Savoir écrire le voyage sans quitter son canapé. 

Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? s’inscrit dans le parfait prolongement de Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?   , plus, il s’agit d’une variation sur le même thème. On ne sera pas surpris, donc, de remarquer la ressemblance des titres, la reprise exacte de la structure en trois parties (Des différents manières de… ; des situations de discours ; des conduites à tenir), la reproduction à l’identique de certains paragraphes, ou la similitude des conclusions, puisqu’il est question, une fois encore, d’une invitation à affirmer sa singularité et à établir par la création littéraire un rapport décomplexé au monde (des livres).

Comme son prédécesseur, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été s’ouvre sur un éloge paradoxal, le voyageur casanier se substituant élégamment au non-lecteur. Après tout, si Kant est parvenu à se rapprocher d’une connaissance exhaustive du monde alors qu’il n’a jamais quitté les sentiers battus des alentours de sa ville natale, pourquoi pas ? Et si Marco Polo a pu créer un "espace de rêverie partagée"   autour de l’empire chinois alors qu’il ne s’est vraisemblablement jamais réellement éloigné de Venise, est-il vraiment nécessaire de voyager pour parler d’un pays ?

C’est que, pour le narrateur-personnage du livre, la frontière entre voyage et non-voyage est de toute façon beaucoup moins nette qu’il n’y parait. Ne voyage-t-on jamais réellement si, trop traversés par nos représentations préalables nous sommes capables de ne rencontrer que la simple projection de nos fantasmes ou celle des descriptions que nous avons lues au préalable ? N’avons-nous pas affaire, en voyageant, "non pas à d’hypothétiques lieux réels, mais à des images subjectives, arbitraires, prélevées sur un ensemble infini de représentations" ?   . Si le véritable voyage n’existe pas alors, celui qui veut écrire sur un lieu, ne peut-il pas se contenter d’une " rencontre intertextuelle " avec les pays   , réalisée de chez lui ? Et s’il s’agit avant tout de faire voyager le lecteur, de produire et partager avec lui " une expérience affective ", le véritable voyage ne peut-il pas, pire, devenir un obstacle à l’écriture de l’ailleurs ?

Pour réussir à emmener le lecteur avec nous, il faudrait en effet s’efforcer de saisir "l’esprit du lieu", construction conceptuelle issue d’un travail d’idéalisation et d’épuration, plutôt que de s’attacher à une description minutieuse et précise   et se contenter d’une " fidélité littérale au réel "   . Une fois de plus, le narrateur de Pierre Bayard réussit sa démonstration, dépliant petit à petit le paradoxe en égrenant des concepts, autant de variations heuristiques autour des notions de lieu et de pays, comme il était déjà le cas avec celles de bibliothèque et de livre dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus.

Alors, certains crieront au scandale, reprocheront à Pierre Bayard sa paresse intellectuelle, pire, son opportunisme, lui qui se contenterait de surfer sur la vague de succès du précédent opus   . S’accommoder d’une critique a priori, ou d’une critique focalisée sur la forme de l’essai, revient pourtant à négliger toute la différence entre parler du monde et parler seulement de littérature.

Car quitter l’univers des livres n’est pas sans conséquence. Et se raccrocher à une forme connue, comme à des paragraphes rassurants peut apparaître, à certains moments, comme une manière de faire tenir, non plus l’argumentation du narrateur, mais la crédibilité du critique : il est possible de briser les idoles littéraires mais il est beaucoup plus complexe de jouer avec le politiquement correct. Parfaitement serrée, l’argumentation ne peut s’empêcher de vaciller dans sa confrontation au réel, et les exemples convoqués dans la deuxième partie du livre en sont le parfait exemple. Le cas de Romand   est si problématique qu’il va jusqu’à entraîner la prise de parole de l’auteur, jusque-là parfaitement caché derrière cette voix fictionnelle, fil rouge de tous les essais du critique. Pierre Bayard est gêné par quelque chose et il l’avouera volontiers. Rien n’y fait, il tente quand même, explore de nouvelles contrées. Il semblerait que dans ce livre, le dispositif de fiction qui lui permettait toutes les provocations touche ses limites, et c’est surtout pour ses manquements que le livre, paradoxalement, est intéressant.

Malgré les imperfections, malgré la triste absence de surprise que ressentiront nécessairement les fins connaisseurs de Pierre Bayard, reste ce plaisir coupable d’être aspiré dans la lecture et la folie paranoïaque du narrateur. La démonstration, réglée comme du papier à musique progresse au pas de course et le lecteur ne peut qu’entrer, presque malgré lui, dans cet univers théorique qui, s’il se copie parfois lui-même, ne plagie pas les autres. Et quand vient le moment de refermer le livre, il est difficile de ne pas sourire et se dire : j’ignorais qu’il pouvait être si agréable de se faire manipuler. 

  À lire aussi sur nonfiction.fr : 

"Je fabrique en sciences humaines des objets déstabilisants". Entretien avec Pierre Bayard, par Aïnhoa Jean 

Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation, par Guillaume Artous-Bouvet 

Pierre Bayard, Et si les oeuvres changeaient d'auteur?, par Ségolène Dargnies