Remettant en cause la capacité du Musée du Quai Branly à faire réellement ‘dialoguer les cultures’, l’auteur propose des pistes pour renouer les liens entre ethnologie et musée.

Dans le monde des musées André Desvallées est à la fois un homme d’action et de réflexion. Collaborateur de Georges Henri Rivière lors de la réalisation du musée national des Arts et traditions populaires, promoteur des écomusées, il fut aussi dans les années 1980 l’un des fondateurs de la "Nouvelle Muséologie", réflexion militante pour que ceux-ci s'ouvrent au plus grand nombre. Devenu conservateur général honoraire des Musées de France après avoir été également directeur du Musée des arts et Métiers, il s’interroge aujourd’hui sur le Quai Branly.

Suffit-il de présenter de beaux objets pour faire connaître, reconnaître et finalement comprendre des cultures souvent lointaines dans le temps et l’espace ? Édifié afin de célébrer la "diversité culturelle", ce premier musée national du XXIe siècle n’est-il pas qu’un leurre masquant difficilement un récurrent ethnocentrisme des musées français ? 


Un musée aberrant bâti sur la dérive du musée ethnographique


Aujourd’hui, "tout le monde est content", ou presque. De nombreux visiteurs viennent admirer les "arts premiers" dans leur nouvel écrin et l’on s’est habitué à "faire avec" cette institution bâtie sur les ruines du Musée de l’Homme et du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie.

Pourtant, et dans la foulée des publications qui ont suivi l’inauguration du Quai Branly   , André Desvallées insiste sur "l’aberration"(page 7) que constitue ce nouveau musée. À travers les neuf premiers chapitres, l’auteur analyse point par point les caractéristiques de la nouvelle institution, depuis ses origines jusqu’à ses expositions temporaires, en passant par l’architecture du bâtiment et la mise en espace des objets.

Dans un premier temps, il remonte le fil de l’histoire et dresse un panorama des raisons et décisions qui ont présidé à cet avènement. Le rôle des tutelles, la "cohabitation" entre Jacques Chirac et le gouvernement de Lionel Jospin, l’évolution de la science ethnologique se désintéressant de ses collections et de ses musées, la fausse dichotomie entre "arts" et ethnologie, et la volonté politique de promouvoir la "diversité culturelle", sont tour à tour évoquées de manière claire et synthétique.

Au fil des pages, on sent monter un "malaise" déjà souligné par l’anthropologue James Clifford à la fin des années 1980   . Héritier de la dérive du musée ethnologique n’ayant pas su se redéfinir et d’une querelle entre historiens de l’art et ethnologues pour la légitimité de leur discours sur les objets, le Quai Branly se révèle fondamentalement être le résultat d’une volonté politique voulant concilier altérité culturelle et universalisme.

Malheureusement, cette refonte du musée ethnographique doit beaucoup à une récurrente vision fantasmée de l’altérité, enfermant les cultures non occidentales dans un éternel présent au seuil de la modernité. Le Quai Branly privilégie ainsi la présentation d’identités culturelles statiques alors que l’anthropologie s’évertue à démontrer qu’elles sont avant tout des constructions au quotidien, se nouant notamment dans les contacts avec d’autres groupes.

Replié sur des logiques et contradictions ne tenant pas compte non plus de la remise en cause de la légitimité du point de vue anthropologique occidental par les anciens ressortissants des colonies, le musée ethnographique français se transforme alors en musée d’"arts premiers" où la France donne, comme au XIXe siècle, sa vision de "l’autre authentique". Les choses ont pourtant bien changé depuis l’époque coloniale et les peuples, qui se revendiquent aujourd’hui comme "autochtones", tiennent à faire entendre leurs voix, y compris dans les musées occidentaux où l’histoire a placé la majorité de leur patrimoine.

Qui doit raconter l’histoire et le sens des objets exposés au Quai Branly ? Peut-on d’ailleurs toujours expliquer le sens de certains objets, dont la valeur réside justement dans la part de secret qu’ils renferment, sans trahir la pensée qui l’a initiée ? Les descendants de ceux qui les ont créés n’ont-ils pas eux-aussi leur mot à dire sur le sujet, comme cela se pratique déjà depuis plusieurs années dans certains musées anglo-saxons ? Que faire dans le cas où les "autres" revendiquent le droit exclusif de parler d’eux-mêmes ?


Le double échec du Quai Branly


"C’est aux gens du Vanuatu de nous dire comment ils verraient leurs objets exposés devant nos publics. Mais pour cela, il faut les consulter et travailler avec eux", annonçait en 1999 Maurice Godelier, alors directeur de la recherche au Quai Branly. Force est de constater cependant que ce désir de restitution médiatisé par le travail de l’ethnologue ne s’est jamais concrétisé.

La manière de présenter l’objet d’"art premier", ce qu’André Desvallées appelle "l’expographie", se révèle en effet très vite inapte à rendre intelligible la pensée immatérielle qui l’a conçu et animé. Abordé comme une pièce d’art classique, l’objet reste un "morceau de bois taillé et/ou de métal forgé […] dont la forme n’est pas davantage explicite" (page 147).  Basé sur une "muséologie d’objet", de plus en plus remise en cause dans les musées de beaux arts, le Musée du Quai Branly échoue ainsi dans sa mission de faire dialoguer les cultures et traduit plutôt l’éternel écueil des musées français présentant frontalement l’altérité   .

Le grand perdant de cette histoire devient alors le public. Pour l’auteur, "aucune distinction n’est faite entre tous les objets généralement exposés, qu’ils aient été volés ou échangés, qu’ils soient complets ou "déshabillés" de tous leurs accessoires et décorations, qu’on en explique le fonctionnement ou qu’on en donne à voir qu’un fragment parce qu’il est formé d’un matériau plus homogène, et peut-être plus résistant – mais surtout "plus beau" d’après certains critères" (page 40-41).

En entrant au Quai Branly, l’objet est en effet "purifié" du rapport colonial qui a pourtant le plus souvent présidé à sa collecte. Ses fonctions et destinations initiales sont quant à elles mises entre parenthèse et il ne reste plus alors que les formes que l’on peut rapprocher. Qui plus est, il ne sert à rien de les comparer si le fond – la fonction – n’est pas comparable. Le terme d’"arts premiers", retenu pour expliciter le contenu même du Musée du Quai Branly, édulcore et homogénéise ce qui aurait mérité d’être appréhendé et contextualisé au cas par cas.

En fin de compte, le sens ethnographique est détourné au profit d’une logique aussi esthétique qu’ethnocentrique et le Quai Branly, qui devait renouveler le genre, fait retourner le musée vers ses vieux démons. Réduite à n’être qu’un zapping entre les formes et motifs "exotiques", la visite ne demande dès lors aucun effort : il suffit d’être séduit – ou non – par les pièces présentées   . Et "intoxiqué, habitué qu’il est aux expositions d’art, le visiteur n’en demande pas plus", écrit Desvallées (page 68).

"Et après, que faire ? "

Doit-on pour autant se résoudre au triomphe des "arts premiers" ? À la lumière des différentes expériences réalisées à l’étranger   , André Desvallées veut croire en une mutation possible du musée ethnographique français afin de le sauver de l’impasse. La solution pourrait notamment provenir d’une mise en résonance, d’une "polyphonie", entre l’interprétation qui est faite d’un même objet par les cultures dont il est originaire et par sa culture d’adoption. Incarner l’objet, laisser la parole à son ancien propriétaire, faire entrer des logiques subjectives et privées dans le musée public pour, au-delà des formes, trouver le sens vécu, tel pourrait être le premier pas vers une réforme du Quai Branly.

Au lieu de scinder le patrimoine national français en autant de musées relatifs à un groupe social où à une catégorie de peuples, André Desvallées prône l’institution d’un véritable "musée de la civilisation" où les différentes cultures seraient réunies dans un même lieu afin de pouvoir les comparer de manière thématique. Le musée, deviendrait ainsi idéalement un lieu de débat, de négociation des sens, voire de dialogue entre nous autres, gens d’ici et de là-bas.

Est-ce pour autant le vœu des instances politiques qui conditionnent et financent la vie des musées en France depuis leur instauration ? Sally Price a démontré récemment que le principe du musée républicain français empêchait d’avoir pour interlocuteurs des "communautés", parfois militantes pour une reconnaissance politique. Elle montrait aussi et surtout que l’élaboration des musées remplissait moins un rôle pédagogique de connaissance des cultures qu’un but d’apaisement social, autour des revendications identitaires pouvant faire craindre une remise en cause du "modèle républicain à la française".

Loin d’être un simple pamphlet contre le musée du Quai Branly, l’ouvrage d’André Desvallées constitue un constat lucide et une base de réflexion utile pour tous ceux qui refusent de se laisser séduire par ce "miroir aux alouettes". Toutefois, et comme le suggère l’auteur lui-même, une question reste en suspens : est-ce qu’un autre musée, scientifiquement correct et rompant avec la "valeur sûre"   que représente l’exotisme, connaîtrait un succès identique à celui du Quai Branly ? Rien ne le garantit, mais c’est toutefois en ce sens que milite cette critique constructive
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Sally Price, Paris Primitive. Jacques Chirac's Museum of the Quai Branly (University of Chicago Press), par Fabrice Grognet.

- "Le moment du Quai Branly", Le Débat, n°147, nov.-déc. 2007