L'élan bergsonien
Un entretien avec Frédéric Worms, professeur à Lille III et à l'Ecole Normale Supérieure, qui coordonne l'édition critique des œuvres de Bergson.
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Permettre un usage présent de Bergson

nonfiction.fr : Une première série de trois volumes de l’édition critique des œuvres de Bergson a paru  en octobre dernier. C’est la première fois que l’on fait paraître ainsi les écrits de Bergson avec un dossier critique, un appareil de notes, des index analytiques, des introductions et des lectures complémentaires.

Frédéric Worms : Il y a eu deux étapes auparavant dans l'édition des œuvres de Bergson. La première a été la publication par Bergson lui-même, aux éditions Félix Alcan qui sont devenues les PUF par la suite.

La seconde étape a été, en 1959, l’édition dite "du centenaire", faite par André Robinet, qui a rassemblé tous les livres de Bergson, à l’exception de Durée et simultanéité (paru ensuite dans le volume des Mélanges). L’édition était déjà dotée d’un apparat critique : les variantes, certaines notes, un index, mais c’était un travail partiel. Elle est  liée à un moment où il fallait rassembler les œuvres de Bergson.

Cette nouvelle édition constitue un travail plus large qui propose des instruments de travail permettant de tenir compte d’une histoire et d’une réception.


nonfiction.fr : À quelles nécessités cette édition cherche-t-elle à répondre ? S’agit-il de donner les outils permettant de lire Bergson et de pouvoir mieux estimer sa postérité ?

Frédéric Worms : Il s’agit de fournir des outils de travail internes au texte. Notamment les index, pour lesquels il y a eu une incertitude. L’équipe s’est demandé s’il fallait en faire, si cela était bergsonien ou non. Finalement, il y a eu plus d’index que prévu, car cela permettait d’approcher le texte. Il y a notamment l’index des images qui est original, à la mesure de l'originalité du texte même de Bergson.

L’édition propose également des outils externes en rapport avec la réception critique. Il s’agit de replacer l’œuvre dans son histoire grâce à des notes historiques, philosophiques et scientifiques, ainsi qu'à une anthologie des "lectures", qui permettent de restituer le contexte des livres, de mesurer ce qui nous en sépare et de pouvoir les replacer dans le contexte présent.


nonfiction.fr : La logique de l’outil de note est de répondre au besoin de faire appel à des lectures extérieures. Bergson faisait souvent référence à des œuvres de son époque, dont nous n’avons pas forcément connaissance.

Frédéric Worms : Les textes de Bergson sont des textes à la fois fluides, qui se lisent d’eux-mêmes, qui ont leur cohérence interne et qui en même temps ont des références parfois très précises à des débats scientifiques ainsi que des allusions philosophiques implicites.

Il faut revenir à des contextes scientifiques oubliés et rétablir un contexte philosophique moins oublié, mais plus allusif. Dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience il est question de Fechner, de la psychophysique ; dans Matière et Mémoire, il y a tout un travail sur le cerveau. L’Évolution créatrice en particulier a requis un dossier qui est devenu assez impressionnant, mais indispensable. Il inscrit l’œuvre dans un débat scientifique vivant et révèle, en même temps que des malentendus et des erreurs de Bergson, une grande cohérence de ses prises de position dont l’année Bergson a permis de vérifier la pertinence. Lors du colloque au Collège de France, des exposés de scientifiques, autour du débat sur l’évolution et Darwin, plaçaient Bergson du côté de Weismann notamment. L’exposé d’Arnaud François – qui a fait l’édition de L’Évolution créatrice –  a montré, par son travail philologique sur les sources, une convergence entre les lectures qu'avait effectuées Bergson et ce que les scientifiques comprennent aujourd’hui de son œuvre par la seule approche de son contenu.


nonfiction.fr : Cette édition peut-elle permettre de relancer l’intérêt pour Bergson et d’en permettre de nouvelles approches ?

Frédéric Worms : L’esprit de ce travail est de fournir des outils, pour des scientifiques, comme Alain Prochiantz au Collège de France, mais aussi pour le philosophe et, de manière générale, pour chaque lecteur. Les notes n’alourdissent pas le texte mais, au contraire, le libèrent pour un usage présent, pour retrouver des problèmes et permettre à chacun de poser ses propres questions au texte. Cela permet également une lecture critique, car désormais elle peut trouver des assises réelles.


L'inscription dans l'élan d'une philosophie collective

nonfiction.fr : L’édition critique est-elle une manière de répondre à l’injonction bergsonienne, située à la fin de l’introduction de L’Évolution créatrice, à la réalisation d’une œuvre en collaboration ?  

Frédéric Worms : Oui et non. Il n’aurait sans doute pas voulu qu’on s’arrête à son texte pour son texte. Les vrais grands philosophes ne pensent pas qu’il faut les étudier pour eux-mêmes, mais pour les problèmes qu’ils traitent.

Mais on retrouve quand même cette idée, dans la mesure où ceux qui ont travaillé sur Bergson dans le cadre de cette édition ont aussi leurs propres questions et donc ne veulent pas répéter ce qu’il dit, mais faire comme lui, dans d’autres domaines. En un sens c’est un détour qui reconduit à la philosophie comme entreprise collective, mais pas dans le sens de constitution d’une "secte" bergsonienne. La philosophie comme entreprise collective, ce n’est pas la collectivité des bergsoniens, mais celle de ceux qui partagent des problèmes.

Bergson exigeait une lecture précise. Il était d’une grande méticulosité et, par exemple, était maniaque avec ses traducteurs. Mais il attendait qu’on lise son texte pour comprendre la mémoire, la durée, etc.


nonfiction.fr : Il s’agit donc d’abord de réhabiliter une méthode ?

Frédéric Worms : Ce que Bergson veut dire par philosophie collective c’est, paradoxalement, que la philosophie est individuelle. On ne peut traiter qu’un problème à la fois, et donc chaque philosophe va traiter, dans le cours de sa carrière, de deux ou trois problèmes. Collectif veut alors dire mettre en commun des travaux sur des problèmes individuels et non pas élaborer une œuvre suivant un principe systématique, dans le cadre d’une collectivité de recherche. Il s'agit donc de coups de sonde et de recoupements de lignes de faits, formant une collectivité différente de la communauté donnée dans l’espèce, qui est une communauté sociale, du sens commun, de ce qu’on partage naturellement. En ce sens la philosophie collective, n’est pas l’appartenance à un groupe, mais un recoupement d’individualités selon une méthode qui vise à percer les mêmes obstacles.


nonfiction.fr : Ce "collectif" est-il durable dans le temps ? N’y a-t-il pas un paradoxe entre le fait que cet apparat critique est nécessaire parce qu’on ne peut comprendre l’avancée de Bergson qu’en le confrontant aux débats de son temps et le fait que pour autant sa méthode ne soit pas périmée avec par exemple l’invention de la génétique. Pour autant, comment répondre à ceux qui diraient que L’Évolution Créatrice est un ouvrage dépassé même métaphysiquement, du fait qu’il s’appuyait sur les connaissances de son temps ? Comment défendre au contraire l’idée que cette méthode est encore utilisable par les philosophes pour penser la biologie ?

Frédéric Worms : Le rôle de cette édition est de fournir les instruments pour cette évaluation et non pas l’évaluation elle-même.

Il y a un texte dans l’édition critique qui à certains égards est fondamental, et qu’elle va peut-être permettre de véritablement lire pour la première fois. C’est Durée et simultanéité, qui avait de suite été mal considéré dans le débat avec Einstein. Bergson avait voulu faire de cet ouvrage un ouvrage scientifique. Il est difficile à lire pour des philosophes parce qu’il y a des mathématiques, mais en même temps, il est probablement à la fois dans une précision, une profondeur, et certaines erreurs sur la relativité, ce qui le rend difficile à lire pour des scientifiques. C’est un texte illisible en réalité et il s’agit là de le rendre vraiment lisible. Elie During fournira tous les éléments pour qu’on comprenne, malgré les erreurs, réelles, de Bergson, dans quel débat il se situe avec Einstein mais aussi avec Poincaré. Il s’agit de permettre l’évaluation en indiquant les instruments de l’écriture de Bergson, et en restituant à l’ouvrage sa place dans l’œuvre complète.

En un sens, il en va de même, de manière moindre, pour tous les autres ouvrages. Comme si les textes de Bergson avaient une illisibilité particulière, qui résulte du fait qu’au lieu d’avoir seulement une philosophie de la science il rend compte de la science sur des problèmes. Il a une philosophie de la science, mais il ne se réfère pas à une théorie a priori de la science en général.


La reconnaissance de la rigueur et de la cohérence propres à Bergson

nonfiction.fr : Nous souhaiterions revenir sur l’année Bergson et en particulier sur la fondation de la "Société des amis de Bergson". Peut-on dire que sa vocation est de témoigner de la pensée de Bergson, de donner les moyens de son évaluation et de permettre un dialogue avec elle ainsi que de lui donner sa portée internationale.

Frédéric Worms : Les gens qui ont de l’intérêt pour les œuvres de Bergson pensent que cet intérêt doit être diffusé, et que, pour traiter de certains problèmes on a besoin de l’avoir lu, même si c’est pour s’y opposer, et que sans les problèmes posés par Bergson et sans sa position, il manque quelque chose au jeu philosophique du XXIè siècle.

Cette société des amis a un but classique en rapport avec la diffusion publique et aussi la mise en commun des travaux : diffuser, faire connaître la recherche sur, rendre de nouveau disponible publiquement des textes et des débats.

Elle vise aussi à permettre une réflexion sur les contemporains de Bergson, qui font partie d’un "moment 1900" quelque peu effacé, comme Brunschvicg. Il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas comprendre à la culture française du XXè siècle si on ne refait pas tout ce trajet.


nonfiction.fr : Il y a eu de nombreux colloques qui ont été organisés tout au long de cette année. Qu’ont-ils montré de la diversité d’approche des lecteurs de Bergson ?

Plusieurs choses ressortent. S’il fallait définir des axes, il serait intéressant de tirer de cette année Bergson un certain nombre d’enseignements. Il y a évidemment des problèmes proprement bergsoniens qui ressortent plus que d’autres, des problèmes du présent qui ressortent plus que d’autres, notamment le problème du vivant. Il y a aussi dans la réception des effets intéressants : Deleuze est omniprésent et en même temps on constate un dépassement de la lecture de Deleuze qui est vraiment l’une des nouveautés après que cette lecture a longtemps été une condition d’accès du retour à Bergson.

Du côté de la lecture de Bergson lui-même, la première leçon est que Bergson est devenu un philosophe classique : il y a une reconnaissance de la rigueur et de la cohérence propres à Bergson qui fixe, à côté du droit à l’interprétation, un niveau d’exigence dans la lecture de son œuvre. Un seuil a été franchi en-dessous duquel on ne redescendra plus. C’est là un acquis irréversible qui n’allait pas de soi. Le livre de François Azouvi, La gloire de Bergson –  un livre contestable à mes yeux, mais contestable par sa force même – consistait à dire que la réception de Bergson ne se limite pas à la lecture académique mais que la culture et les déformations qu’elle lui a fait subir est également pertinente et fait partie de la compréhension de l’œuvre. Le fait que l’extrême-droite, l’extrême gauche aient eu recours jusqu’en 1914 à Bergson, même si c'est basé sur des erreurs de lecture, a un effet. Ainsi, l’élan vital pris au sens de l’irrationnel fait partie, de manière incontestable, de la réception de Bergson et de son épaisseur culturelle. Ces récupérations font partie de l’histoire de sa compréhension. Il y a probablement toujours des virtualités, dans l’élan vital, il y a probablement quelque chose qui justifie même ses mésusages. C’est un vrai problème philosophique, qui se pose pour tous les philosophes. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas en reconnaître la rigueur, et le lire pour lui-même. Il faut être capable de reconnaître la réception culturelle et de répondre aux attentes de la lecture critique et exigeante. On peut avoir le discours historique de François Azouvi, à condition d’avoir aussi le discours critique qui fait, enfin, de Bergson un philosophe rigoureux.

Le deuxième acquis, c’est la richesse et la variété des problèmes abordés via Bergson. Je suis frappé en particulier par l’importance du problème de la vie, l’importance du problème religieux, de la technique, l’importance aussi de la problématique ontologique, l’alternative à Heidegger sur la question du néant.


>> Cet entretien est en trois parties
Lire la seconde partie de l'entretien : Qu'est-ce qu'être bergsonien ?
Lire la troisième partie de l'entretien : Penser la science, la religion et la technique avec Bergson