L'élan bergsonien
Un entretien avec Frédéric Worms, professeur à Lille III et à l'Ecole Normale Supérieure, qui coordonne l'édition critique des œuvres de Bergson.
Seconde partie (aller à la première partie ; aller à la troisième partie)


L'évolution de la réception de Bergson

nonfiction.fr : On sait que Bergson a peut-être été un philosophe oublié pendant un certain temps, dont les interprétations rigoureuses ont pu être effacées par les compréhensions hasardeuses. Quelle a été l’évolution de sa réception ? Qu’est ce qui fait qu’aujourd’hui on peut assister à un certain retour de Bergson ? Qu’est ce qui fait qu’on va privilégier aujourd’hui le retour de cette rigueur dans la lecture ? Surtout qu’est ce qui explique le hiatus qu’il y a eu immédiatement après la mort de Bergson qui fait qu’on a attendu longtemps avant de faire de Bergson un philosophe classique et important, alors que dans l’immédiat après-guerre on ne s’y intéresse pas ?

Frédéric Worms : Il est même mort un peu avant sa mort, puisque pour moi il y a eu une rupture autour des années 20 et 30 où il était déjà devenu inaudible, même s’il avait publié un de ses livres les plus importants en 1932   . Il y avait déjà eu une sorte de rupture générationnelle, théorique et politique.

Les étapes de sa réception recouvrent ce que j’appelle les "moments" de la philosophie du XXè siècle en France. Il y a donc une première étape, qui est son moment, qu’il contribue à constituer, au cœur duquel il se place d'emblée, en France, en Europe et dans le monde. Il se trouvait alors au centre pour des raisons de fond : avec la théorie de la durée et de l’espace il se donnait les moyens d’une critique d’un certain type de savoir et en même temps d’une revendication d’un certain type d’expérience. Avec ces deux aspects là, il est tout de suite au cœur d’une polémique. On lui a reproché de critiquer la science et avec elle la République, ce qui n’est pas le cas. Il critique une certaine philosophie de la science et avec elle une certaine philosophie de la liberté, comme liberté fondée sur une loi. Il ne critique pas l’idée de loi en elle-même, mais seulement dans la mesure où elle prendrait toute la place.

Il y a aussi des polémiques en sa faveur. D’un côté une polémique externe qui est celle qu’il mène lui-même contre le positivisme, Kant, etc. ; de l’autre une polémique interne qu’il partage avec ceux qui font la même critique, mais la fondent du côté de la rationalité. Par exemple avec Brunschvicg et Alain en France, avec Husserl en Allemagne, il partage un certain nombre de refus, mais en même temps il n’est pas d’accord sur les solutions. Ça se voit encore dans les années 30 où il dit qu’il faut refonder l’esprit européen, mais avec la mystique, alors qu’Husserl veut le faire avec la physique et la géométrie.

Il y a ensuite une rupture très profonde dans les années 30 qui tient à la fois à un changement de problème philosophique, à une rupture politique (Bergson s’est compromis dans la guerre) et à un changement générationnel. Ces trois aspects génèrent une déflagration qui le frappe en même temps que Brunschvicg. Pour Merleau-Ponty, dans La guerre a eu lieu  les philosophies qui ont oublié l’histoire et le concret forment un ensemble, celui de "nos maîtres". Selon Merleau-Ponty, Bergson, Brunschvicg, Alain ont tous en commun d’avoir oublié l’histoire, le concret, la dialectique. Ils représentaient une philosophie pour qui la conscience était une chose, immuable, inatteignable par l’histoire, un pur esprit, un pur acte.

Malgré cette rupture radicale, il y a aussi une continuation indirecte, clandestine avec Jankélévitch, Wahl, mais aussi certains aspects de Merleau-Ponty qui, progressivement, le reconquiert.

Une seconde rupture a lieu dans les années 60, qui sont encore plus loin de Bergson, puisque le langage et la structure y sont au centre des préoccupations, mais qui en même temps retrouvent Bergson, par la différence, par l’idée de la force dans la différence qu’on retrouve chez Derrida et Deleuze. Chez Deleuze c’est explicite. Derrida ne l’a jamais formulé de manière directe dans ses écrits, mais il a fait un cours à l’Ecole Normale Supérieure en 1964 sur Bergson qui en a irrigué un certain nombre.

C’est avec la rupture des années 80, sur des problèmes philosophiques très précis, comme le retour de la question de la vie, que Bergson  redevient lisible, sans que ce soit pour être répété. On y revient pour le lire et pour y trouver des problèmes.


Unité et influence du bergsonisme

nonfiction.fr : Vous disiez que Bergson  a agi de manière sous-jacente sur de nombreuses œuvres :  Merleau-Ponty, Deleuze mais aussi Derrida. Il a donc eu un certain impact auprès de nombreux philosophes, mais pour autant on n’a pas le sentiment qu’il ait fondé une école, contrairement à Husserl, père fondateur de la phénoménologie, ou Heidegger. Où pourrait-on alors situer une unité de l’œuvre de Bergson, si unité il y a ? Quel est le point sur lequel elle a eu le plus d’impact, de conséquences ? Qu’est-ce qui a agi dans l’œuvre de Bergson ?

Frédéric Worms : Il est intéressant de lier cette question de l’école et la question de l’unité, parce que je trouve qu’on pourrait distinguer, d’une manière générale, dans l’histoire de la philosophie, les philosophes qui fondent une école et ceux qui n’en fondent pas. Il y a les cartésiens, mais y-a-t-il des leibniziens ? Sûrement, mais on le dira d’une manière plus indirecte, pas au sens d’une école constituée. Il y a eu des kantiens, mais est-on rousseauiste au même sens ? Il y a tout un travail à faire là-dessus.

Sans doute est-ce lié à la manière de faire unité. Ce serait peut-être un peu rapide de le dire ainsi, mais ceux qui mettent la méthode avant les résultats, qui définissent l’idée d’un tout avant d’accéder aux problèmes particuliers vont faire école. La phénoménologie de Husserl c’est plus une méthode, avec une visée tout à fait générale, qu’une résolution de tel ou tel problème. Et donc Husserl fait un bout, les disciples vont en faire d’autres. On retrouve ici une idée de la philosophie collective en un certain sens. En même temps, il est évident que pour  nous, tous les phénoménologues importants sont aussi tous ceux qui ont fait autrement que Husserl, qui ont dévié : Heidegger, Lévinas, les phénoménologues français, cette étrange expression, qui d’ailleurs implique souvent un passage par Bergson : Merleau-Ponty, Sartre.

Les philosophes qui commencent par des problèmes singuliers et définissent la méthode après, sans visée de système, ne vont pas faire école. Mais c’est compliqué parce qu’ils ont quand-même des disciples, souvent même les pires. Péguy disait à Bergson que son problème n’était pas ses adversaires mais ses disciples.

Les "vrais" bergsoniens sont ceux qui ne prétendent pas compléter un système ou établir un dogme, mais qui reprennent un problème à travers leurs problèmes à eux et avec leurs différences très profondes : Wahl, Jankélévitch ou Gouhier. Il y a eu des bergsoniens très curieux, qui, par exemple, de bergsonien dogmatique sont devenus thomiste dogmatique. Mais il y a aussi ceux qui sont déchirés, pour qui il y a une rupture existentielle très profonde. Je pense à Maritain d'un côté, Gilson de l'autre, un des disciples et lecteurs les plus profonds de Bergson, jusque dans son opposition à celui-ci. Gouhier raconte que quand Gilson a reçu les Deux sources de la morale et de la religion il était tellement sûr qu’il allait être en désaccord et que ça allait être un déchirement pour lui, qu’il l’a rangé dans sa bibliothèque et ne l’a pas ouvert pendant vingt ans. Tels sont les vrais bergsoniens !

Jankélévitch est un bergsonien qui inverse complètement Bergson, chez qui le temps est certes là comme création, mais aussi comme irréversibilité, comme ennui, mort, nostalgie. Il trouve que ce qu’il y a de plus génial chez Bergson c’est la critique des idées négatives mais il introduit lui-même le négatif. Il a envoyé son livre sur l’ennui à Bergson, qui lui a répondu l’avoir beaucoup apprécié et s’y être d’autant plus intéressé qu’il n’avait jamais éprouvé ce sentiment. C’était aussi une manière de dire,  "de quoi me parlez-vous là, le négatif n’est pas l’expérience réelle du temps, l’expérience réelle c’est ce qui va dépasser l’ennui". Jankélévitch ce n’est donc pas Bergson : c’est un étrange disciple, mais pourtant c’est un militant du bergsonisme.


nonfiction.fr : Le vrai bergsonien serait donc celui qui ne s’inscrirait pas dans la continuité de Bergson ?

Frédéric Worms : C’est celui qui trouve là quelque chose dont il sait qu’il ne peut pas le trouver ailleurs, qui trouve là la source de son problème. Quand Jean Wahl s’intéresse à l’instant et dédie sa thèse sur l’instant chez Descartes à Bergson, quand Jankélévitch s’intéresse à l’ennui ou à la mort, c’est qu’ils ont compris que le problème du temps était essentiel. Ils sont donc bergsoniens, ils retiennent quelque chose de l’irréversibilité de la durée, mais ne vont pas se contenter de commenter Bergson. D’autres font le chemin inverse, par exemple Merleau-Ponty commence par critiquer Bergson, trouve d’abord son problème, avant de revenir à Bergson.

Le faux disciple est celui qui dit l’importance non pas d’un problème, mais plutôt d’une thèse, qui ne s’écarte donc pas ; le vrai est celui qui reconnaît l’importance d’un problème mais s’écarte de la solution.


L'importance de la question du temps et sa situation dans l'histoire de la philosophie

nonfiction.fr : Se situer dans le bergsonisme ce serait donc retrouver le rôle de la durée, se placer dans l’importance de la question du temps en voyant que ce rapport au temps est d’abord un rapport problématique. Le problème fondateur, qui ne quittera pas Bergson, serait-il ici ce que vous mentionnez à la fin de votre introduction à l’Essai sur les données immédiates de la conscience à savoir la volonté d’atteindre ce dont nous sommes séparés mais à quoi nous participons pleinement, en l'occurence le temps ?     Le bergsonisme serait donc une prise en compte de cette question, en se plaçant dans la perspective de la durée, et en refusant la clôture des manières d’y répondre ?

Frédéric Worms : Exactement, puisque pour y arriver, il ne suffit pas de commenter Bergson. Bergson, comme tous les grands philosophes, ne pense pas qu’il suffit de lire les philosophes, même lui, mais qu’il faut refaire le chemin pour soi-même et que donc on n’arrivera pas exactement au point où lui-même était arrivé. Il a montré un point sur lequel on ne pouvait pas nier qu’il y avait du réel. C’est-à-dire qu’en effet le temps de notre vie est le seul qu’on a, c’est un temps réel, on ne le regarde pas de l’extérieur, ça n’est pas un spectacle, nous vivons une vie réelle.

C’est déjà important de montrer ça, il y a tellement de tentations de voir la vie de l’extérieur. Il rejoint d’autres philosophes, en un sens tous les philosophes de l’existence.


nonfiction.fr : Peut-on dire alors que ce travail du bergsonisme, Bergson n’a pas été le premier à l’accomplir ?

Frédéric Worms : Bergson va dire que la philosophie s’est toujours trompée depuis Zénon et en même temps dans L’Évolution créatrice il montre aussi que tous les grands philosophes ont fait comme lui. Tout grand philosophe est forcé de dire cela : à la fois que tous les philosophes se sont trompés et qu’en même temps chez les plus géniaux vous retrouvez ce qu’il a dit. Par exemple, Bergson va montrer que chez Descartes il y a la volonté d’abolir le temps et qu’en même temps dans la liberté il y a le nouveau, le réel qui fait craquer le système.

Dans le chapitre IV de L’Évolution créatrice, on s’aperçoit qu’il revendique aussi l’idée de ne pas être si original que ça, qu’il y a déjà une puissance de la nouveauté même dans la philosophie grecque qui pourtant est géniale parce qu’elle la refuse, dans les mystères d’Eleusis, chez Plotin, dans certains passages de Platon et d’Aristote : si le Dieu d’Aristote est le dieu de l’immobilité, du savoir absolu, il y a aussi des choses qui vont résister, comme le mouvement.


nonfiction.fr : Le rapport de Bergson à l’histoire de la philosophie consisterait donc à initier un mouvement de relecture à partir d’une problématique, à être capable de remonter vers la philosophie qui précède et de lui donner une autre dimension, une autre portée, un peu sous la forme d’un dialogue ?

Frédéric Worms : C’est intéressant de voir comment chaque philosophe reproduit ce rapport à l’histoire. Un peu après, Heidegger va dire qu’il y a eu un grand tournant, un oubli fondamental avec l’oubli de la question de l’être. Bergson dit en un sens la même chose, et en un sens non, car s’il y a eu histoire c’est parce qu’il y a eu tout le temps de la nouveauté. Il y a eu des moments de tournant et la philosophie avance grâce aux philosophes individuels. Bergson ne propose pas un regard de surplomb sur l’histoire : l’histoire est celle des philosophes individuels.


nonfiction.fr : C’est donc une approche de l’histoire de la philosophie qui essaie de marquer des liaisons entre les penseurs plutôt que de dégager un système qui surplombe le tout ?

Il y a dans l’histoire des invariants, une structure d’entendement humain qui produit sa propre histoire et puis il y a des tournants individuels qui dépassent ces invariants et qui font histoire de manière plus radicale.


>>Cet entretien est en trois parties
Lire la première partie de l'entretien : Les enjeux de l'édition critique de Bergson
Lire la troisième partie de l'entretien : Penser la science, la religion et la technique avec Bergson