Union européenne jusqu’au Japon ! À un moment on n’a plus le droit de le dire… Je m’en souviens parce que j’étais à la Commission dans les années 2002, 2003, début 2004, donc juste avant l’élargissement de 2004 avec ces dix nouveaux pays, on commençait à réfléchir à une politique de voisinage. Une des formules était : "nous ne devons pas créer un nouveau rideau de fer en Europe". C’est comme s’il fallait embrasser tout le monde. C’est une position qui n’a pas de sens, tout le monde peut le comprendre. Personne ne demande aux États-Unis de prendre le Mexique comme 51e État. La notion même de frontière était taboue, tout comme la notion d’intérêt. Parce que l’Europe a soi-disant des valeurs, et pas d’intérêts… Et donc le fait que l ‘on commence maintenant à parler de réciprocité, d’intérêts, de voisinage, je vois ça comme une maturation politique. On ose se penser conceptuellement comme acteur, puissance, dans le monde, avec un certain espace délimité. Mais c’est clair que cette maturation n’est pas assez poussée pour qu’on aborde sereinement la question de la frontière.

Je vais parler de la Turquie de façon abstraite. Aux Pays-Bas, on parle de la question turque dans le registre des règles : nous avons des règles et si la Turquie s’y soumet, elle peut entrer. Mais la décision d’une entrée de la Turquie, tout comme celle d’une non-entrée de la Turquie, constituera un événement de premier ordre. Cela changera, tout comme l’arrivée du Royaume-Uni en 1973, les rapports entre les États membres, et aussi l’ensemble. On ne peut pas l’aborder à travers les seuls prismes juridiques et administratifs.

Nonfiction.fr : Le "patriotisme constitutionnel" ne suffit  pas ?

Luuk van Middelaar : Je veux dire que les deux possibilités constitueront un événement, à la fois sur le plan géopolitique et identitaire. D’où les hésitations.

Nonfiction.fr : En parlant d’identité, vous vous attachez, dans la troisième partie de votre ouvrage, à retracer l’histoire de quelques symboles européens. Vous parlez ainsi de la monnaie, du drapeau, etc. Mais vous n’expliquez pas ce que le logo représente. Et donc je me demandais, par analogie, s’il y avait une signification attachée au drapeau européen. Les origines et significations du drapeau français, par exemple, sont mal connues et plusieurs théories existent. Qu’en est-il pour le drapeau européen ? On a pu, par exemple, entendre dire que, les pères fondateurs étant chrétiens, le drapeau ferait référence à leur foi…

Luuk van Middelaar : Il y a des interprétations différentes, et il y a eu une tentative d’appropriation catholique, parce qu’il y a des représentations de la Vierge sur fond bleu avec des étoiles.

Nonfiction.fr : Ce discours est donc une reconstruction a posteriori ?

Luuk van Middelaar : J’ai lu les mémoires de Paul Lévy, qui était présent dans le comité qui a choisi le drapeau, au début des années 1950, pour le Conseil de l’Europe, à Strasbourg. Donc ce n’était pas à l’origine pour la Communauté européenne, mais pour l’autre organisme à Strasbourg, où ils avaient fait un concours lors duquel des idées avaient été exprimées. Et là, par exemple, le nombre d’étoiles était arbitraire. À l’époque, le Conseil de l’Europe avait quinze membres, dont la Turquie d’ailleurs. Une raison pour laquelle on avait écarté la croix comme symbole…

Nonfiction.fr : Alors qu’on la retrouve dans de nombreux drapeaux européens…

Luuk van Middelaar : Oui, dans les drapeaux scandinaves, ou dans le drapeau britannique. Donc au départ il y avait quinze étoiles avec ce fond bleu. Mais il faut savoir que la Sarre était à l’époque un des quinze membres du Conseil européen, ce qui posait un problème pour les Allemands, car cela pouvait vouloir dire que la Sarre resterait indépendante. Du coup on passait à quatorze. Mais alors là, le problème se posait pour les Français : ça voulait dire que la Sarre n’avait pas d’autonomie. Donc on passait à treize, mais ce n’est pas un bon chiffre. Alors on est arrivé à douze, qui est consensuel, chacun y met ce qu’il veut : c’est le zodiaque, le nombre des apôtres, etc. Le jeu d’interprétation a alors commencé. Je dis que c’est a corporate identity.

Nonfiction.fr :
Un logo…

Luuk van Middelaar : Oui, mais un logo vide. C’est une des histoires les plus drôles que je raconte dans le livre. On avait donc ce projet de drapeau européen que les dirigeants avaient choisi, avec la Commission qui édicte les règles dans lesquelles on doit l’utiliser, etc. Ça fait paniquer l’ambassadeur britannique, qui se dit que Thatcher n’acceptera jamais, donc il refuse. Le président de séance répond alors que tous doivent pouvoir accepter que, comme toute entité, comme toute entreprise, la Communauté puisse avoir un logo, une identité visuelle. Et donc on a trouvé un accord sur l’idée d’un logo, suite à quoi il fut procédé à son impression sur un tissu rectangulaire…  C’est un beau compromis.

Nonfiction.fr : Y-a-t-il une hypothèse sur le bleu ou pas ? L’historien Michel Pastoureau, par exemple, explique que le bleu est, depuis le XVIIIe siècle, la couleur préférée des Européens. Elle est par ailleurs la plus consensuelle, puisque diverses organisations internationales – telles que l’ONU – l’ont retenue pour leurs drapeaux. Elle ne fait pas de vagues. D’ailleurs, si l’on évoque la campagne présidentielle française, il est intéressant de noter que le bleu se retrouve aujourd’hui comme couleur dominante de la majorité des meetings politiques. Alors que traditionnellement, depuis les lendemains de la Première Guerre mondiale, il était davantage utilisé par les partis de droite, tandis que les partis de gauche recouraient aux tons rouges/rosés.

Luuk van Middelaar : C’est intéressant à observer, mais à ma connaissance il n’y a pas vraiment d’hypothèse sur l’origine de la couleur du drapeau européen.

Nonfiction.fr : Toujours dans la troisième partie de votre livre, vous consacrez un passage à ce que vous appelez "la tarte à la crème" de l’expression de "déficit démocratique". Cette critique peut surprendre, mais elle est néanmoins intéressante car vous retournez la question, en expliquant que cette métaphore gestionnaire "recèle en fait un programme politique implicite" : combler le déficit en injectant de la démocratie (revenus). Alors que l’on pourrait aussi considérer qu’il faudrait plutôt réduire les politiques européennes (dépenses). Pourriez-vous revenir sur l’origine de cette expression, que l’on retrouve en effet de façon courante dans les discussions sur l’Europe ?

Luuk van Middelaar : S’agissant de l’origine, cela remonte à 1979 et c’est très lié à la ferveur démocratique entrainée par les premières élections du Parlement européen au suffrage universel direct. En fait, le passage du livre que vous mentionnez témoigne de mon souhait de décortiquer le langage.

Nonfiction.fr : Vous ne contestez pas que l’Union ait besoin de davantage de démocratie ?

Luuk van Middelaar : Non. Simplement, l’expression pousse dans un seul sens, en faveur du Parlement européen. D’abord, la situation est plus nuancée qu’il y a dix ans. Ensuite, on cherche aussi des revenus côté parlements nationaux. Comme je le dis dans la préface à l’édition française, dans la crise de l’euro les parlements nationaux ont eu un rôle clé, parce que les décisions étaient hors des traités, parce que l’argent des contribuables était en jeu et que les contribuables paient les taxes chez eux, et pas en Europe. Donc le Parlement européen n’a pas pu avoir le rôle qu’il aurait aimé jouer. Certains râlent car cela prendrait plus de temps s’il fallait attendre que les Finlandais ou les Slovaques votent, mais bon, une fois que la décision est prise, et parfois ça va vite, l’assise est quand même plus solide.

Nonfiction.fr : Cela m’amène à formuler une remarque, liée à une impression de lecture : vous avez écrit une histoire "décentrée", c’est-à-dire qu’elle parle aussi bien des "petits" que des "grands" pays – vous parlez par exemple de ce qui est resté aux Pays-Bas comme un "lundi noir" (30 septembre 1991), qui marque l’échec de la proposition hollandaise de communautariser la politique étrangère.

Luuk van Middelaar : Peut-être faut-il venir d’un petit pays pour ça, c’est possible. Les Néerlandais sont, encore plus que les Belges, entre les trois grands, entre les trois espaces culturels anglophones, francophones et germanophones. Les Belges connaissent mieux la France, les Hollandais sont plus proches des Anglais dans le rapport à l’économie de marché, des Allemands pour ce qui touche à l’euro, et moi j’ai fait une partie de mes études en France, donc…

Nonfiction.fr : Concernant le rôle de la France, vous dites qu’elle occupe depuis longtemps un rôle moteur. Vous identifiez un point de bascule, en 1973,  où l’Europe passe du projet de paix au projet de puissance, et vous dites que la France "a transmis au cercle des membres une part de son désir vital d’être un acteur".

Luuk van Middelaar : Et il faudrait qu’elle continue !

Nonfiction.fr :
Donc ça ne vous semble plus le cas aujourd’hui ?

Luuk van Middelaar : Si, mais ce désir d’être acteur n’est pas encore assez profond.

Nonfiction.fr : Avez-vous l’impression qu’un des deux principaux candidats à la présidence de la République française incarne le plus ce désir ?

Luuk van Middelaar : Oui, mais là on parle des personnes. Pour ce qui est des projets politiques, je pense que Sarkozy comme Hollande veulent une plus grande prise politique sur les décisions économiques, notamment. Tout le sujet de la gouvernance politique des économies dans la zone euro, qui est un vieux désir français, est porté autant par la droite que par la gauche. Et maintenant c’est un peu plus accentué par la gauche, à cause de la discussion sur la négociation du traité budgétaire. Sarkozy s’est en partie lié les mains, mais il s’est battu – pendant deux ans j’ai pu l’observer de tout près – pour avoir plus de gouvernance dans la construction, face aux Allemands. Et c’est bien quelque chose qui est propre à la France, et qui va au-delà, ou en deçà, je ne sais pas, des partis politiques. Ce qui me frappe toujours avec la France, c’est qu’il n’y a pas d’autre pays en Europe qui a une conscience aussi précise de ses intérêts à long terme, et qui sont portés par tout l’appareil de l’État, c’est impressionnant. On retrouve ça un peu au Royaume-Uni, mais à part ça, il n’y en a pas. Or c’est avec une vision de long terme – dont  on pourrait facilement identifier quelques points forts, comme d’ailleurs l’ancrage de l’Allemagne en Europe – que les Français sont les maîtres dans l’exploitation du moment d’une crise. Parce qu’une crise c’est un moment où personne ne sait plus quoi faire. Mais si vous avez une idée de là où vous voulez aller, vous profitez du désordre ou du brouillard, pour tirer les choses dans votre sens. Ça c’est une chose que je peux admirer, en tant qu’observateur.

Nonfiction.fr : Je voudrais vous interroger sur une hypothèse, qui touche à l’articulation entre l’Europe et la vie politique nationale française, avancée en 2006 par l’historien Gilles Richard, dans la revue Vingtième siècle. Au XIXe siècle, la question politique majeure en France, celle qui détermina les autres, fut la "question du régime" (République laïque ou pas). Après l’installation de la République à la fin du XIXe siècle et le règlement de la question religieuse en 1905, s’imposa au XXe siècle la "question sociale". Et nous serions entrés, depuis le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dans un nouveau cycle dominé par la "question européenne" – qui a profondément recomposé le paysage politique français (scission "chevènementiste" à gauche, "souverainiste" à droite). Le choix d’intégrer plus avant la France dans l’Europe aurait répondu au souhait "de dynamiter de l’extérieur les clivages droites/gauches tels qu’ils s’étaient construits en France, de remettre en cause radicalement les règles du jeu de la République sociale, ce vaste programme s’avérant possible grâce au déclin conjugué du communisme et du gaullisme, aux évolutions des relations internationales et au passage de la deuxième à la troisième révolution industrielle." Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce que cela vous inspire au regard de la vie politique néerlandaise ?

Luuk van Middelaar : J’ai vécu de très près le referendum néerlandais, et le débat n’était pas sur "quelle Europe ?", mais sur "oui ou non l’Europe ?" Donc aux Pays-Bas,  le vote "non" était principalement "nationaliste", alors qu’en France il était davantage "socialiste", dans le sens de moins de libertés économiques (même s’il y a également un courant “souverainiste”).

Nonfiction.fr : Donc l’appropriation de la question européenne diffère selon les pays ?

Luuk van Middelaar : Absolument. Et c’est toujours quelque chose qui a du mal à être perçu : l’Europe signifie autre chose en Allemagne qu’en France ou aux Pays-Bas.

Nonfiction.fr : Quelles sont les réceptions de votre livre ? Des juristes, philosophes, historiens ou politistes ont-ils réagi à votre livre ?

Luuk van Middelaar : C’est encore un peu tôt peut-être. Quelques critiques, quelques entretiens dans des journaux. Et puis j’ai bien sûr eu des réactions de lecteurs, comme des diplomates français, par exemple Hubert Védrine, des gens qui connaissent intimement le sujet mais qui sont parfois un peu exaspérés des livres sur l’Europe qui leur tombent des mains et qui accueillent plutôt favorablement le mien - par contre Jacques Delors ne l'a guère apprécié. Mais c’est une réception un peu "souterraine". En Belgique également, le livre a été bien reçu. J’ai débattu à la Fondapol, à EuropaNova, et aussi à Bruxelles, où les gens, même s’ils ne sont pas d’accord, reconnaissent la valeur du propos. Aux Pays-Bas, le livre a bénéficié d’une très bonne réception, dans la presse comme dans les milieux universitaires et parmi les praticiens ; il a aussi reçu le prix Socrate du meilleur livre de philosophie.

Nonfiction.fr : Une dernière question : le Conseil européen, et son président, sont-ils encore centraux et moteurs dans le contexte de crise ? On a le sentiment qu’Herman Van Rompuy est effacé...

Luuk van Middelaar : C’est un choix personnel de sa part. Il fait son travail de médiation dans les coulisses, dans ses contacts avec les dirigeants. Il a considéré que son rôle était davantage celui d’un conciliateur que d’un arbitre, ne serait-ce que parce que ce serait vain pour lui de s’adresser au-delà du cercle des dirigeants européens.

Nonfiction.fr : Ce choix n’est-il pas contraint ? En même temps, vous expliquez qu’il fallait quelqu’un qui ne soit pas un "poids lourd" pour le poste ?

Luuk van Middelaar : Je pense que ça correspond au moment où nous sommes. Peut-être y aura-t-il un président européen du type Tony Blair en 2024, je n’en sais rien. Mais aujourd’hui ce n’est pas le moment car les tensions entre les pays européens, et entre les pays de la zone euro, sont trop vives. Mais on n’échappera pas à la question du public, et donc à la question de l’identification et de l’incarnation de l’Europe

 

* Propos recueillis le 20 mars 2012, à Paris.
 

* À lire : Luuk van Middelaar, Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement, Gallimard, “Bibliothèque des Idées”, 2012. Traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot.

 

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Crédit photo : Luuk van Middelaar par Sake Elzinga pour l'Historische Uitgeverij.