Un ouvrage accompli et pédagogique qui permet de prendre toute la mesure du déclassement pour mieux en prévenir les causes.

Est-il juste de dire que l’ascenseur social est en panne alors même qu’il s’est mis à dégringoler pour une partie de la population ?
Notre société connaît un paradoxe : bien que plus diplômés que leurs parents, un grand nombre de trentenaires et de quarantenaires se retrouvent dans l’incapacité de maintenir la position sociale de leurs parents. C’est à ce phénomène du déclassement que Camille Peugny s’est intéressé dans cet ouvrage pédagogique, accessible y compris pour les profanes de la sociologie.


Un demi-siècle de sociologie historique de la France

Mettant en garde le lecteur contre les représentations immédiates du déclassement en termes d’échec personnel, Camille Peugny montre bien comment le déclassement est avant tout un phénomène social, au sens où l’entendait Durkheim   , c'est-à-dire un fait extérieur à l’individu et qui s’impose à lui, s’inscrivant dans une période économique et sociale donnée. C’est à travers la description des deux principaux cycles qui ont marqué l’histoire économique et sociale de la France depuis la seconde guerre mondiale que le lecteur prend conscience de l’importance qu’a pris ce phénomène du déclassement en France.

La période qualifiée de "Trentes Glorieuses" fut une période "bénie" marquée par une forte croissance, un faible taux de chômage, voyant l’apparition d’une classe moyenne bénéficiant de conquêtes sociales importantes, notamment des hausses régulières de salaires, et connaissant donc de réelles perspectives de mobilité sociale ascendante. Le déclassement apparait comme la conséquence du nouveau cycle économique qui s’ouvre au début des années 1970 avec le "tournant néo-libéral" dépeint par Bruno Jobert   . Historiquement, ce sont les cohortes nées dans les années 1940 qui connurent les meilleures perspectives de mobilités sociales (situation "plafond") pour une situation "plancher" dans les années 1960.
Camille Peugny inscrit donc son ouvrage dans le prolongement d’une sociologie qui, dans les années 1990, a mis en exergue le phénomène "générationnel" dans le processus de stratification sociale. La "génération" devient par ailleurs, aujourd’hui, un élément central dans le management puisque les entreprises doivent relever le défi de recruter, intégrer, fidéliser et manager la nouvelle génération, cette fameuse "génération Y". L’ouvrage prolonge donc l’excellent travail de Christian Baudelot et Roger Establet qui, dans Avoir trente ans en 68 et 98   , relevaient déjà la dégradation des perspectives sociales des jeunes générations.


Le triptyque école, vie active et perspectives sociales

L’ouvrage illustre parfaitement de quelle manière le phénomène du déclassement est étroitement lié à la question scolaire. Depuis les années 1950, la société française a connu une formidable démocratisation de l’enseignement. Néanmoins, force est de constater aujourd’hui que cette démocratisation fut avant tout quantitative, amenant près de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, mais que les inégalités persistèrent selon d’autres variables, notamment le type d’enseignement, le choix des filières ou encore le dualité de l’enseignement supérieur, universités d'un côté et grandes écoles de l'autre.



Camille Peugny fait preuve d’une vraie lucidité sur ce thème de l’enseignement en posant la question cruciale des débouchés. Ce problème trop longtemps occulté a entraîné une "dévalorisation" des titres scolaires et a engendré un sentiment de frustration. Une partie des déclassés critique d’ailleurs de manière virulente le système scolaire accusé "d’être inadapté aux besoins réels de la société". Certains parlent des "déçus de la démocratisation scolaire".

Qui plus est, le parcours dans la vie active ayant largement évolué, le déclassement devient un phénomène durable. Si, pour la génération du baby boom, la promotion sociale s’obtenait tout au long de la vie active, les actifs pouvant prétendre à un statut de cadre à l’ancienneté, la stabilisation professionnelle a lieu aujourd’hui vers 35 ans. Aux États-Unis, la progression des salaires se fait pour deux tiers dans les dix premières années de travail. L’entrée dans la vie active et les premières années de carrière conditionnent donc très largement l’ensemble du parcours professionnel. La transition entre la fin des études et l’entrée sur le marché du travail devient donc la période clé dans le cycle de vie et détermine en grande partie les perspectives de mobilité sociale.


Coût social et psychologique du déclassement

Camille Peugny s’attache à décrire le déclassement du point de vue de ses effets sociaux et psychologiques. Ainsi, le déclassement entraînerait un "coût social et psychologique" important, faisant apparaître chez les individus un conflit identitaire, écartelé entre deux milieux sociaux aux normes culturelles et aux valeurs différentes. Cette "névrose de classe" peut s’expliquer par une double frustration : celle de ne pas obtenir le bénéfice du diplôme obtenu et celle de ne pas maintenir la position sociale des parents. Alors que les déclassés ont de fortes aspirations initiales à la réussite, qu’ils ont participé honorablement à la compétition scolaire et qu’ils n’ont plus de réelles perspectives de mobilité ascendante future, la frustration devient le sentiment majeur de l’expérience des déclassés.

Le sociologue nous rappelle les difficultés méthodologiques de ce type d’enquêtes sociologiques, notamment lors de l’entretien en face à face. La personne interrogée cherche en effet à ne pas "perdre la face" devant l’enquêteur et à "faire bonne figure" en mettant en place un "espace de négociation" où il redéfinit les concepts de réussite sociale et professionnelle afin de produire une histoire personnelle acceptable à ses yeux.

Enfin, permettant de mieux comprendre les deux types de trajectoires possibles, Camille Peugny construit deux idéaux-types d’expérience du déclassement : Premièrement, l’expérience du déclassement vécue comme un "destin générationnel", mettant en avant une génération sacrifiée. La situation personnelle est alors inscrite dans un mouvement général de la société. Ces déclassés militent pour le changement des règles et adoptent une attitude de "rébellion". Deuxièmement, le déclassement peut être vécu comme un échec personnel. Les déclassés vivent leur parcours scolaire comme un échec et ont tendance à se replier sur eux-mêmes, à rejeter la compétition sociale. Ils adoptent, à l'inverse des premiers, une attitude de "retrait".



Des conséquences politiques au déclassement ?

Si le déclassement contribue certes à modeler les attitudes et représentations, l’influence sur les comportements politiques, notamment sur le vote, reste en grande partie à préciser. C’est peut-être en effet la partie la moins convaincante du livre.
L'auteur note un supplément d’attrait pour l’extrême-droite de la part d’une partie des déclassés qui ferait preuve de ce que l’on pourrait appeler un "racisme soft".  Ils mettraient en avant dans leur discours une incompatibilité entre la culture de la France et celle des immigrés récemment arrivés.

Sans toutefois généraliser cette tendance, Camile Peugny dresse deux hypothèses intéressantes pour tenter d’expliquer ce supplément d’attrait : Une première hypothèse, mobilisée depuis déjà longtemps, fait du vote FN le résultat d’une frustration, le réceptacle de désillusions, l’expression d’une colère ou d’un désarroi. C’est une expression de protestation.L’autre hypothèse consisterait en un effet de la recomposition originale du discours économique et social : un discours d’hostilité face au libéralisme économique, mais un discours ambivalent s’agissant des exclus et Rmistes, les considérant à la fois comme des "victimes" mais aussi comme des "assistés". Cela rejoindrait l’habileté de Jean-Marie Le Pen à concilier la défense des "petits" et "sans grades" face au système mondialisé, tout en critiquant l’assistanat. On voit pointer ici le danger d’un vote d’adhésion à des idées. Ayant refermé peut-être trop rapidement la parenthèse d’avril 2002 suite aux mauvais résultats du FN en 2007, cette partie du livre invite néanmoins à réfléchir au virage idéologique pris par le FN qui pourrait s’accorder aux représentations construites par une partie des déclassés.

On regrettera à la fin de l’ouvrage le parti-pris plus politisé adopté par Camille Peugny. Replaçant la question scolaire au cœur de la compréhension du phénomène de déclassement, force est de constater aujourd’hui que les clivages partisans traditionnels ont depuis longtemps été dépassés sur ce sujet. Connaissant les coûts psychologiques que peuvent subir les futurs actifs surqualifiés pour les postes qu’ils occupent, la question qui se pose est celle de la réduction du décalage grandissant entre l’évolution de la structure des diplômes et celle de la structure sociale. Poser cette question des débouchés et y apporter des solutions innovantes est indispensable, car la confiance retrouvée envers l’institution scolaire et universitaire est la seule garante des fondements du pacte social