L’empire de la valeur, le dernier ouvrage d’André Orléan, est un livre d’importance et qui devrait faire date. André Orléan a d'ailleurs été recompensé du premier prix Paul Ricoeur ce samedi 7 janvier. Comme l’indique le sous-titre du livre, il s’agit pour son auteur de jeter les bases d’une véritable "refondation de l’économie". La financiarisation effrénée de l’économie, qui a conduit à la crise majeure dans laquelle nous sommes empêtrés pour longtemps, rend la démarche d’André Orléan nécessairement urgente et plus que jamais pertinente. Nonfiction.fr l'a rencontré pour en discuter. 

 

Nonfiction.fr Le sous-titre de votre livre est "refonder l’économie". En quoi cette refondation est-elle nécessaire aujourd’hui ?

André Orléan – L’idée qu’il faut " refonder l’économie " vient de loin. Pour dire vrai, elle ne m’a jamais quitté. J’ai, de longue date, considéré que ce qui fait problème dans la pensée économique ne tient pas à telle ou telle analyse spécifique qu’il faudrait améliorer mais plus profondément et plus essentiellement se trouve à sa racine même, dans sa manière de concevoir son objet. C’est dire que je n’ai jamais cru que la légitimité de ce discours fût chose acquise, sur laquelle il n’y aurait plus lieu de revenir. La question d’un nouveau cadre conceptuel alternatif à celui existant m’a toujours paru être une question pertinente, ayant sa place tout en haut de l’agenda critique. Cependant, à la fin des années 90 et au début des années 2000, la pensée critique a perdu, en France comme ailleurs, de son rayonnement face à une théorie néoclassique en plein essor. C’est l’époque où les principales approches alternatives, le marxisme et le keynésianisme, se trouvent rejetées aux marges du débat. C’est l’époque aussi où l’ensemble des sciences sociales intègrent peu à peu les schèmes analytiques de la théorie économique. L’idée d’une refondation de l’économie ne pouvait trouver conjoncture moins porteuse. Le paradigme néoclassique était à son zénith. Il a fallu la crise financière pour que les lignes bougent un peu. Cette crise a été une épreuve de vérité pour l’analyse économique dominante. Elle a redonné du crédit à tous ceux qui, depuis des années, mettaient en garde contre l’approche néoclassique, ses propositions comme son sectarisme. Rappelons que cette théorie s’est massivement trompée. Elle a cru à la vertu stabilisante des marchés financiers et, conséquemment, elle a pensé que la dérégulation mettrait le système financier à l’abri des crises systémiques. Rappelons encore que la titrisation a été interprétée, sur la foi de ce même diagnostic, comme l’innovation permettant d’éradiquer les crises bancaires par le fait que, grâce à la revente des crédits titrisés, les banques pourraient désormais éviter l’accumulation incontrôlée des risques à leur actif. On sait ce qu’il en a été : les banques furent les premières touchées par la crise des produits titrisés. Ces erreurs massives ont mis le paradigme dominant en difficulté. Il s’est ensuivi un intérêt nouveau pour les approches hétérodoxes. Pour autant le projet visant à "refonder l’économie" peut faire peur. Il peut sembler excessif. Que dirait-on d’un physicien proposant de refonder la physique si ce n’est de consulter rapidement un psychiatre ! Malgré ces réticences que je comprends, il s’est néanmoins imposé à moi comme le seul qui soit à la hauteur des enjeux. C’est la nature même du fait économique qui demande à être repensé et le travail à effectuer est immense qui consiste à réintroduire les dimensions sociales et politiques dans l’analyse et à faire en sorte que le concept de représentation collective prenne toute la place qui lui revient dans notre modélisation des réalités économiques. Il s’agit bien de transformer en profondeur la pensée économique.


Nonfiction.fr Vous reprochez aux économistes d’avoir fourni un mauvais diagnostic de la crise mais visez-vous également dans vos critiques les prescriptions de politiques économiques qui ont été faites sous l’influence de la théorie néoclassique et qui ont conduit à la financiarisation de l’économie ?

André Orléan – Absolument. Les historiens qui se pencheront sur notre période montreront à quel point les économistes ont joué un rôle stratégique dans le mouvement d’extrême financiarisation qu’ont connu nos économies au cours des trente dernières années. Assurément, cette financiarisation a d’abord pour origine et pour moteur les intérêts financiers, mais ceux-ci n’auraient pu connaître l’extension qu’ils ont prise sans le soutien d’une théorie qui en légitimait l’expansion au nom de l’intérêt général. Cette théorie, c’est la théorie de l’efficience des marchés financiers selon laquelle ces marchés sont nécessaires et souhaitables parce qu’ils fournissent à l’économie les bons signaux, permettant à l’investissement d’être efficace. L’efficience financière a justifié toutes les politiques de dérégulation. Son expression emblématique peut être trouvée chez Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale, qui déclare : "Selon mon expérience, les banquiers en savent beaucoup plus sur le fonctionnement et les risques de leurs contreparties que les régulateurs" (2008). En conséquence, il faut s’en remettre à la concurrence financière. Si l’on considère l’évolution des idées économiques, il est intéressant d’observer que cette théorie de l’efficience financière est récente. Elle date des années 70. Par le passé, l’économie théorique montrait de grandes hésitations à l’égard des mécanismes spéculatifs. Lorsque les classiques, Adam Smith et David Ricardo, défendent les marchés, ils ont en tête exclusivement les marchés de biens ordinaires, pas les marchés financiers. On note un intéressant parallélisme entre la diffusion de la théorie de l’efficience financière et la financiarisation elle-même. Lorsqu’on réfléchit sur l’économie et sa place dans la société, il faut toujours garder à l’esprit ce rôle qu’elle joue dans la construction de notre réalité. Nous habitons un monde construit pour partie par les théoriciens de l’économie. Ben Bernanke, le successeur de Greenspan à la tête de la Réserve fédérale, a pu écrire que : "D’une certaine manière, le nouveau marché hypothécaire en est venu à ressembler au marché financier que décrivent les manuels".

Nonfiction.fr Dans la première partie du livre vous déconstruisez les deux théories substantielles de la valeur : celle de la valeur utilité et celle de la valeur travail. Tandis que vous admettez que la théorie de valeur utilité puisse être valable dans certains cas particuliers, vous semblez plus critique à l’égard de la valeur travail. Est-ce une lecture correcte de vos propos ?

André Orléan – Je ne présenterais pas les choses ainsi. J’ai pour projet de déconstruire la valeur économique, de la même manière que les sciences sociales ont pu déconstruire les valeurs morales, religieuses ou esthétiques, en en explicitant les règles de production. Or, aujourd’hui, c’est un fait que la valeur utilité est la référence centrale que retient l’écrasante majorité des économistes. Je suis donc amené à m’intéresser plus spécifiquement à cette conceptualisation. Comme je l’écris à la page 22, "il s’agit bien, en priorité, dans ce livre, de dialoguer avec l’économie telle qu’aujourd’hui elle se pratique". Mon premier étonnement est de remarquer qu’en économie on n’observe rien de comparable au mouvement de déconstruction qu’ont connu les autres sciences sociales. Sous la plume des économistes, on ne trouvera trace d’aucune distance critique à l’égard de la valeur utilité. Ils y croient dur comme fer. L’économie se justifie à leurs yeux par le fait qu’elle produit des biens utiles répondant aux désirs des individus. Cet aveuglement tient probablement à la place centrale qu’occupent l’économie et les économistes dans nos sociétés. Il faut d’ailleurs aller plus loin et noter que cette représentation est également largement partagée par les citoyens eux-mêmes. L’utilité n’est certainement pas un fantasme. Elle fait partie de la réalité économique. En ce sens, la valeur utilité est bien une valeur au sens traditionnel : elle est l’expression d’un idéal partagé permettant l’émergence d’un monde commun.

En théoricien, j’essaie de montrer que cette hypothèse d’une valeur substance ne décrit qu’imparfaitement la réalité des économies marchandes. À rebours de la majeure partie de la tradition économique, je mets en avant le désir de monnaie comme ce qui définit prioritairement le jeu marchand. La valeur, selon moi, est d’abord d’une nature fondamentalement monétaire, c’est-à-dire essentiellement abstraite. C’est la quête avide de monnaie qui constitue l’énergie première des économies marchandes, et non le désir d’utilité. L’extension infinie du règne de la marchandise est le moyen par lequel l’argent établit sa puissance. Cependant, pour conquérir son emprise sur les hommes, il lui faut des médiations permettant de contrôler les intériorités en les rendant adaptées à la marchandisation. Tel est le sens qu’il faut donner à la valeur utilité.
Dans une période antérieure, celle qui voit naître le capitalisme industriel, la question dominante que posait l’économie n’était pas encore l’extension infinie des valeurs d’usage mais celle du salariat. Il s’agissait de produire un ordre dans lequel tous les travaux s’égaliseraient sous la forme du travail salarié. Cette époque a correspondu à la période de la pensée classique (Smith, Ricardo et Marx) et à la valeur travail. Une fois le salariat institué comme forme dominante du travail, la valeur travail avait joué son rôle et la question de l’acceptation des marchandises devenait la question dominante. Autrement dit, la théorie réfléchit l’évolution économique et les questions qu’elle rencontre.

Nonfiction.frN’essayez-vous pas dans votre travail de prolonger les intuitions fortes – quoique inabouties – de Keynes, qui est resté schématiquement dans le cadre général de la théorie néoclassique, en essayant d’y intégrer toutefois des éléments novateurs comme l’incertitude radicale, les conventions, les esprits animaux ?

André Orléan – Comme le dit Olivier Favereau   , deux programmes coexistent chez Keynes : un programme radical et un programme pragmatique qui l’a finalement emporté. Le programme radical a pour but de reconstruire l’économie à partir du concept d’incertitude non probabilisable. Son expression la plus aboutie est le chapitre 12 de la Théorie Générale   Si l’on considère la chronologie de la rédaction de la Théorie Générale, ce chapitre est le premier. Selon Favereau, à partir de là, Keynes aurait évolué. Le programme pragmatique serait né d’une rencontre avec Wittgenstein, qui conduisit Keynes à penser l’économie comme un jeu de langage. Il aurait alors compris qu’il valait mieux conserver globalement le cadre conceptuel existant pour convaincre les économistes plutôt que d’élaborer le sien propre. En conséquence, parce qu’il veut avant tout convaincre, Keynes aurait abandonné son programme radical. Cette analyse permet de comprendre la dualité de l’œuvre de Keynes et le fait que le projet radical n’ait pas été conduit à son terme. Il est clair que j’ai été fortement influencé par le Keynes du chapitre 12 et de l’incertitude radicale même si cette construction ne me semble pas achevée.

Cependant l’influence intellectuelle la plus grande reste pour moi celle de Marx. Lorsque, dans le livre, j’appelle de mes vœux ce que j’appelle une "économie des relations" par opposition à "l’économie des grandeurs" qui prévaut aujourd’hui, j’ai d’abord en tête le modèle marxiste tel que Marx le construit pour penser le salariat. Il s’agit de partir de l’opposition entre salariés et propriétaires des moyens de production pour comprendre la dynamique économique. Les grandeurs économiques s’en déduisent : le salaire, l’emploi, le profit, l’investissement, la démographie, etc. Elles ne sont pas naturelles mais des conséquences du rapport antagonique entre deux groupes sociaux qui s’affrontent pour l’appropriation de la valeur produite. Au fond, je reproche à Marx dans la section I du Capital consacrée à "Marchandise et monnaie" de n’être pas fidèle à ce modèle lorsqu’il analyse la valeur. La valeur travail donne à voir une société déjà pacifiée, sans véritables conflits. La valeur travail s’impose d’elle-même à la manière d’une force naturelle. Ce qui n’apparaît jamais chez Marx lorsqu’il décrit l’économie marchande en tant que telle   , c’est la division du corps social marchand en puissances qui s’opposent. C’est ce que je m’efforce de faire en partant du concept de séparation. Pour moi, l’économie marchande est traversée de luttes collectives portant sur la définition de la monnaie. D’ailleurs, lorsque Marx passe à l’étude du capitalisme, il est conduit à abandonner la valeur travail au profit de ce qu’il appelle les "prix de production".

Nonfiction.fr Il existe des courants d’inspiration marxiste (développés notamment par Moïshe Postone et Robert Kurz) qui essaient aujourd’hui de prolonger les réflexions sur cette valeur travail. Vous intéressez-vous à ces travaux ?

André Orléan – Oui, je les lis et j’apprécie beaucoup leurs réflexions même si je ne saurais prétendre, pour l’instant, les avoir parfaitement compris. Il me semble que nous partageons l’idée d’une domination sociale abstraite s’exprimant dans des formes objectivées d’interdépendance. C’est très précisément ainsi que j’analyse la valeur économique, une force impersonnelle qui va au-delà de la domination qu’exercent les propriétaires des moyens de production. Il me semble cependant que nous nous séparons sur un point important : l’identification de la valeur à du travail abstrait. À mes yeux, l’abstraction que produit la monnaie est une abstraction sui generis qui n’est ni du travail abstrait, ni de l’utilité abstraite. Le processus de valorisation est un processus global qui saisit toutes les composantes de la vie sociale et les transforme à son profit. La valeur fait feu de tous bois : le travail comme la nature. Elle ne se réduit pas au seul travail. C’est ce que révèle la crise écologique contemporaine.

Nonfiction.fr Diriez-vous que votre travail de refondation consiste à réinsérer le sujet dans un monde social ? Pour ce faire, l’intégration de la théorie mimétique de René Girard a été un apport très ancien dans vos travaux. Pouvez-vous revenir sur les étapes de cette intégration de la théorie mimétique dans les sciences sociales puis dans la science économique ?

André Orléan – Mon cadre conceptuel, "l’économie des relations", prend pour point de départ les rapports sociaux et non les individus. L’hypothèse mimétique doit se comprendre dans cette perspective. L’individu mimétique est un individu pris dans des relations, dominées par celles-ci. À la différence de l’homo œconomicus, il ne sait pas ce qu’il désire. Il est incomplet. Pour se déterminer, il explore autour de lui et se cherche des modèles. Il en va tout différemment dans la théorie néoclassique : l’homo œconomicus est un individu souverain au sens où il est le maître de ses préférences. Il entre dans les échanges en sachant exactement ce qu’il veut. Les interactions influent sur le prix des différences options mais en aucune façon sur la manière dont l’individu les hiérarchise. Avec l’hypothèse mimétique, les préférences cessent d’être exogènes pour devenir endogènes. C’est un changement radical qui affecte les résultats les plus emblématiques de la pensée libérale, comme la fameuse loi de l’offre et de la demande. Cette critique de la souveraineté individuelle est un premier apport de l’approche mimétique. Mes travaux récents avec Frédéric Lordon   montrent qu’une convergence entre cette conception et la pensée spinoziste est possible.

Un deuxième résultat mis en avant par Girard a joué un rôle important dans la genèse de mes réflexions : le mimétisme au travers des phénomènes cumulatifs de polarisation qu’il produit s’analyse comme un principe d’ordre. Cette thèse est au cœur de la logique victimaire, chère à René Girard : lorsque le groupe social se réunit dans la désignation d’une même victime, cette unanimité sacrificielle met fin aux rivalités interpersonnelles. Paradoxalement, la violence extrême rend possible une vie sociale apaisée.

Pour analyser les phénomènes économiques, et plus précisément la monnaie, j’ai retenu de Girard ces deux éléments : polarisation mimétique et mécanisme de régulation à travers l’extériorisation de l’objet sur lequel porte le désir collectif. À l’époque de La violence de la monnaie   , je pensais que la polarisation sur la monnaie devait s’analyser exactement dans le cadre de l’hypothèse victimaire. Aujourd’hui, je ne pense plus de même. Dans le cas de la monnaie, il n’y a pas de victime car il s’agit d’exclure un objet et non un être humain. La même logique formelle (polarisation mimétique) est à l’œuvre mais elle donne à voir d’autres propriétés. Il me semble que la société marchande propose une forme d’ordre qui évite la logique victimaire en détournant nos désirs sur une masse de marchandises en constante mutation. La recherche d’objets utiles nous fait sortir de la violence pure.

Nonfiction.fr Si nous vous comprenons bien, de Girard, vous gardez la théorie mimétique mais vous laissez de côté le sacrifice de la victime.

André Orléan – Exactement. Aujourd’hui parce que nos désirs portent sur des marchandises, il n’y a plus de victime. En conséquence, je prends mes distances à l’égard d’une analogie trop littérale avec la théorie girardienne, qui a pu être la mienne dans le passé.

Nonfiction.frMais si les "homo mimeticus" désirent tous les mêmes objets et luttent pour le contrôle de ressources rares, comment un tel processus de pacification peut-il émerger ?

André Orléan – Pour autant, je ne nie nullement la violence marchande. Je dis simplement qu’elle ne conduit plus à des sacrifices humains. L’élection d’une monnaie est fort différente de l’élection d’une victime. Je vous rappelle que la question centrale pour moi n’est pas celle du débat avec Girard mais avec l’économie…

Nonfiction.fr Vous accordez à Durkheim une grande place dans le livre. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de cette proximité intellectuelle revendiquée et comment Durkheim vous permet de renouveler la compréhension des phénomènes économiques ?

André Orléan – J’ai découvert récemment que Durkheim me permettait d’aller jusqu’au bout des potentialités de l’hypothèse mimétique. Cette découverte est liée à plusieurs "rencontres" : d’abord la rencontre avec le concept de "polarisation mimétique", bien sûr, de Girard, puis avec le concept de "puissance de la multitude" que Frédéric Lordon emprunte à Spinoza, et enfin celui "d’unisson" qu’on trouve chez Durkheim. Pour moi il s’agit fondamentalement, dans les trois cas, du même processus de constitution d’une autorité collective, du même processus d’affect commun qui dote l’objet élu d’une puissance propre. En ce sens, le concept "d’unisson" n’apporte rien de nouveau puisque le phénomène était déjà contenu dans les deux autres mais il donne à la polarisation mimétique une résonance nouvelle, une profondeur qu’il n’avait pas auparavant. Il m’a permis de mieux comprendre ce que j’appelle "l’autorité de la monnaie" construite sur le modèle de ce que Durkheim nomme "l’autorité du social". Chez Durkheim, dans les passages sur l’unisson ou sur le fait religieux, est mise en avant la manière dont les idéaux se trouvent produits par les groupes humains en fusion. Durkheim, au même titre que Spinoza, donne de la chair au concept de polarisation mimétique.

Cette mise en perspective du concept de polarisation mimétique via les concepts de Spinoza et de Durkheim a une autre immense vertu : désenclaver la pensée économique. Parce qu’elle permet de penser la valeur économique dans un cadre unitaire, elle offre la possibilité d’un dépassement du schisme profond et durable que connaissent les sciences sociales entre, d’une part, le raisonnement économique et, d’autre part, le raisonnement sociologique au sens que Jean-Claude Passeron donne à ce terme   . Autrement dit, il devient possible d’en finir avec l’incompréhension radicale existant entre les tenants de la valeur substance et ceux qui pensent la valeur comme un jeu de conventions et de croyances collectives. Selon la vision néoclassique, la monnaie et les marchandises relèvent de l’ordre naturel et s’imposent comme des contraintes objectives, tandis que les autres valeurs relèvent des croyances. Dans le monde théorique que je construis, la valeur économique est de même nature que les autres valeurs. Dans un tel modèle, les valeurs ne se distinguent plus par leur nature mais par le degré de puissance qui les caractérise (au sens spinoziste de la puissance). Nous retrouvons ce que Weber nommait le "polythéisme des valeurs" qui permet d’articuler le désir marchand aux valeurs religieuses, politiques et morales.

Pour faire sentir intuitivement ce que je veux dire, l’or nous offre un exemple utile. Pour nous, contemporains, la fascination qu’a provoquée l’or est devenue déjà presque incompréhensible. Elle semble relever de l’irrationalité. Pourtant, c’est bien le désir d’or qui est au fondement du développement des économies de marché. Ce désir d’or exprime parfaitement ce qu’est à mes yeux le rapport à la monnaie. Ce désir est premier dans l’ordre marchand. Il résulte d’un intense investissement collectif. Pourtant, il n’apparaît pas nécessairement ainsi aux yeux des contemporains. Rappelons que, jusqu’à très récemment, les économistes ont considéré qu’il ne pouvait exister qu’une seule monnaie véritable : l’or et les métaux précieux. Cet exemple montre bien ce qu’est la croyance monétaire, sa puissance de fascination. De ce point de vue, elle partage certains traits avec la croyance religieuse. Cette croyance en l’or nous parait aujourd’hui désuète car nous nous pensons rationnels, détachés de la "relique barbare". Pourtant, le développement de l’économie a reposé pendant des siècles sur les métaux précieux.

Nonfiction.fr Rapprocher l’hypothèse mimétique de Durkheim peut surprendre car quand on pense à l’auteur de la célèbre formule : " il faut considérer les faits sociaux comme des choses", peu de place semble accordée aux processus d’imitation des désirs individuels. Alors qu’on attendait plutôt une référence à Tarde, pourquoi vous référez-vous à Durkheim ?

André Orléan – Il n’est pas vrai de dire que chez Durkheim le social est toujours "déjà là". Il y a des citations entières que je reprends dans le livre qui montrent qu’il s’intéresse également à la manière dont naît le social. Il y a chez Durkheim une analyse approfondie de ce qu’est le social, qui le conduit à s’intéresser à son émergence. Dans les Règles de la méthode sociologique, Durkheim se demande explicitement "qu’est-ce que le social ?". Il répond à l’aide d’un modèle d’émergence qui met en scène l’enchaînement des différents "règnes" : règne minéral, règne biologique, règne humain, règne social. Chaque règne se définit par une spécificité qu’il possède en propre : la matière, la vie, l’esprit, le social. Durkheim insiste sur le fait que cette qualité spécifique est une propriété du tout que les éléments ne possèdent pas, l’illustration paradigmatique de cela étant la cellule vivante faite d’éléments physiques et chimiques dépourvus de vie. Pour Durkheim, dans le passage de l’individuel au social, c’est le même principe d’auto-émergence qui est à l’œuvre. Il s’applique à préciser ce qu’est cet élément nouveau. Tout notre chapitre V vise à montrer qu’on y retrouve ce que nous avons nommé par ailleurs "polarisation mimétique" ou ce que Spinoza nomme "puissance de la multitude".

Quant au rapport entre Tarde et Durkheim, il me semble qu’on exagère ce qui les oppose. Je crois pour ma part qu’il est possible de les lire ensemble. Je retiens évidemment le concept d’imitation chez Tarde, mais je rejoins Durkheim quant à la possibilité d’auto-extériorisation du social dans des entités dotées d’une autorité sui generis, l’autorité du social. Nous avons besoin de comprendre les processus de diffusions mimétiques comme les formes objectivées qu’elles produisent.


Nonfiction.frPour revenir sur la question de la déconstruction de la science économique, est-ce que la refondation de l’économie que vous préconisez ouvre sur de nouvelles possibilités de modélisation et de prévision économiques ?

André Orléan – Une des thèses centrales du livre consiste à soutenir que la théorie néoclassique est un cas particulier de mon économie des relations. Pour le comprendre, il suffit de prendre conscience que le recours à un système de préférences exogènes est, en fait, un cas particulier d’interactions mimétiques. Il émerge lorsque les individus en interaction se polarisent sur un même modèle extériorisé. Girard nomme une telle structure "médiation externe" qu’il oppose à la "médiation interne" lorsque tous les acteurs s’imitent conjointement. Il insiste sur le fait que "médiation interne"   et "médiation externe" sont deux structures également mimétiques. Dans la deuxième structure, le modèle que copient les acteurs a été mis à distance des individus alors que, dans la première, n’importe qui peut être modèle.
À mes yeux, le monde néoclassique correspond à cette structuration particulière des interactions marchandes lorsque tous les individus, pour agir, s’appuient essentiellement sur la présence de fortes médiations objectivées : les valeurs d’usage, le mécanisme des prix, les qualités. Les individus continuent d’être mimétiques mais ils se sont choisis un même modèle objectivé (encore nommé convention) qui est désormais stable parce qu’extérieur aux interactions. Pour le faire comprendre, prenons l’exemple du rapport à la monnaie. Durant de longues périodes, lorsque l’institution monétaire est stabilisée et que la confiance collective lui est acquise, chacun a recours à la monnaie d’une manière routinière, en fonction de ses besoins de liquidité. Dans un tel régime, on dira que la demande de monnaie est stable et conforme à ce que propose la plupart des modèles macroéconomiques. Simplement, cette stabilité ne décrit pas la généralité du rapport à la monnaie. On connaît d’autres périodes où le désir de monnaie connaît de brutales discontinuités, par exemple lorsque la confiance dans l’économie disparaît soudainement. En conséquence, une très grande partie de la modélisation néoclassique est utile mais demande à être soigneusement interprétée. Il importe de se demander si les hypothèses d’objectivation sont réalistes.

Par ailleurs, l’approche que je propose fait également intervenir des processus entièrement nouveaux qui demandent des modèles appropriés. Je pense d’abord aux interactions mimétiques elles-mêmes et aux processus d’auto-extériorisation qui jouent un si grand rôle dans mon analyse de l’économie marchande. Le modèle de genèse conceptuelle de la monnaie du chapitre IV, par exemple, demande à être approfondi. Il est clair que cette approche pose une foule de nouvelles questions. Il faut au contraire considérer que les résultats présentés dans ce livre ne correspondent qu’à une infime partie du champ désormais ouvert à l’investigation conceptuelle. C’est dire le besoin de modélisation.

Nonfiction.fr Est-ce que la refondation de l’économie que vous appelez de vos vœux bouleverse les techniques usuelles de l’économiste ?

André Orléan – Il est difficile de répondre précisément à cette question. Pour ce faire, il faudrait connaître ce qui adviendra de cette refondation, quelles voies elle privilégiera. Sur la question monétaire et financière, il me semble que ma théorie modifie profondément les concepts. Le travail à effectuer est immense. Pour l’instant, l’économie ne s’intéresse qu’aux données quantitatives, à savoir les prix. Mon analyse met l’accent sur les interprétations, ce que j’appelle les conventions financières. Il faudra apprendre à les traiter et, d’abord, à les observer. Cependant, il est des dynamiques pour lesquels nous disposons déjà de formalismes pertinents. C’est le cas de divers processus mimétiques. Je dirais que la grande rupture introduite par mon livre tient à la prise en compte des forces collectives en économie, par exemple à l’origine de la monnaie. Il s’ensuit la nécessité de nouveaux outils. Je fais partie de ceux qui croient fortement à l’utilité des mathématiques. J’espère vivement qu’on trouvera des outils formels adaptés aux nouveaux problèmes que soulèvent ces analyses.

Nonfiction.fr Est-ce que la crise ne va pas justement vous aider à être pris au sérieux ?

André Orléan – Question difficile. Il me semble que sur l’analyse des marchés financiers, je suis désormais pris au sérieux. Il est difficile de soutenir aujourd’hui que, pour ne prendre que cet exemple, les taux d’intérêt sur la dette publique européenne sont au bon niveau, i.e. le niveau correspondant à la probabilité objective de défaut des pays concernés. Cependant, entre cette observation et la proposition d’un cadre conceptuel alternatif, il y a un écart immense. Les économistes continuent d’être persuadés que la science économique ne peut exister que si elle adhère aux valeurs objectives. En matière financière, cela suppose de postuler l’existence d’une description probabiliste objective du futur. C’est là une hypothèse bien étrange qu’on retrouve aux premières pages de tous les manuels de finance. Elle est si habituelle pour les économistes qu’il n’est même plus besoin de la justifier. Elle va de soi ! La croyance en l’objectivité des valeurs est un élément central du programme génétique de cette tradition de pensée. Il ne sera pas facile de l’écarter.

Si on quitte les marchés financiers pour se tourner vers les marchés de biens, la difficulté est encore plus grande. La croyance dans l’utilité des marchandises a bien plus de mal à être critiquée, d’autant qu’elle semble conforme à notre expérience immédiate. La thèse centrale du livre, à savoir que la valeur économique renvoie d’abord au désir de monnaie et non à l’utilité, conduit à un regard distancié à l’égard des marchandises et de leurs valeurs qui appartient à des traditions critiques totalement étrangères à la pensée économique. C’est le monde normal des sciences sociales, pas celui des économistes.

Nonfiction.fr Peut-on maintenant sortir des thèses de votre livre pour évoquer la crise de l’euro ? Le fait qu’on parle tellement de l’euro aujourd’hui n’est-il pas symptomatique d’un rapport assez complexe des sociétés avec la monnaie ?

André Orléan – Il y a en effet un paradoxe étrange à répéter à l’envi que la monnaie est neutre et sans effet sur l’économie réelle alors même qu’on ne parle que d’elle. Je montre dans le livre que ce que j’appelle la "neutralisation" de la monnaie, à savoir faire en sorte que la monnaie soit muette, est au cœur de la pensée libérale. En effet, cette tradition considère qu’en matière d’évaluation, seuls les marchés sont légitimes. En conséquence, les banques centrales n’ont pas à intervenir. Elles doivent se limiter à fournir une bonne monnaie, à savoir une monnaie non inflationniste. On reconnaît là la position allemande, nourrie de la pensée ordolibérale. L’histoire économique est faite d’une succession d’événements qui montrent l’inadéquation de cette analyse : la monnaie est continuellement sollicitée parce que les marchés ne fonctionnent pas comme prévu par la théorie libérale. Cette question est au cœur de la crise actuelle de la dette : du fait du refus des Allemands d’accepter une intervention de la BCE sur les marchés de la dette publique, les pays européens se trouvent totalement désarmés face aux marchés qui dictent la valeur des taux d’intérêt. C’est là une position intenable qui est fort proche de ce qu’on a connu dans l’entre-deux-guerres et qui illustre à nouveau le rôle central de la croyance monétaire et ses possibles méfaits. Dans l’entre-deux-guerres, cette croyance avait pour objet l’or. Elle a conduit à une série de politiques déflationnistes (Laval, Brüning) qui se sont montrées incapables de ranimer la croissance. Aujourd’hui, à nouveau une croyance monétaire, celle des Allemands à l’égard de l’indépendance de la banque centrale, conduit à un même résultat : la propagation des politiques de rigueur budgétaire. Hier comme aujourd’hui, la monnaie est au centre de notre organisation des valeurs. On voit à nouveau que la monnaie n’a rien de neutre. Elle est le pivot de la vie économique.


Nonfiction.fr Vous plaidez aussi pour une séparation plus étanche entre la sphère des chercheurs, dont la vocation est avant tout de comprendre, et celle des experts, qui aident à la décision politique (entre " le savant et le politique " pour reprendre les termes de Max Weber). Pourquoi ?

André Orléan – Ce point est délicat. Je soutiens que les économistes doivent s’intéresser au débat public et y intervenir mais pas en prenant la posture de l’expert. Quand il est question de réforme, la part de l’idéologie et des intérêts particuliers est irréductible. C’est pourquoi je suis pour une séparation plus forte entre le savant et le politique. Ce que je constate, dans la période passée, est un excès d’interventionnisme des économistes. Comme je l’ai dit au cours de cet entretien, la financiarisation de l’économie est pour partie un produit de la science économique alors même que la théorie de l’efficience qui servait de guide aux économistes financiers était profondément erronée. Devant cette situation, à rebours de Marx, je suis conduit à dire que les économistes ont trop voulu transformer le monde et qu’il est temps désormais de mieux l’interpréter ! Il faut tirer les leçons de cet épisode. C’est ce que fait l’AFEP, Association Française d’Économie Politique, qui milite pour un plus grand pluralisme en économie et que j’ai l’honneur de présider.

Je fais remarquer à ce propos qu’il y a deux manières de valider une théorie : l’une à partir de l’analyse des causalités observées et l’autre au travers de la capacité à transformer la réalité. La première est tournée vers ce qui est qu’on s’efforce de comprendre du mieux qu’on peut ; la seconde vise à influer sur le monde. Mon observation est que cette deuxième perspective domine largement la pratique effective des économistes et qu’il faut s’en méfier grandement. Ceux-ci s’intéressent plus au devoir-être qu’à ce qui est ou a été. Il pourrait sembler que c’est une bonne chose. Après tout, à quoi sert fondamentalement l’analyse théorique si ce n’est in fine à produire une société meilleure ? C’est cette conception que je conteste d’autant plus fortement que tout semble la justifier. Pourtant, l’exemple de la financiarisation montre que nous avons impérativement besoin de gardes fous. Il convient de rééquilibrer la connaissance en faisant de l’analyse causale de ce qui a été son socle fondamentale.

Nonfiction.frEn gros, vous dites qu’il faut remettre la théorie néoclassique à sa place car elle a outrepassé dans ses prises de position les limites de la pertinence de son discours ? Le Manifeste des économistes atterrés, dont vous êtes l’initiateur, est-il une façon de remettre à sa place la théorie néoclassique qui aurait trop investi le débat public ?

André Orléan – Parce qu’il n’est pas possible de définir un " avenir meilleur ", le choix de ce que sera notre futur est de la responsabilité du corps politique au travers de sa délibération démocratique. Notre responsabilité en tant qu’économistes est de lui présenter les diverses options en présence en donnant à voir le meilleur détail des coûts et des avantages. Pour ce faire, il importe que règne en économie un fort pluralisme de façon à que le choix ne se limite pas à une seule option. Ce serait cela la dérive technocratique de l’économiste expert. Il faut toujours garder à l’esprit cette vérité : le choix final ne relève jamais de la technique mais des "préférences" du corps social qui est souverain.

Cet engagement envers le pluralisme a des implications en matière d’enseignement. Je m’efforce constamment de faire en sorte de pouvoir être contredit par mes étudiants. Mon rôle en tant qu’enseignement est d’abord de diffuser une attitude critique. C’est le maître mot des sciences sociales. En conséquence, je mets de côté mon engagement dans le mouvement des atterrés. Les étudiants n’ont pas à partager mes conceptions. Ils ont à partager mon souci d’un raisonnement rigoureux

* Propos recueillis par Christophe Fourel et Baptiste Perrissin-Fabert.