Une nouvelle approche de la construction européenne qui fera date.

* A l'occasion de la parution française du livre de Luuk van Middelaar (Le passage à l'Europe. Histoire d'un commencement, Gallimard, Bibliothèque des Idées), nous remettons cet article à l'honneur. 

 

C’est prendre un risque très calculé que d’annoncer, avec la récente parution à Amsterdam du Passage à l’Europe, histoire d’un commencement, du jeune philosophe et historien Luuk van Middelaar, l’arrivée d’un livre, directement tiré d’une thèse de doctorat, qui fera date dans l’abondante littérature sur la construction européenne. Car pour tout ceux, qu’ils soient europhiles ou eurosceptiques, qui déplorent l’abstraction et/ou la partialité d’ouvrages parfois décevants sur cet irritant « objet politique non identifié », voici l’antidote si longtemps attendu.

Par sa dimension résolument interdisciplinaire et internationale d’abord : Luuk Van Middelaar manie, avec érudition et virtuosité, références juridiques et philosophiques, invoque politologues et historiens, de toute époque et de toute nationalité. Les notes de discussion sur les grands débats théoriques, intelligemment regroupés en fin de volume par l’éditeur, sont un régal.

Par l’ampleur de sujets traités ensuite : rien moins que les 60 années de construction communautaire : non seulement les grandes étapes mais aussi le secret des négociations de la CECA à celles du Traité de Lisbonne, les péripéties autour des symboles européens (drapeau, hymne et monnaie) mais encore l’histoire de l’eurobaromètre… : le tout replacé dans le cadre de la politique internationale, de la guerre froide au 11 septembre et articulé, de manière très novatrice, avec la longue durée de l’idée européenne.

C’est en effet par son approche d’ensemble du phénomène européen que l’auteur affirme sa plus grande originalité : au lieu de sombrer comme tant d’autres dans une nouvelle discussion sur le sexe des anges (l’Europe est-elle une réalité « ancienne » ? « contemporaine » ? « intergouvernementale » ? « supranationale » ? « fédérale » ? « économique » ? « géographique » ? « politique » ? « technocratique » ? démocratique » ? « chrétienne » ? « laïque » ? ), Van Middelaar précise d’entrée son angle d’attaque : prendre tous ces mots au sérieux, non comme des tentatives de description mais comme des éléments de stratégies opposant des pays, des milieux, des intérêts : bref, comme autant d’enjeux de pouvoir.

Le prologue du livre est, de fait, placé sans ambiguïté sous l’invocation de Michel Foucault : « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou le systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. » Et Luuk van Middelaar de démonter et de démontrer « qui dit quoi et pourquoi ? » dans la grande cacophonie européenne : discours de la supranationalité de « la sphère interne », celle des organes intégrés (Cour de Justice, Commission, Parlement) mais aussi de nombreux juristes (Stein) et politologues (Siedentop), discours intergouvernemental de la « sphère externe », celle des Etats-nations du bon vieux « concert européen », dans ses versions contemporaines à la de Gaulle ou Thatcher, mais aussi dans les analyses de bien des historiens (Alan Milward, Stanley Hoffmann).

Cheminant sur l’étroite crête de la perspective foucaldienne, l’auteur ne glisse pas pour autant sur les pentes dangereuses qui la bordent: nominalisme jargonnant et « dénonciations » tous azimuts.


Car Luuk van Middelaar, sans le moindre parti-pris europhile ou europhobe, constate –c’est l’une des thèses centrales du livre- l’émergence progressive d’une véritable réalité européenne, imprévue au départ, et qui, peu à peu, invente son propre discours (l’ « Union ») et son propre organe (le « Conseil européen »): c’est la « sphère intermédiaire » rassemblant en permanence autour d’une même « table » (métonymie qui traverse le livre), les Etats-membres et où ils agissent, non comme des acteurs du jeu diplomatique classique mais comme co-responsables de l’entreprise commune. Et l’auteur de retracer, dans la meilleure veine foucaldienne, les moments de rupture où s’affirme peu à peu comme pratique dominante, avant d’être consacrée comme règle de droit (à Maastricht), la prééminence de cette nouvelle sphère.

C’est dans la même optique novatrice et avec le même brio que livre aborde dans sa dernière partie la question, ô combien rebattue,  du « déficit démocratique » d’une Europe « à la recherche de son public ». Pour la resituer là encore dans la compétition des discours tenus, tout en lui donnant une véritable assise civilisationnelle : car il s’agit de la concurrence de trois modèles qui puisent loin dans notre culture politique: stratégie « allemande » mettant l’accent sur la thématique identitaires (culture et symboles), stratégie « romaine » misant sur les  « clientélismes » intéressés des politiques communes ( de la PAC à la PESC), stratégie « grecque » enfin portant haut les valeurs de « citoyenneté » (« pétition », « parlement », constitution etc…).

Tous les poncifs des manuels reprennent ainsi fraîcheur et chair sous la plume alerte et l’humour quasi-voltairien de Luuk van Middelaar, qui transforme en autant de tragi-comédies captivantes les épisodes les plus austères de la construction européenne. Vitalité qui doit beaucoup à son expérience directe du quotidien communautaire, au cabinet de Frits Bolkestein puis au Parlement néerlandais, qui lui donne le sens de l’événement et de l’imprévu, du poids des affinités et des personnalités, des agendas cachés et de l’imbrication croissante des enjeux nationaux et européens.

Une démarche au total exemplaire : le public français pourrait tirer le plus grand profit de cette combinaison, rare chez nous, -on connaît le diagnostic de Tocqueville sur nos intellectuels, « si éloignés des affaires »- d’exigence théorique et de connaissance des réalités quotidiennes et de ce vigoureux engagement intellectuel sans la moindre concession partisane. 

Espérons donc qu’à la différence du premier ouvrage de Luuk van Middelaar, Politicide, justement consacré aux errements politiques des intellectuels français, sera vite traduit ce Passage à l’Europe que l’on doit, après tout, à un élève de… Marcel Gauchet !