Une biographie qui tient davantage du roman et qui nous livre une peinture vivante, quoique réductrice, de la souveraine, symbole de la Grande-Bretagne entre 1837 et 1901.

De Blenheim à Colombey, l’itinéraire buissonnier de Pierre Assouline et de ses invités s’était transformé en exercice de vies parallèles entre Churchill et De Gaulle, aboutissant finalement au constat d’échec, le nom du premier n’ayant fondé aucun adjectif, ni pour désigner un courant politique comme le gaullisme, ni pour qualifier un esprit du temps, comme l’ère victorienne   . Si Churchill et De Gaulle se rejoignent par leur destin, Churchill et Victoria se disjoignent par leur caractère. La reine présente un profil inverse à celui du Premier ministre, et ne prétend incarner aucune des formes d’héroïsme dont l’articulation permet de retrouver Winston Churchill : la reine est une princesse à n’en point douter, mais certainement pas au sens de Machiavel. Elle est écrivain, mais reste surtout connu pour ses impressions de vacances en Ecosse. Quant à lui prêter du génie, il n’y avait guère que Disraeli pour la surnommer "la Fée". Si l’on devait trouver un autre modèle, il faudrait davantage se tourner vers la Marie-Antoinette de Stefan Zweig, dont le sous-titre est éloquent : le Portrait d’une femme ordinaire jetée dans des circonstances exceptionnelles, et dont la dimension tragique réside dans le jeu impitoyable de l’histoire sur l’individu. De 1837 à 1901, la Grande-Bretagne agricole, aristocratique et européenne s’est métamorphosée en puissance industrielle, démocratique et mondiale. Les possibilités offertes par une telle extension marquent l’esprit du temps, émerveillé par Prométhée, effrayé par Faust. De sorte que Victoria, femme ordinaire mais qui incarne la continuité en dépit de mutations inimaginables, en vient à qualifier son siècle exactement comme Auguste ou Louis XIV avaient nommé le leur. Si l’on voulait partir à la recherche de Victoria, comment s’y prendre ? Deux possibilités qui encadrent le règne sont possibles : lorsqu’elle monte sur le trône, Thomas Carlyle écrit que "le monde est le résultat matériel manifeste, la réalisation pratique et l’incarnation de pensées qui habitèrent le Grand Homme envoyé dans le monde". Lorsqu’elle est couronnée impératrice des Indes en 1876, Herbert Spencer écrit "avant que le grand homme refasse sa société, sa société doit le faire". Dans le cas de Victoria, c’est la dernière option qui emporte l’adhésion, et c’est celle qu’adopte Joanny Moulin dans sa biographie Victoria, reine d’un siècle, parue chez Flammarion, en affirmant que la reine "était à l’image de son temps"   .
 

Une biographie romancée

Paradoxalement, c’est dans cette transparence d’un individu à sa société que Victoria retrouve Churchill, malgré tout ce qui les sépare, tant l’image construite de la souveraine trouble sa réalité historique. Derrière la veuve drapée de noire, matrone aux paupières lourdes et lèvres pincées, se masque une personnalité complexe, romanesque, qui mérite d’être racontée comme une histoire. De sorte que Joanny Moulin "prend le parti de la raconter en empruntant les formes de la fiction"   , et offre au lecteur une peinture réaliste, mais vivante et colorée de la reine, joignant, mais de façon très contradictoire, l’agrément du roman historique à l’intérêt de la biographie. 

 La lecture est facilitée par la brièveté des 64 chapitres (heureuse coïncidence, c’est le nombre d’années du règne), répartis en trois parties : de la naissance de Victoria en 1819 au mariage avec Albert en 1840 ; de 1840 à la mort d’Albert en 1861 ; de 1861 à la mort de Victoria en 1901.  C’est simple, c’est clair et c’est pratique. Chaque fin de partie se termine par des pages d’un lyrisme échevelé, comme pour le mariage, qui impose la citation mais se passe de commentaires : "Elle aime le regarder faire sa toilette. Quand il se rase, elle sent son coeur qui frémit. La neige du blaireau rehausse la roseur de ses joues. La lente lame affolante du rasoir crisse et dénude progressivement sa peau douce. Le parfum du savon se mêle à son odeur. Sa chemise grande ouverte laisse voir la base velue de sa gorge"   !

Les années d’apprentissage

 La première partie est consacrée à l’éducation de la reine, très éloignée en réalité de la "princesse que l’Histoire avait jetée dans une destinée hors du commun"   : Victoria est la fille unique du quatrième fils de George III, le duc de Kent, et ne doit son accession au trône en 1837 qu’à la débauche de ses oncles, George IV (1820-1830) et Guillaume IV (1830-1837) qui se sont mariés tard et n’ont pas eu d’enfants. L’éducation de la jeune princesse devient donc un enjeu réel pour les différentes factions de la Cour, et elle fait l’objet de la surveillance constante de sa mère et de son conseiller (des mauvaises langues penseront davantage), au palais de Kensington. Lorsqu’elle accède au trône, Victoria trouve un mentor en la personne de son Premier ministre Melbourne, qui l’éduque à la charge et à ses devoirs constitutionnels, résumés en l’heureuse formule de Walter Badgehot en 1867 : le droit d’être informé, d’encourager et de mettre en garde. En 1841, lorsque Melbourne démissionne, Victoria est mariée depuis un an. C’est avec le prince Albert qu’elle définit son propre style, et "il est notoire que la royauté britannique est désormais celle d’un couple"   .

Le couple régnant 

 La seconde partie est donc consacrée à la période où Victoria règne avec le soutien indéfectible, parfois difficilement accepté, du prince Albert. Le lecteur y voit la reine assister à l’industrialisation de la Grande-Bretagne, qui triomphe avec l’Exposition universelle tenue à Londres en 1851, et organisée par le prince Albert ; renforcer sa politique extérieure par l’entente avec la France de Louis-Philippe puis de Napoléon III et la guerre de Crimée en 1854-1856. Mais davantage, c’est la nombreuse famille de la souveraine et son quotidien qui font l’objet de la plus grande partie des descriptions : l’achat d’Osborne en 1845, la découverte de l’Ecosse et l’installation à Balmoral en 1848. La mort d’Albert en 1861 sonne le glas de cette période, et clôt la seconde partie de la biographie (à nouveau, sans commentaires) : "Plusieurs cris de douleurs s’échappent de la chambre Rouge où la reine s’est réfugiée. Un long moment s’écoule avant qu’elle accepte de voir ses enfants. Le prince de Galles entre le premier et s’agenouille auprès de sa mère en la serrant dans ses bras.
‘Maman ! Je ferai tout ce que je peux pour toi.
-J’en suis sûre, mon cher garçon, j’en suis sûre."   .

Le veuvage et la naissance du mythe

 La mort du prince consort éloigne la reine de la vie publique, mais Joanny Moulin saisit une difficulté plus grande encore : c’est la première fois depuis son accession au trône vingt-quatre ans plus tôt que Victoria se trouve seule pour assumer sa charge. Après une période de flottement s’impose une division des tâches : le Prince de Galles exerce "la part de représentation qui incombe à la monarchie. La reine, quant à elle, entend assumer désormais un rôle plus semblable à ce que fut celui du prince consort"   , mais malgré tout, l’image de la monarchie sort atteinte de l’épreuve, et jamais le républicanisme ne trouve plus d’audience que dans les années 1860-1870. Ce qui relève le prestige dynastique tient à la fois aux circonstances et aux stratégies : la maladie grave du Prince de Galles en 1871 qui se rétablit miraculeusement donne lieu à moultes réjouissances populaires ; l’intervention discrète mais active de la reine, en particulier dans les affaires religieuses ; et l’action de Benjamin Disraeli, Premier ministre en 1874, qui la fait couronner Impératrice des Indes, donnent à Victoria une popularité inespérée. Le jubilé de 1887 puis celui de 1897 confirment définitivement cette image construite : Victoria symbolise la puissance de l’Empire, et c’est ainsi qu’elle est saluée à sa mort en 1901, alors que se clôt la biographie : "Sur le sarcophage où les époux sont réunis, le gisant de Victoria, qui attend, emmuré, depuis quarante ans, est déposé tout contre celui d’Albert. Suspendus dans l’image de leur jeunesse, leurs visages inclinés l’un vers l’autre, ils dorment ensemble dans la lumière vacillante des cierges. La neige tombe, abaissant les branches des chênes, épaississant le silence"   . Le lecteur pourra compléter cette immersion par deux films qui ont marqué l’histoire du cinéma : Les jeunes années d’une reine, de Ernst Marischka avec Romy Schneider (1954) et The Young Victoria de Jean-Marc Vallée (2009).

Une chronique plus qu’une biographie historique

 La chronique restituée par Joanny Moulin livre ainsi les éléments saillants de la vie de Victoria, mais réussit-elle à remplir l’exigence initiale de véracité ? La réponse, en définitive, reste assez mitigée, en raison de la mise en récit elle-même. L’enchaînement chronologique des faits transforme progressivement l’intrigue en Annales à la Tacite, où la synthèse fait défaut, ce qui empêche de formuler une idée claire d’aspects fondamentaux de la vie de Victoria. Les échos du siècle sont très rapidement narrés malgré leur importance alors que les événements familiaux sont soigneusement traités : quelques paragraphes sur l’abolition des lois sur les grains en 1846, qui engagent la Grande-Bretagne sur la voie du libéralisme et d’une prospérité inédite ; quelques lignes sur les réformes électorales de 1867 puis de 1884-1885 qui font aboutir la démocratie en Grande-Bretagne, et rien sur l’attitude adoptée par la reine en ces circonstances. De même, la transformation progressive de la figure royale est assez peu mise en valeur, alors que de nombreux faits rapportés, mais isolés, le montrent. C’est sous son règne, en particulier, que le mur entre privé et public se fissure, et que les sujets britanniques peuvent jeter un regard, encore timide, sur l’univers intime de leur souveraine : elle est la première à faire du tourisme, et à permettre aux lecteurs d’apprécier ses impressions, à être aussi le centre d’une presse de masse en plein développement. Tous ces aspects ne sont pas anodins parce qu’ils extraient Victoria de son passé désuet, et la mette directement à l’origine de transformations toujours à l’oeuvre dans la monarchie britannique.

Quel pouvoir pour la reine ?

 Si Victoria fait ainsi figure de transition vers une monarchie au pouvoir plus symbolique que réel, à quel moment situer le basculement ? L’ouvrage laisse la question dans l’ombre, en particulier lorsqu’est évoquée la fameuse crise dite "de la chambre à coucher" de 1839   . Celle-ci est qualifiée de "caprice bien enfantin" par l’auteur et c’est effectivement ainsi qu’apparaît la péripétie : lorsque Robert Peel et les conservateurs arrivent au pouvoir en 1839, ils exigent que la reine renvoie ses dames de compagnies de sensibilité libérale et en choisisse de nouvelles, conservatrices. Apparemment, une querelle de ménage autour des dames de la garde-robe ou du lit. En réalité, la question est beaucoup plus grave, à condition de préciser que la vie politique anglaise est encore structurée par des clientèles qui polarisent les élections et le choix des cabinets, et auxquelles les dames d’honneurs appartiennent parce qu’elles sont les épouses, les soeurs ou les filles de ceux qui gouvernent le pays. Le choix d’une famille pour exercer ces charges est une marque de prestige asseyant une autorité. La question de fond est simple : il s’agit de savoir si la "chambre de la reine" peut devenir l’un des pôles structurants de ces clientèles, ou bien doit rester un lieu vide du pouvoir, condition de la démocratisation pour reprendre l’analyse de Claude Lefort. L’opposition inflexible de Victoria n’a donc rien d’un caprice, c’est même la dernière grande résurgence du débat sur la prérogative royale qui avait coûté sa tête à Charles Ier, son trône à Jacques II, et son influence à George III. Le pouvoir politique de la souveraine est délimité par le fait qu’elle arbitre un système parlementaire qui se démocratise.

 Un autre paramètre doit être pris en compte, celui de son sexe. Victoria est une femme placée au sommet d’un système de pouvoir exercé par des hommes, et à moins d’admettre qu’elle soit restée soumise sa vie durant, il faut bien poser la question des aménagements et des compromis qui lui ont permis de devenir la souveraine d’un pays excluant les femmes de la vie publique. La définition d’une administration conjointe entre Victoria et Albert, par exemple, ne s’est pas faite sans heurts : la biographie de Monica Charlot   a montré à quel point la reine était réticente à l’idée de déléguer une partie de ses prérogatives à son mari, notamment au cours de ses grossesses (9 en 17 ans) qu’elle n’accueillait jamais le coeur léger. Le retrait temporaire de la vie publique, puis le regain de popularité sous l’image de la figure de la mère, montre que Victoria a rencontré de grandes difficultés dans la définition d’un rôle qui lui soit propre.
 Mais cette image elle-même n’est guère interrogée, et l’ouvrage entier, tout en admettant que l’image de la monarchie a subi des hauts et des bas entre 1837 et 1901, fait voir une reine très aimée de son peuple, figée dans un cérémonial immuable. Avec les travaux de David Cannadine   , cette perspective ne peut être retenue et Joanny Moulin en donne lui-même des indices sans les interroger suffisamment. Est-il anodin qu’à plusieurs reprises, des vagabonds soient parvenus à se loger dans Buckingham Palace pendant des mois ? Est-il insignifiant que les cérémonies, à commencer par le sacre, soient si peu organisées que les prélats ne sachent même pas les paroles rituelles ? Tout cela confirmerait les analyses de Cannadine : avant les années 1870, la monarchie britannique serait loin d’être l’autorité symbolique et surplombante que la silhouette figée de Victoria montrerait ; à l’inverse, elle se manifeste dans un pays où les loyautés et les rivalités sont locales, où le territoire n’est pas intégré, et où la société britannique, sûre d’elle-même après la victoire sur Napoléon et les premiers développements spectaculaires de l’industrie, n’a pas besoin d’une reine triomphante pour démontrer sa puissance. Le cérémonial dont Victoria fait l’objet, et qui cristallise la popularité de la famille royale, est fixé assez tardivement, à partir de sa proclamation comme impératrice des Indes en 1876, puis des jubilés en 1887 et 1897. Et si Joanny Moulin évoque très régulièrement l’ouverture de la session parlementaire par le souverain, il faut savoir que la mise en forme de la cérémonie ne date que d’Edouard VII.

Une restitution romancée qui ne s’avoue pas

 La biographie historique ne livre donc qu’une image partielle de la reine Victoria, et si l’on peut admettre que l’ouvrage "se refuse à prendre parti ou à formuler des jugements", "laisser au lecteur le soin de se faire lui-même sa propre opinion"   est plus difficile. Une biographie historique est un genre qui exige de la rigueur, impliquant, a minima, d’éviter les erreurs qui sont trop nombreuses. Sans évoquer les fautes de typographies répétées, où les 8 se transforment en 9, il faut souligner plusieurs bévues malheureuses : confusion entre les tsars Alexandre Ier et Nicolas Ier de Russie   ; la dynastie de Hanovre succède aux Stuarts en 1714 et non en 1688   . La rigueur exige aussi de restituer à chacun la part qui lui revient, et de citer les sources, au moins à la fin de l’ouvrage si l’on veut éviter de gêner la lecture. Du coup, les citations tirées des archives et historiquement avérées, sont mêlées à des dialogues restitués par l’auteur, mais qui ne sont pas véridiques, sans que l’on soit en mesure de faire la part de l’un et de l’autre. Et quand se trouve transcrit l’immortel dialogue entre la reine et son fils lors de la maladie de ce dernier en 1871, on se sait plus qui dit quoi :
"‘C’est sans espoir’, murmure Alice en sanglotant dans les bras de sa mère.
Le prince se retourne et aperçoit la silhouette de Victoria de l’autre côté de la cloisonnette. Il se dresse sur son séant, l’air hagard.
‘Qui êtes-vous ? s’écrit-t-il. Maman !
-Cher enfant !"   .

 Alors bien sûr, on peut objecter que ces libertés sont issues de l’approche de l’auteur, qui propose une biographie romancée. Le genre du roman n’a rien d’infamant, au contraire, il a fait la renommée de la génération romantique, de Walter Scott à Alexandre Dumas. Mais si tel est l’objectif de l’auteur, il faut que les choses soient clairement dites. Joanny Moulin ouvre l’ouvrage par un contrat qu’il établit avec son lecteur, exactement comme le fait celui qui prend la plume pour écrire ses confessions, comme Saint Augustin ou Rousseau. L’auteur se propose donc de "raconter en empruntant les formes de la fiction, mais en pariant que la réalité est plus passionnante que l’imagination. Tous les faits rapportés ont donc été vérifiés avec les méthodes de la recherche scientifique. Les dialogues eux-mêmes sont authentiques. Les moindres détails, de la couleur des vêtements aux indications météorologiques, ont fait l’objet d’un scrupuleux souci d’exactitude"   . Une telle pétition de principe choisit en réalité les deux genres à la fois. Il n’est pas certain que les deux logiques soient identiques : une biographie historique s’appuie sur une personnalité extérieure, qu’il s’agit de dépeindre comme un portraitiste suivrait un modèle. La part de création existe, mais elle doit faire jouer les tissus, les textures, les couleurs, les poses, sans transformer le sujet, et le peintre qui peint une pomme ne la transforme pas en poire. Un roman historique fait l’inverse : il s’appuie sur un personnage ayant existé, mais en l’investissant d’une réalité nouvelle qui tient à sa personnalité, pour faire émerger un personnage inédit. Il existe une reine d’Ecosse nommée Marie Stuart, mais qui est différente de celle que Schiller a mise en scène, et que Zweig a mise en roman. La différence réside précisément dans la part d’imaginaire ou de sensibilité que l’écrivain investit délibérément dans son sujet. Chacune des deux possibilités est légitime à condition de l’assumer d’emblée. Vendre comme une biographie historique, assortie d’une prétention à l’exacte vérité dans l’introduction, des pages issues de l’imagination de l’auteur, n’est pas défendable.
 
 Le livre de Joanny Moulin, bien écrit et bien mené, devrait donc être lu pour ce qu’il est : une restitution romancée de la vie de Victoria, dans laquelle la vérité historique cède souvent à la vraisemblance. "Avant que le grand homme ne refasse sa société, sa société doit le faire" écrivait Spencer, et cette Victoria ne montre guère le processus par lequel la reine est créée par la société qui l’environne. En revanche, elle montre bien comment le grand homme peut être reconstruit par son biographe. Mais comme l’héroïsme doit parler aux vivants plutôt qu’aux morts, il ne faudrait pas y voir une exactitude que nul ne peut atteindre, pas même l’historien.