Une actualisation nécessaire en période électorale des connaissances sur les classes moyennes françaises.
En cette période préélectorale, la notion de « classes moyennes » est usée de part et d’autre de l’échiquier politique, entre François Hollande désirant alléger la fiscalité des « classes moyennes » par un report sur les plus hauts revenus, Nicolas Sarkozy ouvrant son QG à Paris au milieu des « classes moyennes » et Marine Le Pen voulant « rendre justice aux classes moyennes ». Un éclairage sociologique récent de Dominique Goux et d’Eric Maurin permet d’analyser ces différents propos en se proposant de définir et de qualifier la situation des « classes moyennes » en France des années 1980 à nos jours, à la fois comme prolongement des analyses classiques de Mendras sur la moyennisation signe d’une Seconde Révolution Française (1988), et comme prolongement des autres travaux de Dominique Goux et Eric Maurin sur des thèmes proches .
Afin de mener à bien cette enquête sociologique, les auteurs s’attachent à observer le cœur et les frontières des « classes moyennes » dans l’introduction et le premier chapitre, puis à décrire les grandes évolutions de la place des « classes moyennes » dans la stratification sociale (chapitre 2), à l’école (chapitre 3), lors de la valorisation des diplômes sur le marché du travail (chapitre 4) et sur le marché immobilier (chapitre 5). La grande force du livre est alors de présenter de manière claire différentes études permettant précisément d’apprécier la position des « classes moyennes » dans la société française vis-à-vis de différents enjeux de société fortement politisés.
Le premier chapitre est le plus important, car il tente de cerner ce que l’on peut de nos jours appeler les « classes moyennes » françaises. La difficulté d’une définition sociologique d’un groupe social est en effet de trouver : 1. des caractéristiques communes à tous les membres de ce groupe et dans le même temps distinctives du reste de la société ; 2. et que ces mêmes caractéristiques communes aient une signification objective et subjective suffisamment explicative pour minorer, sans forcer le réel, les autres différences pouvant apparaître au sein du groupe social constitué a priori à partir de ces caractéristiques communes.
Dans le premier chapitre, Dominique Goux et Eric Maurin proposent alors une nouvelle définition des « classes moyennes », leur permettant de raccrocher dans le même temps aux définitions classiques. La caractéristique commune aux membres des « classes moyennes » est selon eux visible à partir de leurs compétences spécifiques : « les statuts et les emplois occupés par les classes moyennes ne sont pas simplement un peu plus qualifiés que ceux des ouvriers et un peu moins qualifiés que ceux des cadres et des professions intellectuelles supérieures ; ils sont aussi d’une nature différente. Ils sollicitent des compétences plus difficilement transférables d’un contexte à l’autre, ou d’une époque à l’autre, des compétences moins générales et donc fondamentalement plus précaires que celles des cadres. Il en découle une dépendance plus étroite à l’employeur du moment et, par conséquent, un rapport plus inquiet à l’éventualité de devoir en changer » . A ce titre, les « classes moyennes » de Goux et Maurin renvoient essentiellement aux PCS des « professions intermédiaires » auxquelles ils ajoutent les « artisans » et les « commerçants » .
Cette définition a d’une part pour avantage de tenir compte de la salarisation croissante de la population française que l’on considère généralement comme le cœur de la mutation des « classes moyennes » depuis la Seconde Guerre Mondiale (avec le déclin relatif des emplois indépendants). Cette définition a d’autre part pour mérite de fournir un lien explicatif avec les différentes conceptions classiques des « classes moyennes ». D’un côté, cette idée de compétence spécifique permet de comprendre que les individus des « classes moyennes » vont être dotés d’un certain capital intermédiaire entre le prolétariat et les capitalistes ce qui emprunte à la théorie marxiste (et bourdieusienne) : selon les auteurs, les « classes moyennes disposent de ressources à la fois réelles et incertaines », réelles car « les catégories intermédiaires disposent d’un capital à quoi s’accrocher » et incertaines car « leur situation reste sourdement menacée par la déqualification, le chômage ou encore l’appauvrissement » . D’un autre côté, cette idée de compétences spécifiques, donc temporairement enseignables, permet de souligner la centralité des « classes moyennes » dans la société, tant dans la stratification sociale que dans les flux de mobilité, comme l’avançait déjà Alexis de Tocqueville . En possédant des compétences moins « générales » que celles des cadres et plus complexes, souvent à connotation scolaire, que celles des ouvriers et des employés, les « classes moyennes » forment un « centre de gravité de la société, celui autour duquel s’articulent les destins et les représentations » . Enfin, cette idée de compétences spécifiques, et donc de compétences valorisées mais périssables, permet également de comprendre la définition de Serge Berstein des classes moyennes centrée sur leur attitude où « la peur du déclassement, crispé sur un petit patrimoine, le dispute à l’envie de rejoindre l’élite du pays » .
Cette définition des « classes moyennes » est alors étayée dans le premier chapitre par différentes preuves sur les caractéristiques statiques et dynamiques des PCS 21, 22 et 4. C’est l’analyse de la mobilité professionnelle aux marges des classes moyennes qui se révèle être la plus intéressante mais aussi la plus difficile pour tenter de circonscrire ce groupe social. Dominique Goux et Eric Maurin rappellent bien qu’une véritable réfutation de l’hypothèse de moyennisation doit « aussi démontrer que chacun n’occupe pas tour à tour, au cours de sa vie, les différentes positions de la hiérarchie sociale et ne gravite pas finalement autour d’une même situation moyenne » . S’inspirant d’études antérieures sur le sujet , les deux auteurs proposent d’analyser les flux de mobilité intragénérationnelle, ce qui leur permet de conclure à la validité de leur définition, appuyée notamment par le fait que « les marges des classes moyennes se laissent décrire comme un salariat dont le niveau de formation est typique des professions intermédiaires (c'est-à-dire bon, sans être très bon) mais qui se trouve temporairement déclassé dans les catégories modestes ou au contraire temporairement surclassé dans les catégories supérieures » .
A partir de leur définition, Dominique Goux et Eric Maurin cherchent alors à observer comment les « classes moyennes » ont vu leur position se modifier tant au niveau scolaire (chapitre 3) qu’au niveau professionnel (chapitres 2 et 4) et au niveau immobilier (chapitre 5). A ce titre, une difficulté méthodologique est à plusieurs reprises évoquée et traitée pleinement par les auteurs : dès qu’il s’agit d’observer des positions dans la société ainsi que les situations de promotion sociale et de déclassement social, la diversité des réponses possibles dépend fortement de la focale d’analyse (la société dans son ensemble, un groupe social, un individu), du référentiel utilisé (promotion ou déclassement intragénérationnel ou intergénérationnel) et des données précises employées pour effectuer l’analyse (qui diffère par exemple si l’on s’intéresse aux individus âgés de 30 à 39 ans ou de 40 à 49 ans car les individus plus âgés n’ont pas connu les réformes les plus récentes) ; mais il ne faut pas oublier également qu’une comparaison dans le temps voulant mesurer des changements de position liés à une détérioration ou à une amélioration objective des places doit tenir compte des changements structurels qui affectent les positions de tous . Ces précautions prises, les auteurs arrivent alors à montrer que, dans l’ensemble, les « classes moyennes » n’ont pas connu de dégradation de leur position dans la société dans les différents domaines étudiés . Les quelques défauts de l’ouvrage sont à ce titre moins importants que les résultats qu’il apporte .
En matière professionnelle , les « classes moyennes » ont été caractérisées par une croissance de leurs effectifs sans détérioration de leur exposition au chômage, contrairement aux « classes populaires » qui regroupent ici les « employés » et les « ouvriers ». Dans le même temps, l’écart entre les salaires moyens des « classes moyennes salariées » et ceux des « cadres et professions intellectuelles supérieures » est resté stable même si la croissance numérique de ce groupe a conduit au recul des « classes moyennes salariées » dans la hiérarchie des salaires . De plus, l’analyse des membres des « classes moyennes » montre qu’elle est plus composée de personnes en situation d’ascension sociale intergénérationnelle que de personnes en situation de déclassement intergénérationnel. Enfin, l’analyse des enfants des « classes moyennes » montre que pour ceux-ci, contrairement à une idée reçue, « le risque de déclassement est assez fort […] mais pas spécialement plus élevé que naguère » et que « les difficultés rencontrées par les enfants des classes moyennes pour s’élever dans la société ont eu tendance à décroître au fil du temps » notamment en raison de la démocratisation scolaire opérée avec l’instauration du collège unique et l’ouverture plus large de l’université
C’est d’ailleurs cette question des « classes moyennes dans la compétition scolaire » qui constitue le troisième chapitre de l’ouvrage. Dominique Goux et Eric Maurin, forts de leurs études antérieures retracent ici les étapes de la compétition scolaire, d’abord de 1960 à 1985 où l’enjeu pour les enfants des « classes moyennes » fut d’obtenir au moins un baccalauréat puis de 1985 à 1995 où l’enjeu fut d’investir les filières les plus générales du lycée et les plus valorisées tout en obtenant au moins un diplôme du supérieur. Afin d’observer les résultats des stratégies familiales entreprises par les « classes moyennes », les auteurs proposent une méthode originale fondée sur le calcul d’un « rang scolaire moyen ». Ce dernier agrège le rang scolaire atteint par les individus issus d’un même milieu social à chaque génération afin de tenir compte de l’élévation du niveau moyen des diplômes dans la population et s’échelonne de 0 (tous les individus d’un même niveau social ont le niveau de diplôme le plus haut possible pour cette génération) à 100 (tous les individus d’un même niveau social ont le niveau de diplôme le plus bas possible pour cette génération). Un graphique éloquent conclut à la gigantesque stabilité des classements scolaires selon le milieu social d’origine, preuve s’il en est du maintien hiérarchique des « classes moyennes » dans la compétition scolaire et constituant ainsi une sérieuse actualisation des analyses de Pierre Bourdieu conformément à l’intuition sociologique selon laquelle la démocratisation quantitative n’empêche nullement les stratégies de distinction de faire toujours effet .
Le cinquième et dernier chapitre constitue une dernière preuve du maintien des « classes moyennes » dans la hiérarchie sociale, ici dans le cadre du marché immobilier. A partir d’une enquête inédite portant sur la période 2001-2010, les auteurs sont en mesure de montrer les mobilités résidentielles visant à obtenir de la « promotion territoriale » (accéder à de « meilleurs » quartiers en matière de voisinage et notamment quant aux enfants partageant la scolarité de son propre enfant) ou à éviter du « déclassement territorial » (lorsque le voisinage est jugé en déclin). Cette analyse porte ici d’ailleurs moins sur les « classes moyennes » observées à partir des PCS que sur leur approximation à partir des niveaux de revenus déclarés par les enquêtés. Le résultat principal est, au niveau des groupes, celui d’une grande stabilité résidentielle où « chacun met son pauvre à distance » et où « on ne relève aucune aggravation de la ségrégation territoriale, aucune accélération de la sécession territoriale des ménages les plus riches, pas davantage qu’une relégation des ménages de classes moyennes vers des voisinages déshérités » . Cette immobilité globale résulte d’incessants flux de déclassements et de reclassements au niveau individuel, mais là encore les « classes moyennes » ont objectivement mieux résisté aux mutations sociales (notamment en matière d’accès à la propriété) que les « classes populaires ».
Avec ces différents chapitres, Dominique Goux et Eric Maurin proposent ainsi de riches analyses des « classes moyennes » contemporaines, dont on retiendra principalement la partie définitoire ainsi que la conclusion générale sur le maintien des positions dans la hiérarchie sociale pour cette partie de la population. On regrettera cependant le manque de données disponibles pour le lecteur curieux de reprendre par lui-même les comparaisons effectuées par les auteurs entre les différents groupes sociaux . Reste que l'ouvrage constituera sans doute un des classiques de la littérature sociologique sur les "classes moyennes" françaises pour le début de ce XXIème siècle