Une introduction claire et stimulante à l’anthropologie et à l’œuvre de Maurice Godelier.

En quoi l’étude de la lointaine société des Baruya de Nouvelle-Guinée, et la comparaison de leur système de parenté avec celui des anciens Iroquois, nous permettent-elles de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons ? Autrement dit, à quoi peut bien servir l’anthropologie ? Le nouveau livre de Maurice Godelier Au fondement des sociétés humaines, répond magistralement à cette question et offre un bel éloge des sciences sociales.

 

Cet ouvrage est le fruit de quarante années de recherches et constitue non seulement une excellente introduction à l’œuvre de Maurice Godelier, mais aussi à l’anthropologie et ses problématiques fondamentales. Au fondement d’une société, nous dit Godelier, il n’y a ni la famille ou la parenté, ni non plus les échanges et rapports économiques. Le fondement, ce sont les rapports politico-religieux. Autant le savoir et le comprendre, car cela permet d’éclairer bon nombre d’enjeux et situations tout à fait actuels.


 

La crise des sciences sociales


Le point de départ du livre, c’est la crise des sciences sociales en général et de l’anthropologie en particulier. Certes le débat n’est pas nouveau, mais il a pris aujourd’hui une acuité certaine : peut-on en effet considérer l’anthropologie comme une science, pouvant prétendre élaborer des connaissances rationnelles dans l’étude des autres peuples et cultures ? Alors qu’à l’heure actuelle l’armée américaine embarque des anthropologues en Irak et en Afghanistan, n’est-il pas tentant de voir dans l’anthropologie qu’un "pur auxiliaire de l’expansion et de la domination de l’Occident" ? De l’idéologie sous couvert de science ? Et ce qu’on a appelé la "déconstruction" des sciences sociales, la critique de toute prétention à théoriser en la matière, signe-t-elle la mort de l’anthropologie ?


La réponse de Godelier est claire : il faut déconstruire les sciences sociales (dénoncer ce qui était purement idéologique, critiquer les résultats scientifiquement infondés) mais pour les reconstruire avec une plus grande rigueur et une exigence scientifique plus élevée. Car il faut bien affirmer la nécessité des sciences sociales pour comprendre le monde complexe d’aujourd’hui. "Dans le monde tel qu’il s’est reconfiguré après la disparition des empires coloniaux et de l’Empire soviétique, dans un monde globalisé sur le plan économique mais divisé d’un point de vue politique, avec près de 200 Etats-nations, anciens ou nouveaux, de puissances très inégales et qui recèlent en eux des milliers de sociétés locales rarement disposées à renoncer à leurs identités et souvent en conflit entre elles, il est plus que jamais nécessaire de faire appel aux connaissances qu’ont produites (et que continueront à produire) les sciences sociales"   . Et l’anthropologie a un rôle particulier à jouer car son objet, c’est précisément de comprendre les différentes façons de penser et d’agir, l’organisation et fonctionnement des multiples sociétés qui coexistent à la surface de la planète.


Mais la question se repose toujours : peut-on vraiment comprendre ce qui n’a jamais fait partie de notre culture, de notre manière de penser et de vivre ? D’ailleurs, c’est une revendication que l’on entend régulièrement, celle, à l’inverse, d’être le seul à pouvoir parler de soi : seules les femmes peuvent comprendre les femmes et en parler, seules les femmes noires peuvent comprendre les femmes noires, seules les femmes noires brésiliennes etc. Cette tentation du repli identitaire de chacun sur soi mène non seulement à "une impasse dans la pratique, mais elle constitue un déni non fondé, arbitraire, de la possibilité qu’existe quelque chose comme des "sciences" sociales"   . Remarquons même, au passage, qu’il n’y aurait pour personne de vie quotidienne possible, s’il n’y avait aucune forme de connaissance et compréhension mutuelles.


A la thèse de l’incommunicabilité des cultures, Godelier oppose deux présuppositions, qui sont les conditions de possibilité de toute science sociale. D’une part "l’altérité sociale, historique, des autres n’est jamais absolue. Elle est toujours relative, et de ce fait déchiffrable, intelligible à certaines conditions". Et d’autre part "ce que des hommes ont inventé pour interpréter le monde qui les entoure, et eux-mêmes au sein de ce monde, les autres hommes peuvent le comprendre"   .


Ces questions sont évoquées par Maurice Godelier dans la substantielle introduction du livre, dont le titre n’est autre que "A quoi sert l’anthropologie ?". A quoi sert, mais aussi à quoi ressemble l’anthropologie et le métier d’anthropologue. Godelier nous livre en effet des réflexions stimulantes sur la réalité d’un tel métier, sur le travail de décentrement qu’un anthropologue doit opérer, sur "les fantasmes et la réalité de l’observation dite participante", mais aussi sur les responsabilités éthiques et politiques de l’anthropologue.

 


Un livre bilan


Les travaux de Godelier, et notamment son travail sur la société des Baruya, l’ont conduit à remettre en question un certain nombre de thèses perçues comme des vérités éternelles en anthropologie, et c’est autour des grandes conclusions, auxquelles ses propres analyses l’ont mené, que se structure l’ouvrage.


La première de ces conclusions, c’est que dans toute société il y a des choses que l’on donne, d’autres que l’on vend, et d’autres qu’il ne faut ni vendre ni donner, mais garder pour les transmettre. Ce chapitre - qui s’ouvre sur une relecture de Mauss et de ses analyses du don et du potlatch, et sur une confrontation avec Lévi-Strauss - invite à reconsidérer la place qu’occupent les relations non marchandes dans les sociétés de marché, et à "rechercher si certaines réalités essentielles à la bonne marche des sociétés ne se tiennent pas en dehors du marché"   Ces objets qu’il ne faut ni vendre ni donner, ce sont par exemple les objets sacrés, ou les textes de lois   . L’analyse conduit à deux points : à rappeler, d’abord, que même dans les sociétés capitalistes les plus développées, tout n’est pas à vendre ; et à réfuter l’idée que les échanges et les rapports économiques seraient le fondement d’une société.

 

La deuxième thèse de Godelier, réfutant un axiome majeur de l’anthropologie, c’est que nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou sur la parenté. C’est encore l’étude des Baruya qui lui a fait constater que les rapports de parenté divisent autant qu’ils unissent les membres d’une société. Rappeler que la famille n’est pas la structure de base au fondement d’une société, même si ici l’auteur n’en parle pas, met en tout cas en garde contre toute tentation conservatrice de réaffirmer comme essentielles les valeurs de la famille.

 

La troisième thèse est, de prime abord, l’une des plus surprenantes : il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant. Godelier s’appuie sur l’étude de sept sociétés. L’idée, c’est qu’un homme et une femme fabriquent seulement un fœtus, mais jamais, à eux seuls, un enfant humain, complet. Là encore, on peut deviner les implications de cette thèse, dans les débats contemporains sur le couple et la famille.

 

Ces thèses permettent d’en affirmer deux autres. D’une part que les hommes ne vivent pas seulement en société, comme les primates et autres animaux sociaux, mais qu’ils produisent de la société pour vivre. D’autre part – et c’est la thèse la plus importante – que ce sont les rapports de types politiques et religieux qui sont au fondement d’une société, qui font que les membres d’un groupe ont précisément le sentiment de faire partie d’un même Tout. Par là, Godelier se détache aussi bien de Confucius et d’Aristote pour qui, dit-il, la famille et la parenté sont les fondements de la Cité ou de l’Etat, que de Marx, ou des économistes néo-libéraux, pour qui ce sont les rapports économiques qui façonnent l’architecture d’une société.

          


Au final, Maurice Godelier nous offre ici un beau livre, rendant accessibles et clairs les enjeux de l’anthropologie. La lecture de l’ouvrage est en outre un véritable régal, tant l’auteur fait preuve d’un talent de conteur (voir, par exemple, le récit de l’histoire des Baruya au chapitre 6, ou l’étonnante description de leurs mœurs sexuelles au chapitre 4). Godelier nous montre quel fut le cheminement qui l’a conduit à certaines conclusions : comment l’étude d’une société de Nouvelle-Guinée l’a mené à remettre en question des axiomes de sa discipline, et comment ses propres hypothèses lui permettent d’éclairer des enjeux actuels. L’ouvrage se conclut ainsi sur une analyse du 11 septembre et une étude de l’Arabie Saoudite, afin de "mobiliser et tester l’efficacité analytique des thèses exposées dans ce livre"   . Ce souci de la confrontation des thèses avec les faits, la prise en compte des contre-exemples et des objections possibles, témoignent de la rigueur du travail et de la démarche. On peut toutefois regretter, à la lecture de l’ouvrage, que l’auteur n’explicite pas plus certaines de ses thèses, qu’il ne pousse pas plus loin, ici, l’analyse de leurs implications. Certes Godelier fournit maints exemples pour illustrer son propos, mais dès qu’il passe du particulier au général, il approfondit peu ses conclusions. Ainsi en est-il de l’intéressante thèse sur le politico-religieux qui aurait sans doute mérité de plus longs développements théoriques. Mais cette frustration de lecteur ne peut que donner l’envie de se plonger dans son œuvre.


 

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