Œuvre de J. Chirac pour faire "dialoguer les cultures", le Quai Branly souffre, selon S. Price, de partis pris institutionnels qui limitent ses ambitions.

Rédigé en anglais, le nouveau livre de Sally Price   a donc pour sujet central le Musée du Quai Branly (MQB), inauguré le 20 juin 2006, et considéré comme "l’héritage" de la présidence de Jacques Chirac. L’auteur le précise d’emblée : le récit de l’émergence du MQB constitue l’une des nombreuses histoires possibles de la relation – mêlant politique, vie intellectuelle et monde des arts – qu’entretient la France avec les objets culturels extra-européens que l’on nommait autrefois "primitifs" ou "ethnographiques" et qu’il est désormais convenu de désigner par l’expression "arts premiers".

L’ouvrage revient sur la rencontre, aussi improbable que mystérieuse, des deux "Jacques", Chirac et Kerchache (chapitre 1) et sur le rôle donné aux arts, et en particulier au Louvre, dans l’espace culturel français emprunt d’universalisme (chapitre 2). Le chapitre 3 insiste ensuite sur l’arrivée délicate des anciens objets ethnographiques parmi les chef-d’œuvres du Louvre tandis que le chapitre 4 met en lumière les conséquences du projet de valorisation des "arts premiers" (au Louvre puis au Quai Branly) qui occasionne un profond remaniement des institutions culturelles françaises. Enfin, le livre se termine sur le récit de l’élaboration, laborieuse et conflictuelle en interne, du musée du Quai Branly et sur l’analyse de ses partis pris muséographiques (chapitre 5). La conclusion, en forme d’épilogue, revient sur le but revendiqué du nouveau musée : met-il en dialogue les cultures ?


La critique amicale de l’une des plus françaises des anthropologues américaines

En 1990, Jacques Chirac, alors maire de Paris et passionné en secret d’arts lointains, rencontre sur une plage de l’île Maurice Jacques Kerchache, ancien galiériste controversé, sorte d’Indiana Jones à l’allure de Gainsbourg. À l’époque, l’envie de ce dernier de voir les "arts premiers" intégrer le Louvre apparaît comme un rêve : ses conservateurs s’y opposent fortement et les prérogatives des musées parisiens sont bien partagées et établies entre la valorisation esthétique dévolue au Musée des Arts Africains et Océaniens de la Porte Dorée et la présentation ethnographique, mission du Musée de l’Homme au Trocadéro. Dix ans plus tard pourtant, "the unthinkable has happened" écrit Sally Price. Le 13 avril 2000 en effet, Jacques Chirac (entre-temps devenu président de la République) inaugure une section du Louvre conçue par celui qui est devenu son ami, Jacques Kerchache. Celui-ci est également l’éminence grise du grand projet présidentiel de nouveau musée, le Quai Branly, concentrant les collections du défunt Musée des Arts Africains et Océaniens et celles du Musée de l’Homme. Malgré la tempête occasionnée par l’achat pour le Louvre de pièces Nok apparues illégalement sur le marché de l’art, les questions éthiques que soulèvent la politique d’acquisition de la nouvelle institution française et le "mouvement de résistance" des employés du Trocadéro, le MQB voit donc le jour.

Ni biographie autorisée, ni pamphlet destiné à dénoncer frontalement un éventuel scandale du MQB, le nouvel ouvrage de Price doit être considéré, nous dit-elle, comme une "critique amicale". L’une des plus françaises des anthropologues américaines (Sally et Richard Price vivent en Martinique) y témoigne largement de son "affection" pour la France (particulièrement dans sa post-face titrée "An American in Paris"). Le ton, souvent plein d’humour, les anecdotes rapportées par les confrères et connaissances de l’auteur impliquées dans le projet, ne suffisent cependant pas à ôter l’impression que les quatre premiers chapitres du livre n’apportent pas grand chose de nouveau que l’on ne connaissait déjà. Ils nous replongent certes dans l’histoire de la création du musée mais ne livrent que peu d’éléments inédits par rapport aux nombreux ouvrages déjà parus.


Arts versus sciences sociales, laïcité versus diversité

Le cinquième chapitre en revanche, "An anti-palace on the Seine", est sans aucun doute celui qui confère à l’ouvrage toute son originalité et son intérêt. Observations glanées par l’auteur à partir de septembre 2005 lors de ses visites du chantier auxquelles font suite ses analyses de la muséographie lors de l’ouverture (juin 2006), il est le résultat d’une véritable enquête de terrain qui renoue avec la démarche ethnographique. Le récit des rencontres, parfois déconcertantes   , avec les principaux acteurs du musée, sont souvent l’occasion de souligner pour Price les lacunes du projet, l’emprise de l’architecte Jean Nouvel, mais aussi et surtout de faire ressortir les fondements idéologiques qui ont présidés à l’élaboration de l’ensemble.

Au nom d’une esthétisation voulant rompre avec le "temps du mépris" colonialiste et auquel le discours ethnologique est toujours associé, les concepteurs du musée, insiste Price, ont mis de côté l’interprétation des objets que pouvaient en faire les scientifiques. L’exemple qu’elle développe des deux traitements historiques des statues des rois Glélé et Gbéhanzin, l’un par le site Internet du Metropolitan Museum of Art de New-York, l’autre par le MQB qui édulcore le contexte colonial, vient éclairer ces discutables partis pris.

Également semble-t-il, c’est en vertu du principe de laïcité des musées français mis en avant par les responsables du Quai Branly, que la consultation des peuples et communautés actuels dont sont issus les objets présentés, ne semble pas avoir été envisagée. Il faut souligner ici que ce choix va précisément dans la direction inverse de ce qu’il se fait le plus souvent aujourd’hui dans les musées anglo-saxons où les expositions sont réalisées en partenariat avec les représentants des communautés autochtones, instaurant ainsi un dialogue autour d’un patrimoine commun. Mais le musée français, issu de la pensée républicaine laïque, ne s’est donc pas se décidé à avoir d’autres interlocuteurs que les États-nations, les communautés – parfois militantes et oeuvrant à leur reconnaissance politique – posant problème.

À travers le récit du refus de la France d’affronter les fantômes de son passé colonial et de la mise en avant du principe de laïcité, Price souligne ainsi toute l’ambiguïté d’un musée national chargé de célébrer la diversité culturelle et apparemment investi d’une mission qui le dépasse largement, celle de régler l’un des grand problèmes du modèle républicain : l’altérité.

Au final, comment ne pas être dubitatif, avec Sally Price – et à l’image de Kofi Annan photographié devant une sculpture pré-dogon inaugurant la visite du "plateau des collections" – vis-à-vis de l’intérêt pour la France de s’être doté d’un tel musée ? Lieu "où les cultures dialoguent" via des relations diplomatiques, le Musée du Quai Branly consacre pour le moment une vision esthétique et ethnocentrée de l’altérité. Exception française dans le monde des musées de civilisations, le Musée du Quai Branly n’est pas pour autant condamné à le rester. Un de ses prochains défis est bien d’instaurer le véritable dialogue, annoncé et tant attendu, confrontant l’histoire coloniale de la France aux populations actuelles dont sont originaires les objets présentés. Un dialogue qui, comme nous le rappelle Sally Price, devra remettre en question certains fondements de la pensée républicaine française qui ont présidé jusque-ici à l’élaboration des musées nationaux.


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Crédit photo: Flickr.com/ Panorama