Critique de la "thérapie de choc" libérale appliquée à l'économie russe dans les années 1990 et éloge du retour des institutions sous Poutine, l'ouvrage met en perspective la transition russe dans l'évolution des théories économiques mondiales.

La transition russe, vingt ans après alimente le débat sur l'évaluation des réformes libérales des années 1990 et de l'ère poutinienne. Outre Jacques Sapir, qui dirige l'ouvrage, trois économistes russes interviennent et dressent le bilan de vingt années de transition économique en Russie, depuis la chute de l'URSS en 1991. Si l'on a souvent tendance à voir dans la chute de l'URSS la fin d'une dictature et dans les années 1990 l'avènement de la démocratie en Russie, il faut rappeler que, pour les Russes, cette période est surtout marquée par le chaos économique, l'effondrement du niveau de vie de la majorité des citoyens et l'enrichissement éhonté d'une poignée, sans parler du traumatisme causé par l'effondrement de leur système de valeurs. Quant aux années 2000, si l'on retient habituellement les atteintes à la démocratie, il ne faut pas oublier la croissance économique et l'amélioration du niveau de vie. Le propos général est donc de critiquer les réformes " néolibérales ", dites " thérapie de choc ", qui ont fait de ce pays " un immense laboratoire de mise en pratique des théories économiques ". L'axe de l'ouvrage tel que défini par J. Sapir en introduction, " la construction institutionnelle " en Russie invite le lecteur à revoir son jugement sur le " renforcement de la verticale du pouvoir ", amorcé après la crise de 1998 et mis en œuvre par Poutine.

Le grand mérite de cet ouvrage est de donner la parole à des experts russes. Victor Ivanter, dans le premier chapitre, dresse un tableau général de l'évolution économique depuis la chute de l'URSS qui correspond largement à l'analyse prédominante dans les cercles officiels russes et chez la majorité de la population. On y retrouve la critique des " réformateurs ", Gorbatchev (au pouvoir de 1985 à 1991) et Eltsine (1991-1999), la lutte contre le séparatisme, l'éloge de la  "centralisation " des années 2000, décrite comme " le choix de toute une société ". Il reprend le mot d'ordre poutinien, la " stabilité ". Dans le deuxième chapitre, Alexandre Nekipilov revient sur les mécanismes qui ont conduit à la crise de la dette souveraine de 1998 et rejoint V. Ivanter et J. Sapir lorsqu'il critique la  faiblesse des investissements de l'État dans l'économie au profit de la lutte contre l'inflation et de la constitution de réserves ; en fin de chapitre, il énumère les faiblesses du système économique russe, dont ses " distorsions " telles la corruption. Dmitri Kouvaline, quant à lui, présente une étude très intéressante des entreprises, analyse leurs stratégies de survie dans les années 1990 et montre que les pratiques de contournement de la loi ont tendance à régresser, même si certaines persistent.

Jacques Sapir attire notre attention sur l'interaction entre la transition russe et les théories économiques mondiales. En effet, les réformes néolibérales ont été prônées par la communauté internationale ; en retour, la crise de 1998 a contribué à la "révision des bases de l'économie standard ". Il porte un regard extrêmement critique sur cet ultra libéralisme qui a présidé aux réformes alors qu'il n'existait réellement dans aucun pays, et tente de montrer par des projections que, sans ces réformes, la Russie serait actuellement plus développée qu'elle ne l'est. Il décrit "la reconstruction de l'État et la mise en place d'une politique industrielle ambitieuse " de 1998 à 2009 (c'est-à-dire sous le gouvernement Primakov puis sous Poutine et Medvedev), qui ont permis le rétablissement de la croissance et la diversification de l'économie, même si " la situation est loin d'être pleinement satisfaisante " sur le plan politique. On pourrait regretter que l'auteur ne réponde pas aux critiques qui se font entendre en Russie même sur l'affaiblissement des services publics comme l'éducation et la santé.

L'ouvrage, fort documenté, n'est pas le premier à critiquer les réformes des années 1990 et à souligner les progrès économiques des années 2000, mais J. Sapir s'engage en faveur du modèle économique actuel, qualifié de " synthèse pragmatique ", " un croisement " entre les modèles de l'" État développeur " que l'on a connu au Japon, en Corée du Sud et à Taïwan et aux modèles français et italien des années 1950 à 1980

 

* À lire aussi :

- Jean Radvanyi, La Nouvelle Russie, Armand Colin, 2007.