Retour sur la genèse et bilan des cinq premières années du MQB, succès populaire indéniable, mais aussi objet de critiques récurrentes. 

Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du quai Branly est le dernier livre de Sally Price, anthropologue américaine vivant en Martinique, connue et reconnue pour ses études sur les "marrons"   et pour ses recherches autour des objets et collections que l’on a qualifié tour à tour "d’ethnographiques", "d’arts primitifs" et aujourd’hui "d’arts premiers".

Paru à l’automne 2011, cinq ans après l’ouverture du musée du quai Branly, cet ouvrage est avant tout la traduction en français de Paris Primitive, Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, publié en 2007 aux Presses universitaires de Chicago. On y retrouve ainsi toutes les qualités de la version originelle du texte déjà commenté ici, auxquelles viennent s’ajouter une actualisation des informations, ainsi qu’une "postface" comprenant une analyse des premières années d’activités de la nouvelle institution destinée à suppléer au Musée de l’Homme et au Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie.

La "critique amicale"   d’une anthropologue francophile

Comme la version anglo-saxonne, l’ouvrage revient donc sur la genèse du projet, "héritage" de la présidence de Jacques Chirac. Il débute par l’improbable et surtout décisive rencontre des deux "Jacques", Chirac et Kerchache. En 1990, le maire de Paris, passionné en secret d’arts lointains, se lie en effet à l’ancien galeriste et collectionneur controversé sur une plage de l’île Maurice. A ce moment, l’ambition de Kerchache est de voir le Louvre incorporer les objets qu’il nomme "d’arts premiers", bien que l’on cherche encore à savoir ce qui les unit sous ce terme, au-delà du fait qu’ils appartiennent à des cultures non européennes. La chose parait alors bien improbable : les conservateurs du Louvre s’opposent à l’intégration de ce type d’objets et les prérogatives des musées parisiens sont établies entre la valorisation esthétique des arts africains et océaniens à la Porte Dorée et la présentation ethnographique au Trocadéro   .

Dans cet historique, le rôle du Louvre - voire celui plus généralement donné aux arts dans l’espace culturel français empreint d’universalisme - est ensuite abordé   . Car en 2000, "l’impensable" arrive : les objets dits "ethnographiques"   , le plus souvent associés à des pratiques culturelles quotidiennes, voire banales, rejoignent les "chefs-d’œuvre" du Louvre, au Pavillon des Sessions. Le rêve de Jacques Kerchache se concrétise avec l’accession à la présidence de Jacques Chirac   .

Dans une perspective de "reconnaissance" des peuples et cultures ayant produit ces objets, Jacques Chirac soutient en effet contre vents et marées la valorisation et la "réhabilitation" des "arts premiers" par les institutions nationales. Aussi, en marge de la section du Louvre, il lance le projet d’un nouveau musée des "Arts et des Civilisations". Cet avènement sonne alors le glas du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie et provoque la rénovation nécessaire mais toujours en suspens du Musée de l’Homme, tous deux pourvoyeurs de collections pour le futur musée désiré.

De manière plus inattendue, l’émergence de celui que l’on ne nomme pas encore le "musée du quai Branly"   , occasionne également un profond remaniement des institutions culturelles françaises, permettant la création du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille, ou encore celle de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration à la Porte Dorée   .

Curieuse de mieux comprendre ce projet de musée de "civilisations" qui semble glisser petit à petit vers un musée "d’arts premiers", Sally Price se rend à Paris. Elle se livre alors à une véritable enquête ethnographique du chantier et de ses coulisses, revenant tant sur le récit de l’élaboration - laborieuse et conflictuelle - que sur l’emprise de l’architecte Jean Nouvel. Puis, au moment de l’ouverture, les partis pris muséographiques sont analysés. Sally Price lève alors le voile de "l’innocence du musée". L’élaboration des musées, en particulier ceux consacrés aux cultures, remplit moins, en effet, un rôle pédagogique de connaissance qu’un but d’apaisement social, autour des revendications identitaires pouvant faire craindre une remise en cause du "modèle républicain à la française". Dès lors, la façade de verre du musée du quai Branly apparaît comme un fragile rempart contre les démons que la société française ne veut pas affronter   .

La conclusion, en forme d’épilogue, conteste ainsi le slogan autoproclamé du musée : le quai Branly n’est pas ce lieu annoncé de "dialogue" des cultures. Tout au contraire, en minorant les contacts coloniaux, en privilégiant les réseaux des collectionneurs européens et en ne donnant pas la parole aux descendants des créateurs et utilisateurs des objets exposés, le discours se limite finalement à une reconnaissance esthétique et ethnocentrique, vision fantasmée de l’altérité, qui semble être une "exception française" dans le monde des musées de civilisations. Dès lors, la France manque l’opportunité de créer un musée "post-colonial" plaçant au cœur de son propos l’historicité des rapports entre les cultures.

Un exotisme au goût du jour

Après cette histoire consacrée à l’émergence, aux préparatifs, puis à la première année de mise en place, la "postface" de l’ouvrage, partie inédite et écrite pour l’occasion de la publication de cette version française, revient de manière synthétique sur les cinq premières années de l’institution en ordre de marche.

Ces 24 pages originales vis-à-vis de Paris Primitive, Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, posent d’entrée la question de savoir "dans quelle mesure les stéréotypes sur les sociétés d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amérindiens (lesquelles, par exemple, vivraient en dehors de l’Histoire) ont fait place à une compréhension plus fine des cultures non occidentales"   . Le musée du quai Branly, au travers de ses expositions, publications, conférences, colloques, séminaires, spectacles, pages internet, ou encore par l’aura que lui procure sa large couverture médiatique, remplit-il finalement le but social pour lequel il a été officiellement créé ?

Le fameux "discours de Dakar", prononcé en juillet 2007 par le successeur de Jacques Chirac à la présidence de la France et dans lequel il est dit que "le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire", donne le ton de la réponse apportée par Sally Price. Avec la transformation des collections ethnographiques en "arts premiers", le quai Branly régénère le principe d’un exotisme proposant un "voyage" vers la découverte d’un "Autre", aussi lointain que fantasmé. Il devient le lieu d’une consommation de l’altérité plus que celui de sa compréhension et les peuples à qui il était censé restituer leur dignité restent toujours "sans histoire". Le "musée des illusions" rejoint ainsi le "miroir aux alouettes" d’André Desvallées et sa postface semble confirmer sur la durée les premières analyses de l’auteur au moment de l’ouverture.

Au-delà du "rendez-vous manqué" de 2006 : un musée devenu polymorphe

Toutefois, et aussi critiquable que soient les partis pris qui ont concouru à son existence, le musée du quai Branly n’en constitue pas moins un véritable succès en termes de nombre de visiteurs (plus de 7 millions à ce jour), que l’on ne peut restreindre à la seule curiosité liée à son ouverture. Force est de constater que l’institution fait venir à elle, de manière continue, un public qui avait auparavant peu à peu déserté les galeries du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie ou du Musée de l’Homme. De même, alors qu’une part non négligeable de la communauté des professionnels de musées avait décrié cette nouvelle institution au moment de son inauguration, les critiques semblent aujourd’hui s’estomper, si ce n’est disparaître. Dès lors, public et scientifiques se sont-ils résolus au triomphe des "arts premiers" ?

En fait, non seulement le quai Branly a su rencontrer l’imaginaire du public, mais il constitue également aujourd’hui une institution avec laquelle les scientifiques ont appris à travailler, voire une vitrine incontournable pour la valorisation de leurs recherches.

Si, effectivement, le "plateau des collections" souffre toujours des principes initiaux qui ont présidé à son élaboration, les nombreuses activités et évènements suscités par l’institution semblent venir contrebalancer - mais en touchant un public moins large - les "manques" et partis pris litigieux du parcours permanent. Recomposition des identités et cultures en contact les unes avec les autres, colonialisme, esclavage, sont autant de thèmes abordés dans le cadre de l’Université populaire.

Mieux, la large palette thématique proposée, tant par les conférences que par les séminaires et colloques, permet aux critiques - à l’image de l’anthropologue Benoît de L’Estoile - voire aux détracteurs du quai Branly - à l’instar du généticien André Langaney - de prendre la parole dans ses murs mêmes, à l’exception notable toutefois de Sally Price.

Concernant les expositions temporaires, abordant aussi bien "le siècle du jazz", "Tarzan", que les plus attendus "Maya" ou "Dogon", "Maori, nos trésors ont une âme" est une des dernières preuves en date montrant la participation des peuples concernés à la présentation de leur culture dans l’institution parisienne.

Autre exposition inaugurée après la sortie du livre de Sally Price, "Exhibitions, l’invention du sauvage" revient quant à elle sur la mise en scène de l’altérité qui a conduit à l’élaboration de véritables "zoos humains" au XIXe et au début du XXe siècle. A partir de ce fait historique, l’exposition, dont le commissaire général est Lilian Thuram, président de la Fondation Education contre le racisme, invite chaque visiteur à s’interroger sur les mécanismes actuels produisant de l’altérité et finalement des hiérarchies. A rebours du slogan affiché - "là où dialoguent les cultures¬" - le musée devient alors, de manière assumée, le lieu d’un monologue passé entre "Nous" et les "Autres" qui nous interroge par ricochet, "Nous Autres", visiteurs d’altérités culturelles muséographiées.

Si Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du quai Branly est incontestablement la meilleure analyse de la genèse et des premiers temps du musée, la publication de sa traduction - seulement, serait-on tenté de dire - aujourd’hui semble finalement en décalage vis-à-vis des questions que peut soulever l’évolution du quai Branly.

Sa postface, bilan des cinq premières années, n’interroge pas assez le caractère polymorphe des activités développées par l’institution, qui semble graduellement se métamorphoser, voire remettre en question ses propres fondements. Certes, les galeries permanentes peuvent paraître issues d’un mythe primitiviste d’un autre temps, et sans doute seront-elles l’élément le plus difficile à remanier, compte tenu du budget que cela nécessiterait.

Mais il ne faudrait pas éluder le fait, qu’en l’espace de cinq ans, ce musée de "l’Autre" qui n’en finit pas de faire parler de lui, a réalisé plus d’évènements culturels et scientifiques que Le Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie et le Musée de l’Homme réunis au cours de leurs dix dernières années de fonctionnement, aidé en cela par des budgets confortables dont les institutions précédentes n’avaient pas eu la chance de bénéficier.

Et surtout, le quai Branly ne se limite plus seulement à la valorisation des "arts premiers". Il porte désormais en lui les germes de la contestation de ce concept flou qui a prévalu à son émergence. Comme si les dirigeants du quai Branly avaient pris en compte la "critique amicale" et non moins pertinente de Paris Primitive, Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly de 2007