À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage  – Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie (Albin Michel) – synthèse de toute une vie de travail à bien des égards, Maurice Godelier a reçu nonfiction.fr dans son bureau de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) pour une conversation autour de sa trajectoire de recherche, du métier d’anthropologue et du statut des sciences sociales en régime démocratique. Vous retrouverez ici quelques moments choisis et, en fin d’interview, deux extraits sonores dans lesquels l’anthropologue nous fait part de souvenirs de terrain chez les Baruya, communauté mélanésienne qu’il a bien connue et côtoyée pendant près de 10 ans.


Nonfiction.fr : Votre parcours de recherche, dont votre dernier livre est le témoin, prend tout son sens à la lumière d’une question centrale propre aux sciences sociales et que vous formulez comme suit : "Comment se fabriquent des unités qu’on appelle société, avec un nom ?". De la Mélanésie à la Polynésie, de l’Inde à la Chine antique en passant par l’Arabie Saoudite, vous avez opéré une série de déplacements à la recherche du fondement des sociétés humaines en remettant en cause, au passage, quelques présupposés largement acceptés dans votre discipline. Commençons peut-être, si vous le voulez bien, par la parenté. 

Maurice Godelier : Considérer la famille et la parenté comme le fondement des sociétés humaines était il y encore une trentaine d’années une évidence pour beaucoup de chercheurs sciences sociales. Les anthropologues avaient gardé cette hypothèse pour les sociétés dites "primitives", dont l’organisation sociale aurait été structurée essentiellement par des rapports et des groupes de parenté. Quant aux sociétés divisées en castes ou en classes et où existaient des États, les spécialistes des sciences sociales, ainsi que les anthropologues, pensaient que la famille et la parenté occupaient dans leur fonctionnement une place seconde. Mais pour l’opinion populaire dans beaucoup de pays occidentaux ou autres, la famille était, et est encore, très souvent considérée généralement comme le fondement de la société. Moi-même, lorsque je suis parti sur le terrain en Nouvelle-Guinée en 1966, j’emportais dans ma tête l’idée que les sociétés tribales de cette région étaient fondées sur la parenté. Et dans les premiers mois de ma rencontre avec les Baruya j’ai eu l’impression que cette hypothèse était dans leur cas vérifiée. Leur société était en effet composée de quinze clans patrilinéaires. En fait, après avoir établi les généalogies de tous les Baruya et enregistré toutes les alliances matrimoniales que les individus et les clans avaient passées entre eux pendant plusieurs générations, j’ai dû conclure que les rapports de parenté ne reliaient pas tous les clans les uns aux autres et ne constituaient pas la base de leur identité commune en tant que Baruya.

J’ai alors passé beaucoup de mois à étudier les rapports économiques à la fois matériels et sociaux qu’entretenaient entre eux les individus et les clans dans la production de leurs conditions matérielles d’existence. J’ai dû constater que les clans étaient largement autosuffisants, mais qu’ils produisaient deux types de surplus : le premier était destiné à produire des biens qu’ils allaient échanger avec les tribus voisines contre d’autres biens qu’ils ne produisaient pas eux-mêmes. Ils se procuraient ainsi des capes d’écorce, des armes, des plumes d’oiseaux de paradis, des haches de pierre etc. Du fait de ces échanges intertribaux une véritable économie régionale existait. Mais les clans produisaient également un second type de surplus chaque fois que la tribu organisait de nouvelles initiations masculines. De grands jardins étaient ouverts dans la forêt pour produire en quantité la nourriture destinée à des centaines d’invités, venant de tribus amies autant qu’ennemies, qui allaient être présents pendant les quelques semaines des initiations. Or ce surplus n’était pas destiné comme l’autre à reproduire un lignage, mais à reproduire la tribu dans son ensemble. Mes analyses aboutissaient donc à mettre en évidence le rôle essentiel d’une institution, les initiations masculines et féminines, dans l’organisation de la société Baruya. A la différence des rapports de parenté et les rapports économiques, les rapports entre les initiés liaient tous les individus de la tribu selon leur âge et leur sexe et ceci quelque soit leur lignage ou leur village. On avait donc bien là un réseau de rapports à la fois politiques et religieux qui enveloppait et situait les uns par rapport aux autres tous les individus et tous les clans. Les initiations constituaient donc ce qu’en Occident on appelle politiques et religieux. Politiques parce qu’ils définissaient un régime de pouvoir des hommes sur les femmes, des initiés vis-à-vis des non-initiés, et des clans conquérants vis-à-vis des clans autochtones qu’ils avaient soumis. Religieux parce qu’au cours des cérémonies le Soleil, divinité des Baruya, se rapprochait d’eux pour leur infuser sa force et les esprits de la nature, des montagnes, du gibier, etc. étaient convoqués pour participer aux côtés des humains à ces rites. J’en ai conclu que dans ces sociétés tribales ni les rapports de parenté, ni les rapports économiques ne constituaient le fondement de l’apparition de ces sociétés ni la condition première de leur maintien dans l’existence. Les rapports sociaux capables d’engendrer une nouvelle société étaient donc ceux qui établissaient et légitimaient la souveraineté de groupes humains sur un territoire, ses ressources et ses habitants et de tels rapports sont habituellement de nature politico-religieux.

Mais le rôle des rapports économiques n’est plus le même dans les sociétés divisées en castes ou en classes où la souveraineté d’un groupe est établie et exercée par l’intermédiaire d’un Etat. Là, les rapports économiques jouent un rôle essentiel dans le maintien de la société. Si je prends l’exemple de l’Inde traditionnelle, où la société était divisée en quatre grandes catégories (varna), on trouvait au sommet les castes de brahmanes dont l’activité principale était de faire des sacrifices aux dieux. En dessous d’eux le radja et les Kshatrya, les guerriers, suivis des paysans  (Shudra) et enfin au-delà, au bas de l’échelle sociale, les hors-castes. Dans ce type de société l’économie joue un rôle nouveau, les paysans produisent et pour eux-mêmes et pour les castes supérieures. Celles-ci ne peuvent exercer leurs activités sans que des temples soient construits, des offrandes soient offertes, ou que des palais et des ouvrages défensifs ne soient édifiés. Comme ce n’était évidemment pas les Brahmanes ni les Kshatrya qui produisaient les conditions matérielles de leur forme d’existence sociale, on comprend que si les castes inférieures avaient cessé leurs activités productives, l’ensemble s’effondrait. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples du même type. En Polynésie traditionnelle par exemple, dans les grandes chefferies, on trouvait également des groupes d’hommes et de femmes eux aussi entièrement séparés de tout travail productif. Les chefs se consacraient à la guerre et à l’accomplissement des rites, aidés en cela par des prêtres. Et quand ils ne faisaient pas la guerre ou des rites, ils consacraient leur temps à l’oisiveté.


Nonfiction.fr : Si, comme vous le dites, ni la parenté ni l’économie ne suffisent pas à "faire société", le politico-religieux peut donc expliquer ce qui fabrique des sociétés à partir de plusieurs groupes sociaux. Vos recherches vous ont dirigé dans cette voie en tout cas…

Maurice Godelier : Dans mes recherches, je suis passé en effet de la Mélanésie à la Polynésie puis, pour mon plaisir, à des lectures concernant la Chine antique. Ensuite, le hasard a fait que je me suis intéressé à l’Arabie Saoudite. C’est dans ces parcours que je me suis déplacé sur le plan théorique pour finalement apercevoir plus clairement le rôle stratégique des rapports politico-religieux. En Chine antique par exemple, l’empereur était le seul homme à pouvoir célébrer les rites cosmiques. Les paysans avaient certes leur religion à eux, mais seul l’empereur pouvait célébrer le ciel et la terre. Il était considéré comme "l’homme unique", celui qui avait reçu le mandat du Ciel. Sa responsabilité était de toujours veiller à ce que l’univers et la société se reproduisent harmonieusement.

Le cas de la création de l’Arabie Saoudite, Etat qui n’existait pas au XVIIe siècle, et a commencé à se former dans les années 1742, est également fort intéressant. Pour le dire très vite, cette création est le fait de la rencontre de deux personnages. D’un côté un réformateur religieux, Mohamed Ben Wahhab, expulsé de sa propre confédération tribale et qui avait échoué jusque là dans la propagation de ses réformes. Celles-ci consistaient à revenir à la parole du prophète et à en appliquer strictement les préceptes sans interprétation personnelle. Ce réformateur avait en fait besoin d’une force politique pour propager ses réformes. En face de lui, un homme politique, Mohamed Ben Saoud, petit cheikh d’une bourgade de l’Arabie Centrale, ambitieux, voulait étendre son pouvoir sur les tribus voisines. Mais pour cela il lui fallait une justification idéologique qui ne pouvait être que religieuse. Bref, la rencontre de ces deux hommes fut la rencontre de deux personnages qui avaient besoin chacun de l’autre et a abouti à la combinaison de ces deux forces sociales, l’une religieuse, l’autre politique. Et la soumission des tribus voisines, l’une après l’autre, qui suivit fut à l’origine de l’apparition d’un Etat nouveau, qui aboutit à la conquête fin du XVIIIe siècle des deux lieux les plus sacrés de l’Islam, la Mecque et Médine. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’Islam et le Christianisme en tant que religions monothéistes, donc à prétention universelle, mais qui sont constamment travaillées par des forces et des intérêts particuliers et ce qui a donné naissance à des sectes, à des schismes, à des reconfigurations d’une même religion enracinées à chaque fois dans des réalités locales et un contexte historique particulier. Le chiisme n’est pas le sunnisme, etc.


Nonfiction.fr : Dans votre livre, vous revenez également sur la sexualité. On y lit entre les lignes votre combat contre la théorie de l’inceste de Freud ainsi que votre volonté de renouveler l’approche de Lévi-Strauss – dont vous avez été le maître-assistant – sur cette question. Pour vous, la sexualité n’est pas "anti-sociale" mais "a-sociale". Également, vous incitez à regarder l’homosexualité à la lumière des différences culturelles.

Maurice Godelier : Pendant longtemps en effet, j’ai été obligé d’analyser les caractères de la sexualité humaine et de comprendre leurs effets sur la production des rapports de parenté et des formes de famille. Par exemple, dans un livre aussi riche que les Structures élémentaires de la parenté (Lévi-Strauss, 1947), on trouve très peu de fois le mot "sexe" sur 680 pages… Or dans la parenté, il y a un peu de sexe quand même. Il paraît difficile qu’une famille se produise normalement sans sexe. Lévi-Strauss avait laissé cette question de côté. Depuis trente ans heureusement, avec les travaux des féministes qui ont débouché sur les Gender Studies, avec les luttes menées au départ principalement en Occident pour modifier les rapports entre hommes et femmes, on fait de plus en plus attention à la position de chaque sexe dans les rapports sociaux. Personnellement, après avoir beaucoup discuté avec des psychanalystes comme André Green ou Jacques Hassoun, j’en ai conclu que la sexualité humaine était "a-sociale" et non pas, comme beaucoup la considèrent (surtout à partir d’une perspective religieuse monothéiste, qu’elle soit d’inspiration juive, chrétienne ou musulmane) comme "anti-sociale". On pense qu’il faut réprimer parce que la sexualité est "anti-sociale", alors qu’il faut la socialiser parce qu’elle est "a-sociale", ce qui n’est pas pareil.

Concernant l’homosexualité, j’ai eu la chance inouïe de pouvoir l’aborder à travers ce que les Baruya en avaient fait dans le fonctionnement de leur propre société. Chez eux, l’homosexualité masculine était pratiquée dans le cadre des initiations par tous les garçons et tous les jeunes gens. Dès que les garçons avaient été séparés du monde féminin, du monde de leur mère et de leurs sœurs, ils devenaient les partenaires homosexuels des adolescents et des jeunes gens des troisième et quatrième stades qui n’avaient encore eu aucun rapport sexuel avec des femmes. Cette homosexualité n’avait rien à voir avec la GayPride. C’était une manière de construire la virilité des garçons, d’en faire des hommes aptes à gouverner la société et à exercer leur autorité sur les femmes et sur les enfants non-initiés. La représentation imaginaire qui sous-tendait cette pratique était l’idée que le sperme est la source de la vie (conception des enfants), mais aussi de la force des guerriers. L’autre idée, complémentaire, était qu’en inséminant les garçons on les faisait naître une seconde fois, mais cette fois sans les femmes et seulement à partir des hommes. On pourrait comparer cette homosexualité guerrière à des pratiques que l’on retrouverait dans l’Antiquité grecque par exemple.


Nonfiction.fr : Même si vous ne le développez pas de manière isolée, on sent dans Au fondement des sociétés humaines que vous menez bataille contre ce que l’on a appelé la French Theory et contre le post-modernisme américain. Qu’en est-il exactement ?

Maurice Godelier : Pendant une trentaine d’années aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, les sciences sociales, et particulièrement l’anthropologie, se sont développées de façon de plus en plus rigoureuse. L’anthropologie s’appuyait sur des recherches de terrain et donc sur des bases empiriques solides et très riches. Les chercheurs britanniques avaient également, depuis Malinowski, valorisé le travail de terrain. En France c’est plutôt ma génération qui a commencé à faire de longs terrains, par exemple dans mon cas passant sur vingt ans près de sept ans dans la même communauté humaine, la tribu des Baruya. A partir de ma génération, nous étions plusieurs qui avions fait beaucoup de terrain, nous avons commencé à exiger de nos étudiants, des jeunes chercheurs, d’accomplir au moins de 18 mois à deux ans de travail sur un terrain. Six mois pour commencer à comprendre, six mois pour comprendre qu’on n’a rien compris, et 6 mois pour tout recommencer. L’anthropologie en effet est une expérience personnelle. Elle suppose pour se développer que l’individu se construise en lui un moi cognitif qui se distingue de son moi social et, bien entendu, de son moi intime. Un moi cognitif, c’est un moi qui se donne des concepts, des méthodes, des instruments pour essayer de comprendre l’altérité des autres et qui est capable d’y renoncer s’ils ne s’appliquent pas. Cette expérience personnelle est irremplaçable. Quand on a fait beaucoup de terrain, on aperçoit assez vite ce qui est dans les ouvrages publiés par d’autres anthropologues peu argumenté, peu démontré, ce qui exige d’autres données et d’autres enquêtes ou d’autres raisonnements.

Au cours de la dernière décennie, très souvent, aux Etats-Unis ou dans d’autres pays influencés par eux, on a demandé avant tout aux jeunes anthropologues de critiquer les textes publiés par leurs prédécesseurs et d’y faire apparaître systématiquement les présupposés idéologiques ethnocentriques et l’occultation, consciente ou inconsciente, de la voix des groupes et des individus parmi lesquels l’anthropologue avait vécu et travaillé. Le travail de l’anthropologue devient un travail d’analyse de textes. Et on applique à ces textes les critères tirés de la critique littéraire. Or un texte d’anthropologue n’est pas une tragédie de Shakespeare. A la mort de Shakespeare personne ne peut rien ajouter à son œuvre, sauf à produire des postiches sans âme, sans génie. Or, dans le travail des anthropologues on peut compléter, critiquer, corriger les observations et conclusions d’autres anthropologues. Un exemple célèbre est celui de Malinowski. Il a publié sur les îles Trobriand des ouvrages remarquables et qui ont marqué toute l’anthropologie. Mais 50 ans plus tard, d’autres anthropologues, Annette Weiner, Nancy Munn, Fred Damon, Jerry Leach, etc. sont venus travailler aux Trobriand et dans les îles de la même région. Ils se sont alors aperçu que Malinowski avait négligé l’importance de certaines représentations et pratiques. Par exemple, il n’avait pas pris en compte deux concepts, celui de kitoum et celui de keda, essentiels pourtant pour comprendre le fonctionnement du kula, le grand réseau d’échanges cérémoniels d’objets précieux qui continue d’exister aujourd’hui entre toutes les îles de la région du Massim, à l’est de la Nouvelle-Guinée. La  redécouverte et la compréhension de ces deux concepts ont permis non pas d’infirmer mais de compléter et d’enrichir les analyses de Malinowski.

C’est cette possibilité d’enrichir et de compléter des connaissances qu’ont nié une partie des anthropologues se réclamant du post-modernisme, courant qui fut très puissant il y a quelques années et est en déclin aujourd’hui. Ce courant, d’ailleurs souvent porté par des ex-marxistes, a construit un mélange étrange d’idées de Foucault et de Derrida, deux auteurs dont les positions divergeaient d’ailleurs fortement. L’histoire de la folie à l’âge classique de Foucault (Gallimard, 1972) est une histoire des institutions bourgeoises de l’enfermement psychiatrique et sa démarche n’a rien à voir avec celle de Derrida qui, lui, cherchait à montrer la nécessité et l’impossibilité du dépassement de la métaphysique occidentale, position plutôt difficile à vivre au demeurant. Certains Américains ont mélangé ces auteurs dans leurs textes, ce qui a contribué à l’éclosion d’une sorte de représentation hypercritique du colonialisme occidental et à la déconstruction systématique de l’anthropologie. Or il y a deux façons de déconstruire une discipline, l’une qui aboutit à la dissoudre et finalement à la faire disparaître parce que privée de toute autorité scientifique, l’autre qui mène à la reconstruction de cette discipline sur une base plus rigoureuse et plus critique de ses concepts et de ses méthodes.

Etrange situation d’ailleurs que celle de nombreux collègues américains. Pour vous donner un exemple, après le 11 septembre, je suis allé enseigner en Arizona. J’y fus étonné de constater que mes amis – qui étaient en gros tous anti-Bush – ne voyaient pas le lien que je faisais entre le fait de vouloir déconstruire les sciences sociales comme des produits d’un Occident dominateur et ignorant de l’altérité des autres, et l’impuissance manifestée par une partie de la société américaine à comprendre ce qui se passait en Irak, en Iran, en Afghanistan. Ils condamnaient la politique de Bush, sans reconnaître que la critique systématique de l’anthropologie et des sciences sociales interdisait de comprendre des réalités sociales et historiques auxquelles s’affrontaient les Américains avec Bush. Je lutte pour que la critique de l’anthropologie soit une étape nécessaire pour la rendre plus efficace analytiquement. Et quand je vois que beaucoup de jeunes intellectuels de Chine, de l’Inde, du Brésil ne lisent que des ouvrages américains et considèrent les positions post-modernistes comme l’effort le plus rigoureux que l’Occident ait produit pour s’autocritiquer, je suis navré et inquiet.


Nonfiction.fr : Votre livre est aussi l’occasion de faire valoir l’utilité de l’anthropologie dans le contexte mondialisé. Les questions qu’elle pose et les analyses qu’elle distille sont fondamentales, selon vous, pour comprendre les enjeux sociaux d’aujourd’hui et leur apporter des réponses concrètes. Votre confiance contraste beaucoup avec les discours qui considèrent l’anthropologie en crise.

Maurice Godelier : Ce n’est pas que je veuille absolument faire l’éloge de l’anthropologie, mais je pense effectivement que dans le contexte global d’aujourd’hui, elle est absolument nécessaire. Je pense qu’elle est utile, par exemple, pour faire comprendre que la globalisation recouvre deux mouvements liés entre eux, mais présentés dans la presse comme s’ils étaient séparés. D’une part on assiste à la globalisation de l’économie, c’est-à-dire à l’intégration de toutes les économies dans le système mondial capitaliste, mais d’autre part sur un plan politique et culturel, le plan des identités, on assiste à une fragmentation et à une segmentation de formations sociales plus anciennes. La Slovaquie se sépare de la Tchéquie, l’Ukraine de la Russie, etc. L’intégration de tous dans un même système mondial s’accompagne de la réaffirmation ou de la réinvention des identités locales ou nationales, réelles ou imaginaires bien sûr.

En prenant son temps et en essayant de comprendre les ressorts internes de ces phénomènes, je crois que l’anthropologie peut aider à faire mieux comprendre notre monde globalisé. L’anthropologie a commencé à prendre un caractère scientifique lorsqu’elle a rompu avec l’ethnographie spontanée des missionnaires, des militaires, des administrateurs qui consignaient dans des documents divers les mœurs et coutumes des populations qu’ils contrôlaient ou convertissaient au Christianisme.

C’est Lewis Henry Morgan qui a accompli cette rupture même si elle n’a été chez lui que partielle. Il a découvert que les Iroquois, confédération tribale d’Amérique du Nord, suivaient des règles de parenté totalement différentes de celles des Européens. Ils avaient un système qu’il a appelé "matrilinéaire". Par là il voulait dire que les enfants n’appartenaient pas à leur père mais à leur mère et aux frères de leur mère, que les hommes en se mariant allaient vivre chez leur femme. Bref, il a découvert que ces règles formaient un système cohérent et, ensuite, il a eu le génie de poursuivre son enquête auprès de 92 tribus indiennes des Etats-Unis et du Canada et, ensuite encore, de lancer une enquête mondiale. Il a découvert de ce fait que les rapports de parenté et les formes de famille étaient très différentes de par le monde, mais relevaient cependant de quelques types fondamentaux. Ce fut un progrès considérable. Cependant dans la seconde partie de sa vie, Morgan a écrit un ouvrage, Ancient Society, où il reconstituait de manière fictive l’évolution de l’humanité qui, selon lui, aurait parcouru trois stades, la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Et bien entendu pour lui, les Etats-Unis, société démocratique et républicaine, constituait le sommet de la civilisation, non seulement occidentale, mais humaine. Bref, il a fallu, pour progresser au-delà de Morgan, critiquer et éliminer cette vision évolutionniste et partisane de l’histoire humaine. Mais la leçon qu’il a fallu garder est que pour comprendre la logique des actions et des formes de pensée des autres il faut mener des enquêtes systématiques et non pas traverser en courant une société. Si vous étudiez la parenté, il faut aller de famille en famille, de village en village, il faut comprendre les règles que les gens appliquent pour se marier ou les raisons qu’ils vous donnent pour ne pas les avoir appliquées etc. Tout cela demande du temps, de la patience, de l’intelligence et ça ne se fait pas en trois semaines. C’est par ces démarches et cette ascèse du travail de la connaissance que les sciences sociales et l’anthropologie peuvent poser certaines bonnes questions et y répondre.

L’une d’entre elles me semble d’importance, et depuis plusieurs siècles des dizaines de sociétés se la sont posée : peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ? Depuis le XVIe siècle, combien de sociétés se sont trouvées confrontées à l’Occident qui au cours des trois siècles suivants n’a fait qu’accroître sa supériorité technologique, économique, militaire sur elles et son influence culturelle. Combien de mouvements sociaux sont nés du refus de l’occidentalisation ? Regardez par exemple les japonais qui, lorsque les européens sont arrivés, les ont installés sur une petite île et ont cherché à limiter leur champ d’action. Il y avait de leur part volonté d’emprunter à l’Occident, mais également de limiter leurs emprunts à ce qui pourrait leur être utile sans perdre "l’âme japonaise". C’est donc toujours cette même question qui se pose partout depuis quatre siècles : peut-on se moderniser sans s’occidentaliser ?

Lorsque j’étais chez les Baruya, il y avait installées dans l’une de leurs vallées deux missions chrétiennes : une mission protestante américaine, fondamentaliste (des gens venus de Caroline du Sud) et une mission protestante allemande luthérienne. Deux formules très différentes du christianisme donc. Les gens me demandaient tout le temps quelle était ma religion. Je répondais, en utilisant leurs expressions, que dans mon clan – les Godelier – on avait le respect des ancêtres mais que l’on ne croyait pas en d’autres esprits comme le soleil, la lune ou le Christ. Ils m’ont donc pris pour une variété locale de blanc qui, à la différence des autres, n’était pas chrétien. Ils étaient un peu surpris mais plutôt rassurés de me savoir au moins pratiquer le culte des ancêtres. Maintenant, 40 ans plus tard, il n’existe plus un seul Baruya qui ne soit chrétien. La dernière fois que j’étais parmi eux, il y a 15 ans, pratiquement tous les adultes jeunes attendaient d’être baptisés. J’en ai pris conscience lorsqu’ils m’ont demandé de prendre un cahier et d’écrire leurs noms – ils ne savaient pas écrire – pour être baptisés lorsque des missionnaires passeraient par là. Je leur demandais pourquoi cela. Ils me répondirent qu’ils voulaient maintenant devenir des hommes et des femmes "nouveaux". Je leur demandais ce qu’était pour eux un homme "nouveau". Et la réponse fut magnifique : c’est "behainim Jesa and makim bisnis". Suivre Dieu et faire du business. J’écrivais alors leurs noms pour qu’ils soient un jour baptisés. On peut dire que maintenant toute la Nouvelle-Guinée est chrétienne. Les membres du gouvernement, les ministres, se proclament tous chrétiens, appartenant à une secte ou à une autre. Mais cela ne veut pas dire que dans les montagnes et dans la jungle les gens ont totalement abandonné leurs croyances et leurs cultes traditionnels ni que leur christianisation soit très orthodoxe.
 
Regardez ce qui s’est passé en Chine autrefois. À la fin du XVIe siècle arrivent des jésuites, des gens extraordinaires qui apprennent le chinois, passent les examens de mandarinat, deviennent mandarins eux-mêmes et, pour certains, conseillers de l’empereur. Un peu plus d’un siècle plus tard, ils sont expulsés. Entre-temps, de grands mandarins, des philosophes discutent et argumentent avec eux, leur opposant que le monde n’a ni commencement ni fin, que la notion de création du monde par un Dieu qui créé tout à partir de rien n’a pas de sens, et ces intellectuels, surtout d’inspiration confucéenne, affirment que l’homme doit savoir vivre avec l’idée qu’il n’est qu’un moment d’une transformation des éléments du cosmos. Ils ne comprennent pas que Jésus soit un Dieu et qu’il ait été cependant mis à mort comme un criminel. Les jésuites pensent alors qu’ils ont affaire à des athées et qu’en fait ces mandarins chinois ne croient pas en Dieu. Non répondaient ceux-ci, nous pensons que le ciel existe mais le ciel n’est pas un dieu, c’est le principe d’organisation de toutes choses. Et ce sont ces principes qui agissent dans le monde et en nous.

En comparant ces événements historiques avec ce qui s’est passé sous mes yeux chez les Baruya, je fus amené à penser que les Baruya, comparés aux mandarins de la Chine impériale, avaient peu de défenses face à des missionnaires chrétiens. Ils n’avaient ni philosophes, ni académies littéraires, ni ouvrages imprimés. Donc à mes yeux les Baruya ne possédaient pas des institutions et des personnages capables d’argumenter sur un plan abstrait avec les missionnaires américains, allemands et australiens. Ils sont donc aujourd’hui tous chrétiens à leur manière, mais l’an dernier, en 2006, ils ont de façon inattendue recommencé pour la première fois à initier leurs garçons. Et l’événement fut tel que des représentants des tribus voisines, elles-mêmes devenues chrétiennes, sont venus assister à ces cérémonies.

Dans certaines sociétés, en Inde, en Chine, au Japon, existaient des institutions, des penseurs qui furent à l’origine d’une véritable résistance culturelle. On voit bien qu’on ne peut pas islamiser ou christianiser n’importe où ni n’importe comment. Prenez le cas de l’Indonésie. Du temps de Soekarno et de Mohammed Atta, tous deux des résistants qui luttaient pour l’indépendance de leur pays, l’un étant traditionaliste, l’autre musulman. À l’époque, l’Indonésie n’était pas encore un pays entièrement islamisé. Aujourd’hui, l’Indonésie compte 220 millions de musulmans. Et en Nouvelle-Guinée, près d’un million d’Indonésiens sont arrivés, qui ont refoulé de façon brutale toutes les populations du littoral. Leurs terres ont été accaparées par des Javanais affamés de terres et qui, comme autrefois aux Etats-Unis avec les territoires des indiens, viennent occuper la terre des autres. L’Islam est désormais présent en Irian Jaya et s’efforce de convertir les Papous. Ces situations, les anthropologues les vivent et les observent sur le terrain. C’est d’ailleurs la responsabilité éthique et professionnelle de témoigner de ces faits. On voit d’ailleurs aujourd’hui l’armée américaine solliciter les services des anthropologues pour négocier avec les tribus d’Irak et les associer dans la lutte contre Al-Qaïda. Au départ les Américains n’avaient jamais pris en compte l’existence et l’importance de ces tribus, que ce soit en Irak, en Afghanistan ou au Pakistan.

L’anthropologie peut donc plus que jamais contribuer à résoudre certains problèmes contemporains, y compris à l’intérieur des sociétés occidentales. Et heureusement ! Il me semble bon que des municipalités qui veulent par exemple en savoir plus sur les façons de penser et de vivre de leurs communautés d’immigrés, puissent avoir recours à des anthropologues. Personnellement, je donne des séminaires à l’École Nationale de la Magistrature. J’y rencontre des juges, des procureurs, des commissaires de police, etc. et j’y fais toujours un rapide exposé sur la parenté arabe (ce que l’on a appelé le "mariage arabe" mais qui se retrouve aussi chez un certain nombre de sociétés non musulmanes). J’explique que d’après le Coran votre première épouse, devrait être la fille du frère de votre père. L’homme n’épouse donc pas sa sœur mais bien la femme qui est la plus proche de celle-ci. On s’allie à l’intérieur de son propre lignage qui se reproduit alors par lui-même. Pour votre deuxième épouse, vous vous mariez par exemple avec une cousine du côté maternel. J’insiste sur le fait que dans un certain nombre de pays musulmans les mœurs ont changé bien que beaucoup suivent encore les coutumes traditionnelles en matière de mariage. Mais si on connaît ces coutumes, il n’y a plus rien d’étonnant à ce qu’un homme immigré en France aille chercher une cousine en Algérie pour l’épouser ou qu’un homme vivant en Algérie vienne chercher une cousine vivant à Paris. Dans cette perspective culturelle, ce type de mariage est un mariage "coutumier", ce n’est donc pas un mariage "forcé". Mais il l’est pour celles et ceux qui n’obéissent plus à la coutume et en sont sortis. Autre exemple, je suis également amené à expliquer comment, dans la tradition wolof au Sénégal, on a plusieurs pères, etc. L’important est donc de comprendre à chaque fois l’arrière-fond culturel. Et ceux qui assistent à ces séminaires sont en général contents de l’apprendre. Ils trouvent dans ces explications un moyen de dépasser des préjugés et d’y voir un peu plus clair dans des situations rencontrées. Beaucoup de psychologues, de juges s’interrogent aujourd’hui sur les structures familiales des immigrés en difficulté qu’ils rencontrent. L’anthropologue peut ici apporter des connaissances utiles.

La discipline n’est donc pas du tout à mes yeux en voie de disparition. Il y a crise dans le sens où il y a une profonde remise en cause de ce que cela signifie d’être un anthropologue occidental, une remise en cause des positions qui doivent être prises par lui et du rapport de son travail avec les individus et les sociétés qu’il étudie, mais toutes ces questions sont légitimes. Si on appelle cela une crise, il s’agit pour moi d’une bonne crise. Par contre, si l’anthropologue n’a plus confiance en son métier et si, comme un certain nombre de collègues anglo-saxons, il refuse de faire du terrain et se contente de critiquer les travaux publiés par d’autres, s’il passe son temps à tuer ses pères et mères fondateurs, cela me semble une activité stérile. L’anthropologie ne peut exister que si les anthropologues sont capables de construire en eux-mêmes un moi cognitif, réflexif et critique de ses propres concepts, méthodes et résultats. Et ce moi ne peut se construire qu’en tenant à distance son moi social et son moi intime, en se décentrant volontairement par rapport à ces composantes de sa personnalité.


Nonfiction.fr : À la fin de votre livre, vous évoquez les liens qui existent entre les sciences sociales et la démocratie. Vous revenez à la fois sur le formidable mouvement d’ouverture qu’a représenté le siècle des Lumières en même temps que sur sa face sombre.

Maurice Godelier : Il y a quelque chose en commun en effet entre la démocratie – ou les régimes démocratiques – et les sciences sociales. Les régimes non démocratiques n’aiment pas les sciences sociales, au même titre que ne les aiment pas certains conservateurs français. C’est évident avec la Russie communiste, la Birmanie ou le Soudan. Il est difficile, voire impossible d’y enquêter. L’activité de connaissance se trouve là subordonnée et contrôlée par les représentants des idéologies dominantes, l’Islam fondamentaliste ou autrefois le marxisme-léninisme. Toutes les sociétés sont certes en partie opaques à elles-mêmes, mais cette opacité est exacerbée quand la terreur est l’une des conditions de leur régime politique. On comprend par là pourquoi le siècle des Lumières a joué un rôle énorme pour l’Occident. Dire que le pouvoir n’était pas un don des dieux, et que les hommes pouvaient le partager entre eux, c’était affirmer que les hommes avaient toujours fait l’Histoire. C’est cette idée qui a créé la possibilité de développer l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et d’autres disciplines qui constituent maintenant les sciences sociales. Mais nous ne pouvons oublier qu’en ouvrant le champ des sciences sociales et en prétendant que l’humanité en Occident s’était enfin donnée une vision rationnelle de l’humanité, le siècle des Lumières créait en même temps la possibilité d’affirmer l’infériorité de toutes les sociétés non-occidentales. L’Occident incarnait la forme suprême de civilisation. Et cette idée pouvait sans surprise légitimer toutes les formes de domination et d’exploitation que l’Occident a imposées à d’autres sociétés dans son expansion mondiale. Ainsi, on saisit mieux pourquoi, avec l’effondrement du système colonial, beaucoup de gens dans les pays ex-colonisés ont rejeté l’anthropologie et lui ont préféré la sociologie. Comme la sociologie s’occupait de l’Occident, elle semblait ne pas porter les stigmates du colonialisme. Mais depuis 30 ans, les choses ont changé. Il existe désormais une anthropologie de l’Europe, une anthropologie urbaine, une anthropologie des systèmes d’éducation ou de santé, etc. L’anthropologie finalement a étendu encore plus son domaine depuis la fin des empires coloniaux et du système communiste. Et en même temps cet effondrement a modifié profondément la place que l’Occident allait ensuite occuper dans le monde. Aujourd’hui l’anthropologie n’est plus seulement le monopole de chercheurs occidentaux et est l’œuvre de centaines d’anthropologues indiens, chinois, indonésiens, africains, etc. L’anthropologie n’est donc plus intimement liée à l’Occident, sa terre natale.


Extraits sonores :

M. Godelier raconte les conséquences d’une invitation à une cérémonie de femmes Baruya


Le récit du retour de la ville d’un Baruya et de son intervention devant l’assemblée villageoise


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Propos recueillis par Mathieu Fribault
Retranscription et mise en forme par Thomas Perrot
Photographie par Julien De Weck ©

* Retrouvez la critique du livre de Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, par François Thomas.

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