Depuis plus de dix ans, le projet du musée du Quai Branly ne cesse de susciter l’engouement sans réserves des uns et la critique la plus cinglante des autres.

Annonçant une rupture avec les anciens musées anthropologiques mais aussi avec le traditionnel modèle du musée des beaux-arts, le nouveau musée du Quai Branly (MQB), inauguré le 20 juin 2006, se veut la résultante d’une volonté politique inédite de faire "dialoguer les cultures" par l’entremise de l’art afin de refuser toute hiérarchie entre les peuples   . Plus d’un an après son ouverture, Le Débat   , dans son numéro de novembre-décembre, revient sur l’événement que constitue la création du MQB. Remaniant la représentation des cultures non-occidentales mais aussi le paysage institutionnel français, son émergence est le produit d’un "moment" particulier où viennent se croiser les préoccupations mémorielles et la mondialisation qui caractérisent notre époque.

Les différentes contributions de ce numéro ont pour ambition de mettre en perspective la genèse du nouveau musée, de soumettre sa réalisation muséographique et architecturale à l’examen critique et de clarifier des questions de fond inhérentes à ce projet, telles que la construction des identités par le biais des musées ou encore le statut ambivalent de l’objet entre art et ethnologie. Trois des acteurs principaux de cet établissement (son président directeur général, Stéphane Martin ; la directrice de son Université populaire, Catherine Clément ; son ancien directeur muséologique, Germain Viatte) exposent leurs points de vue auxquels viennent s’ajouter, voire se confronter ceux d’anthropologues (James Clifford, Nélia Dias, Marie Mauzé, Joëlle Rostkowski, Benoît de l’Estoile, Brigitte Derlon, Philippe Descola), d’historiens (Carmen Bernand, Bogumil Jewsiewicki), de sociologues (Laënnec Hurbon), d’architectes-urbanistes (François Chaslin, Françoise Choay) et d’historiens de l’art (Susan Vogel), français ou étrangers.


Une exception française entre controverse, plébiscite et scandale

Dans un entretien liminaire, Stéphane Martin revient sur l’originalité de ce "musée de l’Autre" présentant les arts non-occidentaux et défend la mission que lui a confiée Jacques Chirac en 1995. Centre culturel devant marquer de manière durable la présidence de ce dernier et fruit d’une volonté politique ne répondant pas à une demande préalable des scientifiques, le Quai Branly se revendique être un musée "pas comme les autres", plus près de l’état d’esprit ayant guidé la création du Centre Pompidou que du modèle encyclopédique du Musée de l’Homme d’autrefois. Ses collections constituent également le point de départ de son discours que les nombreuses expositions temporaires réalisées en collaborations avec les musées étrangers ou des évènements, à l’image de la dernière coupe du monde de rugby, permettent d’élargir. Plus qu’un musée traditionnel prisonnier de ses objets, il se veut un "outil qui se juge à sa capacité de répondre à une attente de la société", cherchant une troisième voie possible en marge du classicisme scientifique et artistique. Chercher à concilier et séduire tous les publics vers une meilleure connaissance des sociétés "autres", telle est également l’ambition de Catherine Clément, revenant sur son itinéraire personnelle qui l’a fait passer de la philosophie à son engagement à la direction de l’Université populaire du MQB.

Pourtant, l’anthropologue américain James Clifford, inaugurant la partie analytique consacrée au "projet et à l’objet" du nouveau musée semble sceptique. Issue d’une volonté politique édulcorant l’histoire coloniale qui a présidé à la collecte des objets présentés et basée sur l’obsession toute française de la "pureté et de l’authenticité de l’objet", l’institution parisienne semble bien improbable ailleurs dans le monde. Confirmant l’exception française dans le domaine, François Chaslin rappelle le décalage existant entre l’enthousiasme des médias nationaux vis-à-vis du MQB (notamment de l’architecture de son bâtiment dessiné par Jean Nouvel) au moment de son inauguration et sa réception, bien plus critique, au niveau international.

Reprenant les grands traits d’une analyse de Bernard Dupaigne faisant du Quai Branly un "scandale" à multiples facettes   , Françoise Choay revient de manière très critique sur la nécessité en question d’établir à grands frais un "nouveau Luna Park" de l’exotisme qui engendre la disparition du Musée national des Arts africains et océaniens et un avenir problématique pour le Musée de l’Homme (dont le nouvel établissement reprend les collections ethnographiques) dans un contexte de récession budgétaire.

Entamant la deuxième partie consacrée aux problèmes "d’exotisme, d’identité et d’esthétique" que soulève le MQB, Nélia Dias, analyse la généalogie du Quai Branly au regard des différentes institutions ethnographiques précédentes. Faisant ressortir les récurrences et les points de ruptures entre les institutions passées et celle récemment inaugurée, l’étude permet de comprendre que l’émergence du MQB correspond à une alternative vis-à-vis de la crise du Musée de l’Homme, l’ancien modèle scientifique français.

En fait, le principe du traditionnel musée ethnographique proposant une "invitation au voyage" vers la découverte de l’Autre lointain semble de plus en plus remis en cause. Rapportant la tendance actuelle des musées anglo-saxons, Marie Mauzé et Joelle Rostkowski montrent le nouveau rapport qui s’engage dans ces institutions entre anciens "dominants" et "dominés" autour d’un patrimoine commun. De plus en plus, les collections de cultures toujours "vivantes" sont considérées comme propriété des peuples "autochtones" et les expositions sont réalisées en partenariat avec les représentants de ces derniers. Mais l’histoire du peuplement de l’Amérique au détriment des "autochtones" diffère de l’entreprise coloniale française et les anciennes colonies sont aujourd’hui des pays indépendants.

Partant de l’exemple du Musée de l’Empire et du Commonwealth de Bristol, Benoît de L’Estoile montre que la France semble en fait vouloir tourner la page de l’histoire coloniale - le "temps du mépris" - avec le recours à l’esthétisme. Mais peut-on tourner aussi facilement la page de l’héritage colonial partagé avec les pays autrefois inclus dans l’ancien Empire ? L’absence actuelle de cette histoire commune dans les musées français, notamment au MQB, ce "musée de l’Autre", ne risque-t-elle pas de transformer la contemplation des pièces d’arts premiers en consommation pour "urbains en mal de racines authentiques et nostalgiques d’un âge d’or perdu" ?

En témoignant d’une esthétisation actuelle de la "figure de l’Autre", le MQB devient plus largement, selon l’expression de François Jousse, le "symptôme" d’une société occidentale instaurant une dichotomie entre Nous, les occidentaux, et les Autres, s’écartant ainsi des espoirs d’interlocutions entre les cultures qu’avait fait naître le paradigme structuraliste de Claude Lévi-Strauss après guerre.

La troisième partie thématique "Entre Art et Ethnologie" revient sur la question de fond que soulève toujours le Quai Branly aujourd’hui : jusqu’à quel point est-il légitime d’explorer pour leur valeur esthétique des objets qui ont d’abord une valeur sociale et religieuse dans leur culture d’origine ? C’est tout d’abord Germain Viatte qui revient sur l’histoire de l’invention de "l’art nègre" et de l’avènement du "primitivisme" qui va révolutionner l’art occidental mais aussi contribuer à transformer l’ancien objet ethnographique - qui a souvent servi à hiérarchiser les peuples sur une échelle technique ethnocentrique - en œuvre d’artistes augurant d’un dialogue égalitaire et d’un métissage au travers de la notion universaliste d’art.

Brigitte Derlon revient ensuite de manière provocatrice sur la reconstruction de la théorie de l’art universel proposée par Alfred Gell où la forme traduit une intention à l’image d’un outil voulant agir sur le monde : si depuis cent cinquante ans qu’ils étudient l’art, les ethnologues avaient "échoué à saisir ses propriétés essentielles, à donner une explication convaincante des raisons sociales de son existence !" ? L’étude artistique pourrait donc contribuer à changer la perspective ethnologique.

En fait, l’opposition art/ethnologie semble être l’écran de fumée qui masque, selon Philippe Descola, le problème complexe de la nature de la transformation de l’objet issu d’une culture étrangère dans un musée occidental. Car les objets ont plusieurs vies, plusieurs sens, selon là où ils se trouvent et qui les mobilisent. Et loin de s’opposer, la perception esthétique et l’analyse ethnologique peuvent au contraire se conjuguer afin de révéler les points de médiation entre les peuples et entités (naturelles et surnaturelles) que sont les objets.

Cependant le musée n’est-il pas fondamentalement le "tombeau" d’un univers sacré dont nous avons perdu les clefs, comme l’évoque Hervé Julien, l’objet mort devenant pièce artistique? Peut-on malgré tout "aimer Branly", s’interroge Carmen Bernand ? Si Laënnec Hurbon insiste sur le réel effort de promotion de la diversité des cultures que constitue le MQB, Bogumil Jewsiewicki regrette que celle-ci se face au "mépris" de la mémoire coloniale. Le nouveau musée semble donc être à la fois un "réel triomphe" et une "catastrophe avérée", comme l’annonce la dernière contribution de Susan Vogel.


La rupture manquée : quel avenir pour le Quai Branly ?

Il est parfois difficile pour le lecteur de s’y retrouver dans toutes ces contradictions et divergences d’opinion contenues parfois dans le discours d’un même auteur. Toutefois, certaines conclusions s’imposent. Musée de son temps constituant la réponse française à la question de ce que peut être un musée de civilisations aujourd’hui, le MQB est avant tout symptomatique d’une certaine vision universaliste et encyclopédiste des cultures du monde caractéristique de la tradition française. L’analyse des observateurs du Quai Branly montre également le contresens auquel cette institution, bâtie sur un concept flou "d’arts premiers" et sur une pensée universaliste bienveillante, risque d’arriver. Si le MQB rencontre bien le goût contemporain pour l’exotisme (le cap du million de visiteurs a été franchi dès janvier 2007), son discours semble se limiter pour l’instant à une reconnaissance esthétique et ethnocentrique de l'altérité qui devient un spectacle à consommer. Au moment où, comme le souligne Marc Augé   , "le sens des autres" se perd et s’exacerbe tout à la fois, le MQB devient un nouvel avatar de la pensée occidentale se confortant dans une vision fantasmée de l’altérité. Basé sur une définition occidentale de l’art, il n’est donc pas ce musée de la rupture annoncée.

Reste que les intervenants s’accordent majoritairement sur le caractère ouvert de l’avenir du Quai Branly. Forcés de suivre dans un premier temps les directives fixées par le monde politique puis l’architecture du bâtiment, les scientifiques sauront-ils, à terme, faire évoluer ce musée en direction de la relation que Nous autres, français occidentaux, entretenons de longue date avec les Autres originaires de continents lointains, tout en conservant l’attrait actuel de ce musée des arts premiers auprès du public ? C’est désormais l’enjeu du débat autour, non plus de la genèse, mais bien de l’avenir du Quai Branly, dont la création aura au moins permis de dépoussiérer les réflexions et d’élargir les débats nationaux autour de la patrimonialisation des cultures dans les musées.


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Crédit photo : dalbera / flickr.com