La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie fait partie de ces thèses qui rencontrèrent un écho singulier dans l’espace public , alors que l’opinion recevait les confessions pour le moins ambiguës des généraux Massu et Aussaresses, acteurs de premier plan de la violence de guerre pratiquée par l’armée française en Algérie. Spécialiste incontournable d’une guerre longtemps restée innommée, son auteure, Raphaëlle Branche, revient pour nonfiction.fr sur les traces d’un conflit dont les mémoires conservent les cicatrices, cinquante ans après les accords qui scellèrent la fin des combats. Cette première partie de l'entretien aborde la définition de la nature de ce conflit et de ses différentes dimensions.
Nonfiction.fr- Le combat pour qualifier les "événements" d’Algérie comme "guerre" a été long. Il y a encore aujourd’hui de nombreux débats sur le début, la fin et la nature de cette guerre. A partir de quand peut-on véritablement employer le terme ?
Raphaëlle Branche- Il est difficile de répondre de manière tranchée à cette question. Le problème est de savoir ce que cela signifie de nommer les choses "guerre". On le voit bien aujourd’hui en Afghanistan. Si une guerre, c’est un minimum de forces armées qui se battent les unes contre les autres, un minimum de morts, un type de cibles, il y a une guerre en Algérie à partir du 1er novembre 1954 dans l’Aurès, c’est-à-dire dans un massif quelque part au sud-est du pays. On n’est pas du tout dans une logique territoriale générale. On est dans ce que les Français pensent être limité et cantonné. Ce qu’ils ne voient pas, c’est qu’il y a une structuration politique clandestine puissante, qui est présente dans toute l’Algérie mais qui n’a pas encore pris la forme d’une lutte armée. On peut considérer que ça commence là, même si, objectivement, il n’y a pas d’opérations militaires sur tout le territoire. On peut considérer que la logique politique qui sous-tend ce soulèvement armé est en place depuis longtemps puisqu’elle est liée à la colonisation. On peut aussi considérer qu’il faut attendre une généralisation des opérations militaires à tout le territoire, en 1956. Il y a plusieurs réponses à votre question. La perception de chacun des acteurs était très différente selon l’espace où il se trouvait. Dans l’Est algérien, ils ont sans doute tous eu l’impression d’être en guerre très tôt. Dans l’Algérois, sans doute aussi. Dans l’Oranie, à l’ouest, sans doute beaucoup plus tard parce qu’il n’y avait pas de danger. On pouvait circuler librement, l’état d’urgence a été décrété dans certaines régions de l’Algérie mais surtout à l’Est. Selon l’espace où l’on se trouve, selon qu’on habite en ville ou non, la perception change. Oran est une ville complètement européenne, où il n’y a pas d’Algériens, donc il y a une possibilité d’organisation clandestine assez faible, notamment par rapport à certaines petites villes où ils peuvent faire des coups d’éclats. Il faut toujours se rappeler que l’Algérie est un très, très grand pays, très inégalement peuplé, avec un immense désert.
Nonfiction.fr- L’entrée dans la guerre est assez lente et progressive. Est-ce que ce facteur a eu une incidence sur sa définition a posteriori ?
Raphaëlle Branche- Je ne sais pas. Je crois qu’il y a deux éléments importants : d’abord, le FLN est un nouvel acteur sur la scène algérienne. Il n’existe pas avant 1954. Il naît le jour des premiers attentats. Il faut comprendre qui sont ces hommes armés, qui ne sont que quelques centaines. Il faut comprendre qu’ils tentent de prendre le pouvoir dans un parti qui, lui, préexiste. On est dans une logique de groupuscule qui prend le pouvoir sans que ce soit explicite. Il faut comprendre tous les acteurs : le gouvernement français, bien sûr, mais aussi les Algériens. Ces derniers ne connaissent au départ que Messali Hadj, le grand chef nationaliste. Il y a cette dimension-là. Il a fallu du temps pour accorder du crédit à ces têtes brûlées du FLN qui avaient osé quelque chose d’incroyable : défier la France. La France est présente depuis un siècle environ, donc c’est difficile de comprendre que quelques hurluberlus qui réussissent à détruire quelques poteaux téléphoniques sont une menace.
Nonfiction.fr- Parlait-on alors de guerre civile ou de guerre d’indépendance ?
Raphaëlle Branche- Je ne crois pas qu’on n’ait jamais parlé de guerre civile en Algérie. Même du point de vue français, il s’agit de quelque chose qui relève du trouble à l’ordre et de la rébellion. Pour parler de guerre civile, il faudrait des factions, et une ampleur différente. De fait, on n’est jamais à égalité : la France écrase le FLN absolument pendant toute la guerre. En revanche, au sein de l’Algérie, il peut y avoir des logiques de guerre civile, d’affrontements internes, puisque certains Algériens fidèles à Messali refusent de rallier le FLN et vont s’armer contre lui. Evidemment, la France va en profiter et alimenter cette forme de maquis dissident. Le messalisme sera écrasé très vite. En France en revanche, en métropole, on peut peut-être employer le terme puisque deux factions politiques opposés (le FLN et le MNA de Messali) prennent les armes l’une contre l’autre. La police parle de "règlement de comptes" mais il y a une logique, fût-elle embryonnaire, de guerre civile.
Un autre élément important est le fait d’engager massivement dans l’armée française des Algériens. C’est ce qu’on appelle l’algérianisation de la guerre. En Afghanistan aujourd’hui, on parle d’afghaniser la guerre. Il s’agit d’engager dans un camp des gens revendiqués naturellement et politiquement comme de l’autre camp. Dans la deuxième partie de la guerre, la France engage des supplétifs algériens dans le but évident d’alimenter une logique de guerre civile. Cela a des effets très délétères à court terme puisque quelques années plus tard, la France perd la guerre, et ces hommes sont accusés d’avoir collaboré avec la France. Ce qui n’est pas complètement faux d’un point de vue militaire. On retrouve des logiques d’épuration sauvage comme en 1944 en France.
Nonfiction.fr- Quel rôle joue l’effort de bipartition de la citoyenneté entre algériens "francais", auxquels sont très rapidement assimilés les populations juives au XIXe siècle, et algériens "musulmans" dans l’auto-définition des groupes qui s’opposent durant la guerre d’indépendance ?
Raphaëlle Branche- Les juifs d’Algérie, qui sont des indigènes comme les autres, deviennent des citoyens de plein droit avec le décret Crémieux en 1870. Ils sont alors détachés des autres indigènes parce qu’ils ont tous les droits politiques. Mais à partir de 1944, tout le monde a le droit de vote en Algérie, sauf les femmes. Il faut attendre 1958 pour elles. L’idée est qu’il n’y ait plus de discriminations dans la loi. En principe, tout le monde est égal mais certains sont plus égaux que d’autres car il y a des collèges électoraux. La voix d’un Algérien d’origine européenne n’a pas le même poids que celle d’un citoyen de descendance musulmane- le mot "musulman" a un sens ethnique à l’époque pour désigner tous les indigènes algériens, qu’ils soient musulmans ou non. Il y a une discrimination de fait mais plus de droit. Une certaine historiographie a d’ailleurs considéré qu’il y avait eu une réelle tentative, manquée, pour faire abolir les discriminations. En fait, elles sont tellement profondément ancrées dans la logique coloniale qu’elles existent pour toutes ces personnes qu’on tutoie et qu’on rudoie. Il y a donc deux groupes qui sont distingués par leurs privilèges.
Nonfiction.fr- On observe donc que les forces armées engagées l’une contre l’autre- l’Etat français et le FLN- ne correspondent qu’imparfaitement aux catégories de la population algérienne qu’elles sont censées représenter ?
Raphaëlle Branche- Absolument, parce qu’elles ne sont pas censées représenter ces groupes. Chaque parti n’a pas la même analyse. Le FLN part du principe que la nation algérienne existe et est arabo-musulmane. Ce qui complique la place des Algériens d’origine européenne. Cette nation, à la fois inclusive et exclusive, devrait en gros désigner les indigènes d’Algérie. Pour le FLN, il y a un principe national, deux camps et une lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est pas du tout le point de vue français. L’armée française a une autre vision de l’Algérie : elle considère qu’elle a des Français en face d’elle. Cette grille de lecture politique distingue donc entre les indépendantistes et les fidèles à la France. Elle ne reconnaît jamais un principe national algérien, sauf à Evian, où il n’y a plus le choix. Toute l’action de la France consiste à nier ce principe national et donc à décrypter la situation soit en termes criminels – "ce sont des délinquants, des criminels"- soit en termes politiques, en parlant d’indépendance. Les deux visions qui s’affrontent ne correspondent pas au réel par ailleurs parce qu’il y a en effet des Algériens dans l’armée ou l’administration française, intégrés au système colonial, et inversement, des Européens, plus rares, qui vont soutenir la lutte pour l’indépendance nationale. Le principe national ne divise pas exactement les partis impliqués même s’il structure le conflit.
Nonfiction.fr- Que sait-on de l’implication des puissances mondiales dans ce conflit ? Dans quelle mesure a-t-il été international ?
Raphaëlle Branche- Le principe national existe précisément parce qu’il relève du droit international. Il est posé par Wilson en 1918 puis par la Charte des Nations Unies et sera réaffirmé à Bandung en 1955. Le principe national s’impose clairement. Il est à la fois récent et puissant. Tout va dans ce sens et le principe de l’empire colonial va à rebours de l’histoire. Surtout dans les années 1950 et 1960. Ce contexte international est important. Ensuite, la guerre d’Algérie s’inscrit dans le contexte de la guerre froide. La France a des alliés qu’elle mobilise : la Grande-Bretagne, alliée privilégiée parmi les privilégiés, parce qu’elle a aussi des intérêts coloniaux à défendre. C’est plus compliqué avec les Etats-Unis en raison de leur histoire teintée non d’antiimpérialisme mais d’anticolonialisme. De l’autre côté, il y a la Chine, l’URSS, le bloc de l’Est, la Yougoslavie, les pays arabes, et les pays maghrébins indépendants depuis 1956. Ils soutiennent le FLN matériellement, en armes, en munitions, en matériel de propagande- ils envoient des reporters et des cameramen- en médicaments, en base arrière- les militants du FLN sont accueillis au Caire, à Tunis, à Rabat. Et c’est un soutien international : puisque l’Algérie n’existe pas, ces pays vont parler en son nom, poser la question algérienne à l’ONU, interpeller la France sur ce qu’elle fait en Algérie. Ils prêtent leur voix aux membres du FLN qui ne peuvent pas parler, ce qui est un élément important. Cela dit, on attend des travaux sur la Chine puisqu’on manque encore de sources.
Nonfiction.fr- Vous avez insisté dans vos travaux sur le rôle des soldats comme individus dans les formes prises par la guerre d’Algérie : de ce point de vue, cette guerre vous semble-t-elle exceptionnelle ou paradigmatique ?
Raphaëlle Branche- Cette guerre appartient aux conflits de la première moitié du XXe siècle. Il faut se rappeler que les militaires français appelés sous les drapeaux n’ont pas de marges de manœuvre. Ils ne peuvent pas refuser, sauf à déserter. Si on s’insoumettait, on faisait de la prison puis on était renvoyé en Algérie. Ceux qui s’insoumettaient en espérant la fin de la guerre pendant leur peine de prison ont parfois dû à nouveau s’insoumettre. La marge de manœuvre est très faible pour ceux qui voudraient ne pas faire la guerre donc presque tous partent. Pouvaient-ils ensuite protester une fois sur place ? En fait, très peu. Dès lors qu’on demande à un soldat de mettre en œuvre une action illégale, la marge de manœuvre est plus grande pour ne pas répondre à cet ordre mais le soldat reste soumis à sa hiérarchie immédiate, autoritaire.
La guerre dure huit ans, c’est beaucoup plus long que la campagne de 1940, beaucoup plus long que la Première Guerre mondiale. Et la distance par rapport au centre de décision politique est beaucoup plus grande. Une liaison aérienne entre Alger et Paris a été mise en place juste avant la guerre. Donc Alger n’est pas très loin mais pas tout près non plus. Il y a des effets de temps, de connaissance du terrain et de connaissance de l’ennemi qui donnent du poids aux militaires. Il y a cette forme de compétence qui va fonder une autonomie relative des militaires. Mais les décisions sont toujours politiques, elles n’échappent jamais au politique. Quand le Général de Gaulle introduit l’idée d’autodétermination, il change immédiatement de général en chef avant même que ce dernier, le général Challe, ne puisse mener sa mission à bien. En revanche, les politiques font confiance aux militaires et ont le plus souvent été le relais de leur action. Ce n’est pas une relation à sens unique : les politiques se nourrissent des analyses qui viennent des militaires, en particulier Robert Lacoste, qui a été ministre résidant en Algérie, en charge de la politique de la France en Algérie entre 1956 et 1958- deux années très importantes. Celles, par exemple, du détournement d’un avion au Maroc où se trouvent des représentants du FLN. Robert Lacoste se fait l’écho de toutes les revendications militaires. Alors, qui décide ? C’est difficile à dire, mais il y a une très bonne entente entre eux. Quand des divergences apparaissent, plus tard, le Général de Gaulle reprend la main. Il fait faire à la politique algérienne de la France un énorme tournant. Non seulement il remplace Challe, mais il essaie de mettre fin à certaines pratiques, de limiter la torture et les exécutions sommaires. Il rappelle certains principes pour ne pas donner aux militaires le sentiment qu’ils ont raison quoi qu’ils fassent. A ce moment-là, on se dirige vers l’indépendance, l’année 1960 est un moment de grande tension
IIe partie : Les violences de guerre.
* Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz et Pierre Testard.