Un ouvrage décisif pour tous ceux qui souhaitent restituer à l’histoire du néo-libéralisme toute sa complexité. 

Lorsque l’on consulte l’imposante bibliographie de Serge Audier, on ne peut qu’être frappé par le nombre de substantielles préfaces, qui, à elles seules, auraient largement pu constituer des ouvrages tout à fait consistants. Mais l’exigeante déontologie de l’auteur l’a bien souvent conduit à mettre son savoir et son talent au service d’œuvres qui, sans lui, n’auraient pas connu la lumière. La somme que constitue Néo-libéralisme(s) est ainsi le prolongement de son importante introduction au livre sur le colloque Lippmann   dont l’objectif était déjà de combattre les idées reçues sur une histoire complexe.

 

De l’hétérogénéité du néo-libéralisme

On peut être tenté de voir dans le néo-libéralisme un courant relativement homogène au sein duquel "le marché est conçu comme un mécanisme naturel qui, laissé à lui-même, engendre spontanément équilibre, stabilité et croissance"   , donc comme une réhabilitation du laisser-faire. C’est notamment la vision développée au sein de l’antilibéralisme par P. Bourdieu qui, en 1998, décrivait les politiques néo-libérales comme fondées sur la diminution du rôle de l’État, tout particulièrement de l’État social, et comme cherchant à instaurer une "exploitation sans limites"   . Pourtant, cette homogénéité n’était pas perceptible au sortir de la dernière guerre lorsque Sartre pouvait apparaître comme un représentant du néo-libéralisme, alors perçu par le trotskyste Pierre Naville comme un "libéralisme humaniste", "un libéralisme torturé, angoissé"   , ou lorsque la pensée d’un républicain comme Giuseppe Mazzini, fortement critique à l’égard du capitalisme, était considérée (en 1958) comme représentative du néo-libéralisme. Ce dernier fait alors référence à un libéralisme renouvelé, opposé au laisser-faire, et soucieux de subordonner l’ordre économique à la volonté politique, c’est-à-dire "très précisément le contraire de ce que l’on désignera finalement par ce terme"   . Bref, il est opportun de comprendre que "ce courant apparemment homogène a été traversé, en vérité, de graves tensions et contradictions qui sont peut-être l’une des meilleures voies pour en percer les faiblesses et pour dénoncer l’impasse historique de ce qui devait finalement s’imposer comme l’idéologie "néo-libérale” "   .

Ces quelques remarques suffisent, nous semble-t-il, à montrer qu’il est erroné de confondre le néo-libéralisme avec l’ultra-libéralisme, sous le prétexte que parmi les auteurs présents lors du Colloque Lippmann en 1938 (du 26 au 30 août), moment fondateur, on retrouve certains de ceux qui ont présidé à la création, en 1947, de la Société du Mont Pèlerin, étape décisive dans la constitution du corpus théorique de l’ultra-libéralisme. La réalité est bien différente : dans La Cité libre, l’initiateur du colloque de 1938, Walter Lippmann, a pour cible Ricardo et ses disciples, et non Keynes, comme tendent à le faire accroire les lectures hâtives de ce moment clef. Plus encore, on ne trouve, parmi les participants au colloque, aucun véritable représentant des partisans de la toute-puissance du marché. Mais surtout il est essentiel de ne pas perdre de vue la date de cette réunion : ce qui, en 1938, rassemble les intervenants c’est évidemment la critique du totalitarisme et la nécessité, corrélative, de défendre la démocratie. Le philosophe espagnol Ortega y Gasset en est le meilleur exemple. Dans La Révolte des masses, il invite à conjuguer les valeurs de la tradition libérale avec celles de la tradition socialiste et il préconise, par l’intervention de l’État, une "socialisation évolutive de la richesse". Difficile de voir là exprimé le credo de l’ultra-libéralisme.

On ne peut donc que souligner l’extrême diversité idéologico-politique des participants au colloque. Et rien ne vient étayer la thèse de l’influence décisive de Hayek, qui, en raison de son rôle dans la constitution de la société du Mont Pèlerin en 1947   , doit apparaître, pour donner du corps au lien causal entre le Colloque Lippmann et les propositions de l’ultra-libéralisme, comme un acteur essentiel de la rencontre d’août 1938   . Aussi, la plupart des auteurs qui, pour proposer une généalogie, se fondent sur cette relation causale sont-ils contraints à la simplification.

 

Une revendication plurielle

Ce refus de la simplification est au cœur de l’ouvrage de S. Audier. Cela le conduit à stigmatiser (parfois peut-être avec une inutile sévérité) ceux qui, s’autorisant quelques libertés avec la réalité historique, procèdent à de rapides amalgames et ne peuvent, dès lors, percevoir le caractère pluriel de la revendication néo-libérale, laquelle a, pour les uns, désigné l’accomplissement du libéralisme classique et, pour les autres, la rupture avec celui-ci et qui, dès lors, a pu opposer partisans de l’approfondissement de l’idée d’égalité et du développement de la protection sociale aux thuriféraires de la régulation globale par le marché, prêts à assumer le prix de l’injustice. De ces précieuses distinctions, les admirateurs du Foucault de Naissance de la biopolitique ou ceux de Bourdieu semblent, aux yeux de l’auteur, n’avoir cure. Et il faut reconnaître que S. Audier, par son érudition sans failles, emporte la conviction.

Il montre, en effet, que les paradigmes qui commandent les visions du présent et du passé néo-libéral ne permettent pas une véritable compréhension de son histoire. C’est l’objet fondamental du livre que d’en apporter la preuve. Ainsi, c’est à partir de l’analyse du libéralisme allemand entre 1930 et 1960 et ensuite d’une partie du libéralisme américain, telle que proposée par Foucault, que les foucaldiens fourniront une grille d’analyse du capitalisme contemporain. Ce faisant, ils commettent une erreur de perspective et relativisent le contexte idéologique dans lequel Foucault inscrit sa vision du néo-libéralisme (contre Baudrillard, Marcuse, Debord ou encore Reich). Ils sont, dès lors, conduits, tout particulièrement des auteurs aussi estimables que C. Laval et P. Dardot, à insister sur les mutations néo-libérales de l’Etat, qui contribuent à étendre la concurrence à toutes les relations sociales et la logique de marché à toutes les sphères d’activité, plutôt que sur les tendances anti-étatistes du néo-libéralisme. Non, bien entendu, que cette grille néo-foucaldienne n’ait aucune fonction heuristique, mais elle minimise la capacité de nombreux individus à échapper à ce projet néo-libéral. Elle se présente donc comme une "critique funèbre", selon l’expression de Ch. Ramaux, et, plus ennuyeux, une critique aporétique dans la mesure où l’on perçoit difficilement comment le sujet assujetti ainsi décrit pourrait conquérir les moyens de son émancipation.

De l’importance des moments oubliés

Si nous évoquions l’inutile sévérité de l’auteur, c’est avant tout parce que les matériaux mobilisés sont si nombreux et variés, et d’une rare précision analytique, qu’ils se suffisent largement à eux-mêmes. On apprend ainsi à mesurer l’importance de moments oubliés de cette histoire, parmi lesquels le Colloque d’Ostende de septembre 1957. Cette rencontre a pour thème l’évolution du libéralisme depuis le Colloque Lippmann. Et si l’on se réfère aux bilans rédigés par un économiste français, Pierre Dieterlen, et par Louis Rougier, acteur majeur du Colloque Lippmann, on constate l’essor d’un pôle très radical en faveur du libre marché. Néanmoins, cette montée en puissance ne doit pas dissimuler que subsiste, face à ce courant " intégriste ", un courant social et interventionniste clairement opposé à la pensée du libéralisme économique du XIXe siècle, décrite par Dieterlen comme une dégénérescence du libéralisme. L’économiste hétérodoxe n’hésite pas à se référer à " d’authentiques libéraux ", tels " Proudhon, Stirner et peut-être le jeune Marx, c’est-à-dire des hommes qui, indignés par les exactions de l’ordre établi, prirent le parti d’en prêcher l’antithèse"   . C’est ce même Dieterlen qui propose l’abandon du préfixe néo et suggère l’adoption de l’expression de " libéralisme critique ", dont on peut regretter qu’elle ne se soit pas imposée. Même Louis Rougier, dont les engagements politiques de l’époque sont plus conservateurs, s’accorde sur les objectifs (accroissement du bien-être, des loisirs, du niveau culturel) avec les libéraux progressistes et manifeste une incontestable distance avec les membres éminents de la Société du Mont Pèlerin que sont Ludwig von Mises et Hayek.
Ces divergences, observables lors du colloque de 1938 comme lors de celui de 1957, sont également présentes au sein de la Société du Mont Pèlerin. Audier montre que l’histoire de celle-ci ne peut s’interpréter correctement qu’en référence à celle de la création d’une autre fondation, l’Internationale libérale, dont la conférence fondatrice eut lieu à Oxford du 9 au 14 avril 1947 (alors que le 10 avril se terminait la rencontre du Mont Pèlerin). Or cette création est une pièce essentielle au dossier de l’hétérogénéité du néo-libéralisme. L’Oxford Manifesto affirme qu’" une amélioration continue des conditions de l’emploi, de l’habitation et de l’environnement des travailleurs est essentielle ". Il prône, en outre, " le développement des régions arriérées du monde "   , engagements qui, relevant d’un libéralisme progressiste, sont fort éloignés de ceux de Mises et de Hayek, ce dernier ayant au sein de la Société du Mont Pèlerin une influence bien plus importante (qu’il ne faut cependant pas surestimer) que celle qu’il avait eue lors du Colloque Lippmann.

Mais ce qui accentue plus encore la distance entre ces courants, c’est certainement l’imposante présence des économistes de l’école de Chicago au sein de la Société du Mont Pèlerin (alors, notons-le, qu’aucun d’entre eux n’avait participé au Colloque Lippmann). Et, même si l’école de Chicago en 1947 n’est pas celle des années 1970 et au-delà, le plus représentatif de ses membres, Milton Friedman, deviendra de plus en plus politiquement conservateur, jusqu’à soutenir Barry Goldwater, candidat républicain à la présidence des Etats-Unis en 1964. Durant toutes ces années, les tensions sont vives au sein même de la Société du Mont Pèlerin, à tel point que S. Audier n’hésite pas à parler de schisme entre les amis de Wilhelm Röpke, principal représentant de l’ordo-libéralisme allemand (c’est-à-dire, très approximativement, de l’économie sociale de marché), et ceux de Hayek. Ce schisme se traduit, au milieu des années 1970, par un " grand basculement " (voir notamment pp. 362-370) vers un libéralisme intransigeant avant tout soucieux de liquider " les vieilles lunes interventionnistes et keynésiennes " (p. 365), aux antipodes des partisans du New Deal.

C’est à cette période que le néo-libéralisme perd son équivocité pour désigner l’anti-individualisme et l’anti-étatisme, visage sous lequel il est désormais presque unanimement perçu. Les orientations progressistes de nombre de participants du Colloque Lippmann sont désormais totalement enterrées. Seul subsiste un libéral-conservatisme qui, aux dires de nombreux auteurs, apparaît, dans une perspective téléologique rassérénante, comme le produit inéluctable d’une histoire pourtant passablement plus complexe.

De cette histoire, contrairement à ce que cette recension pourrait laisser croire, Audier ne se contente pas de nous faire connaître les péripéties (péripéties dont la méconnaissance conduit nécessairement à l’aplatissement idéologique), mais il nous fournit les outils interprétatifs. Aussi l’imposant chapitre III (pp. 339-508) expose-t-il, à travers une analyse extrêmement consistante des paradigmes qui ont commandé l’offensive contemporaine de la droite libérale et conservatrice, les enjeux de ces querelles doctrinales. On apprend notamment que les tensions repérées dans la déjà longue histoire des néo-libéralismes ne peuvent se réduire à des luttes de pouvoir. Ce sont bien "des modèles épistémologiques, des conceptions philosophiques ou encore des choix programmatiques qui se sont affrontés"   .

L’idée centrale de l’auteur s’impose avec une force contraignante, sauf à fermer les yeux sur la réalité factuelle : il convient de " déshomogénéiser " le néo-libéralisme et d’en faire ainsi un instrument de compréhension de notre présent. Ce mouvement est requis pour qui souhaite ne pas confondre l’espérance libérale, que célèbre, en apparence paradoxalement, un auteur comme Chomsky, lequel ne souhaite rejeter " ni l’attachement d’Adam Smith à l’égalité, ni sa critique tranchante de la division du travail, ni ses arguments contre les principes fondamentaux de ce qu’on appelle aujourd’hui le néo-libéralisme "   , et un néo-libéralisme défini, avec bonheur, par Audier comme un anti-solidarisme. Car un néo-libéralisme fidèle aux inspirations progressistes de nombre des participants au Colloque Lippmann se doit de réconcilier liberté et solidarité, en ayant pour horizon, comme l’écrit l’auteur, " l’universalisation de la liberté ", universalisation impensable sans une authentique redistribution.

Est-il nécessaire de préciser que, désormais, le citoyen soucieux de comprendre cette histoire, notre histoire, ne peut se dispenser de la lecture de cet ouvrage décisif ?

 

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- Serge Audier, Le colloque Lippmann. Aux origines du néo-libéralisme, par Jérôme Tournadre-Plancq.