André Orléan signe un traité théorique qui jette les bases d’une refondation stimulante et salutaire de la science économique.  

* Cette critique est complémentaire d'une longue interview qu'André Orléan a accordée à nonfiction.fr et dans laquelle il explicite les réflexions majeures de son livre. 

 

L’empire de la valeur. Refonder l’économie politique n’est pas un manifeste d’André Orléan – chef de file des économistes atterrés – qui dénoncerait la théorie néoclassique d’être responsable de tous les excès du capitalisme financier et ainsi de la crise économique et idéologique actuelle. Que ceux qui souhaitaient trouver dans cet ouvrage des formules hétérodoxes clé en main à appliquer à une réalité économique en mal de solutions miracles ne se sentent pas trahis, l’ambition du livre n’est pas pratique ou politique, elle est avant tout théorique. Les déclinaisons pratiques de cette " refondation " sur la façon de faire de l’économie et de concevoir des politiques économiques sont encore largement à inventer.

L’objectif est bien de bousculer les reflexes intellectuels de la théorie néoclassique dominante qui a eu tendance depuis son triomphe des années 1980 à trop vouloir transformer le monde à défaut de l’interpréter correctement. Mais il s’agit surtout pour André Orléan de la remettre à sa juste place épistémologique. Au commencement ne sont pas les préférences indépendantes d’homo oeconomicus rationnels mais plutôt le désir de monnaie et la rationalité mimétique d’agents pris dans des relations sociales.

La théorie néoclassique n’est pas fausse en soi et son attirail technique n’est pas inutilement sophistiqué. Elle ne fournit cependant pas le socle indépassable d’une théorie générale des phénomènes économiques. La théorie de la valeur utilité n’est ainsi qu’un cas particulier d’interactions mimétiques où la monnaie est neutralisée (temporairement) et les préférences individuelles indépendantes car polarisées sur un même modèle " extériorisé ". En tant qu’idéal type ce modèle est assez satisfaisant et permet de comprendre un grand nombre de relations économiques stabilisées. L’erreur naît de la naturalisation de la valeur utilité. Quand la théorie fait de l’utilité d’un bien une substance mesurable et objective indépendamment des relations sociales qui sont au fondement de cette utilité alors la théorie outrepasse ce qu’elle peut légitimement dire en tant que science.  

André Orléan s’inscrit clairement dans le prolongement d’une pensée critique issue du " raisonnement sociologique ", qui a été le moteur tout au long du XXe siècle d’un travail de déconstruction des valeurs morales, religieuses et esthétiques et ainsi profondément modifié les représentations traditionnelles du monde. La science économique, a cru pouvoir préserver la valeur utilité de ce travail de déconstruction, à la suite du programme radical inachevé de Keynes, la voici dans cet ouvrage désossée, dénaturalisée et replacée dans le cadre plus général d’une théorie mimétique des rapports sociaux.

Mais cette déconstruction critique méthodique invite davantage à la réflexion qu’à l’action. La temporalité du livre peut ainsi déranger et même décevoir le raisonnement pratique car elle ne correspond pas tout à fait à celle de la demande sociale dictée par l’urgence de l’action mais bien plus à celle de la controverse académique et des renversements paradigmatiques qui modifient en profondeur la science " normale " d’une époque.

Et si ce détour théorique semble crucial et nécessaire, sur les cendres de cette déconstruction salutaire, le lecteur ne peut s’empêcher de se demander " que faire ? "

Une fois que la théorie est remise sur ses bons pieds épistémologiques, une fois que l’économiste sait que son objet d’étude est un ensemble complexe de relations sociales, comment refaire de l’économie ? Comment modéliser les comportements mimétiques, l’émergence de la monnaie, interpréter les conventions sociales qui se forment sur les marchés, saisir les comportements des investisseurs sur les marchés financiers ? André Orléan a l’humilité de ne pas fournir les réponses car l’ampleur de la tâche est immense. La refondation théorique qu’il propose ouvre sur une part d’inconnue et sème les germes d’une science économique plus créative