La critique littéraire comme science-fiction.

L’idée de "plagiat par anticipation", désignant "les emprunts faits par les écrivains à des confrères du futur"   , selon les mots mêmes de Pierre Bayard, semble pouvoir être décrite comme un paradoxe temporel – un paradoxe qui relève en première analyse, d’une logique (ou d’une paralogique) de l’inversion, puisque si la notion classique de plagiat suppose la précédence d’un modèle sur une copie, celle de "plagiat par anticipation" tend à suggérer que la copie pourrait se produire dans l’anticipation d’un modèle lui survenant. De ce point de vue l’essentiel de l’ouvrage de Pierre Bayard réside bien dans sa capacité à articuler une paradoxologie du temps   , qui constitue son texte, d’une certaine manière, en livre de "science-fiction". Mais – non sans une sérieuse ironie –, Pierre Bayard désigne aussi sa démarche comme répondant "à une exigence morale", celle de "redonner à certains écrivains un bien dont ils ont été injustement privés"   , à partir d’une série d’exemples de plagiats par anticipation irréfutables (entre autres, Voltaire plagiant Doyle, et Maupassant plagiant Proust) : Le Plagiat par anticipation est donc aussi une sorte de "roman policier", visant à reconstituer des cas avérés de plagiats anticipés. De sorte que le livre répond bien à la double injonction deleuzienne, affirmant qu’un "livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier [c’est la dimension du plagiat], pour une autre part une sorte de science-fiction [c’est la dimension de l’anticipation]"   .

Pierre Bayard distingue quatre critères du plagiat lato sensu, dont les deux premiers sont communs aux deux formes de plagiat (plagiat classique et plagiat par anticipation), et dont les deux derniers s’appliquent restrictivement au plagiat par anticipation   . Les deux premiers critères sont la ressemblance (rapport d’analogie d’une copie à un modèle) et la dissimulation (le plagiat ne s’affiche pas comme tel). Les deux derniers, l’ordre temporel et la dissonance, permettent, selon Pierre Bayard, de distinguer le plagiat classique du plagiat par anticipation : dans le cas du plagiat par anticipation, en effet, d’une part et évidemment, l’ordre temporel est inversé, par la vertu d’une sorte de prescience coupable du plagiaire anticipant ; d’autre part, il se trouve que le passage plagié dans le texte plus ancien "semble anachronique par rapport au reste du texte, ou, si l’on préfère, […] relève d’un autre temps"   . Pierre Bayard fait d’ailleurs intervenir dans la détection de cette anachronie (par anticipation, donc), un critère évaluatif : il invite en effet à "se demander quel est le texte le plus important et quel est le texte secondaire, ou, si l’on préfère, quel est le texte majeur et quel est le texte mineur qui s’en inspire discrètement"   . Dans le cas du rapport de plagiat anticipé entre Proust et Maupassant, Pierre Bayard peut ainsi affirmer que "le texte second, celui de Proust", fait "surgir un texte nouveau dans le premier texte, celui de Maupassant, qui ne s’y trouverait pas si Proust n’avait pas existé"   . C’est en effet à l’œuvre de Proust, et à elle seule, dans l’inouï de son surgissement historique, qu’il faut attribuer l’invention du thème même de la réminiscence "proustienne", que Maupassant paraît anticiper dans Fort comme la mort. S’il y a donc plagiat par anticipation, c’est parce qu’il est donné au lecteur actuel, depuis sa position chronologique singulière, de reconnaître un extrait "proustien" dans un roman peu connu de Maupassant, et de constituer, réciproquement, le texte de Maupassant comme "appel, plus ou moins conscient, à un autre type d’art [littéraire], dont il attend et pressent la venue et auquel il demande son soutien"   .



C’est en ce sens que le livre de Pierre Bayard se produit comme manifeste d’une reconstruction de la critique littéraire, par quoi "fonder une critique d’anticipation, attentive à ce qui, dans les textes, ne vient pas du passé mais de l’avenir"   . Critique d’anticipation supposant la mise en place "d’une nouvelle histoire littéraire", capable de pratiquer, "dans toute une série de cas, l’inversion de la chronologie traditionnelle en redonnant aux auteurs leur véritable place littéraire dans le temps"   . Il s’agit donc de repenser la formalisation, familière à toute critique d’art, de l’histoire en tradition : c’est-à-dire de déployer un nouveau concept de tradionalité, tourné, non pas vers la linéarité répétitive et continue d’un passé de l’art, mais bien vers sa discontinuité avenante, constitutive d’ailleurs de tout geste interprétatif ; il y a là, sans doute, la possibilité de penser la psychanalyse (dont on sait à quel point elle inspire la démarche de Pierre Bayard) comme une science du temps, qui serait en mesure de révéler tout à la fois les "revenants" (écrivains du passé qui nous influencent), et les "survenants", (écrivains futurs "convoqués par l’écriture")   . Le Plagiat par anticipation, en somme, cherche à transmettre à son lecteur une triple capacité de lecture, attentive à l’inscription du futur ("demain est écrit"), à la futurition du passé (tout revenant revient comme survenant, et réciproquement), et, enfin, à la réversion infinie du présent (de l’écriture et de la lecture)