Le livre que Caroline Fourest et Fiammetta Venner, spécialistes de l’extrême droite, consacrent à Marine Le Pen est une biographie et une généalogie critique des idées et des discours de la nouvelle présidente du Front National.

L’analyse, extrêmement documentée, des stratégies et des réseaux idéologiques, religieux et amicaux des Le Pen père et fille aide à mieux saisir les ressorts et les objectifs d’un parti et de ses dirigeants, qui ont su s’adapter aux différents contextes économiques, sociétaux et électoraux. Elle montre aussi qu’en accédant aux commandes du F.N., Marine Le Pen a pris le parti… de son père.

À la lecture de la première partie de l’ouvrage, consacrée aux années d’enfance et de jeunesse de la benjamine des trois filles de Jean-Marie Le Pen, on comprend en effet le lien indéfectible qui s’est tissé entre eux. Il fonde l’engagement politique de "Marine" : la difficulté de porter ce nom de famille quand elle était collégienne et lycéenne ; l’attentat contre l’appartement familial lorsqu’elle avait 8 ans ; le départ brutal de sa mère, vécu comme un abandon ; les rancœurs et trahisons au sein du parti ; et les attaques médiatiques et politiques sur le passé ou les propos de son père, que Marine Le Pen a toujours trouvées injustes. Une fois adulte, elle semble s’être fait un principe de laver, aux yeux de tous, l’honneur de son nom.

Le lecteur apprend également que Jean-Marie Le Pen et sa première épouse ne s’encombraient pas de principes moraux et ont maintes fois contourné la loi. Des liens étroits les unissaient à la "pègre" : exemple parmi d’autres, le parrain de Marine, Henry Botey – aujourd’hui incarcéré à Fleury-Mérogis, était un proxénète notoire du quartier Pigalle dans les années 1960. La famille Le Pen aurait en outre fraudé le fisc à plusieurs reprises et l’héritage généreux qui leur a permis de devenir propriétaires de la villa Montretout à Saint-Cloud se serait effectué dans des conditions douteuses.

 

Le F.N., une entreprise familiale

De ses années à Assas, Marine Le Pen sort diplômée d’un D.E.A. de droit pénal et titulaire de la Capacité à la profession d’avocat, mais elle y construit aussi des amitiés fortes et durables au sein du Groupe Union Défense (G.U.D.). Elle devient directrice du service juridique du F.N. en 1998, six ans après l’obtention de son diplôme d’avocate, et s’y fait peu à peu une place, à défaut d’y être complètement légitime. Connue pour son tempérament de "fêtarde" et de bonne vivante, elle s’entoure de certains de ses amis de jeunesse, surnommés avec mépris les "night-clubbers" par les "anciens" du parti qui voient d’un très mauvais œil l’ascension politique de ces trentenaires qu’ils jugent incompétents et menant une vie dissolue. Beaucoup également ne cesseront de dénoncer le népotisme de la famille Le Pen : après que l’aînée de ses trois filles, Marie-Caroline, eut choisi le camp des "félons" mégrétistes en 1999, Jean-Marie Le Pen décidera de faire de Marine son héritière politique. Par ailleurs, comme tout microcosme, le F.N. est propice à l’endogamie matrimoniale : Marine Le Pen se marie successivement avec deux cadres du parti, dont elle divorcera. Son compagnon actuel est Louis Aliot, conseiller régional F.N. du Languedoc-Roussillon et vice-président du parti chargé du projet   .

Au F.N. comme à l’extérieur, Marine Le Pen met un point d’honneur à défendre la ligne idéologique et le pouvoir de son père : à partir de 1998, elle purge sans état d’âme le parti des mégrétistes ou de ceux qu’elle soupçonne de l’être – certains y sont revenus depuis. Nombre de militants et de figures historiques du "Front", comme Carl Lang ou Jean-Claude Martinez qui s’étaient présentés sous une étiquette dissidente aux élections européennes de 2009, ont aussi été exclus.

 

2002 : le début de l’"opération de dédiabolisation"

Marine Le Pen supervise la campagne présidentielle de 2002. La qualification de son père pour le second tour la propulse sur le devant de la scène médiatique : le soir de la réélection de Jacques Chirac, elle pourfend, sur les plateaux de télévision, les manifestations anti-Le Pen de l’entre-deux tours. Télégénique, charismatique et polémiste, elle est aujourd’hui bien accueillie par les grands médias – qui nourrissaient envers son père des sentiments ambivalents. Elle possède le sens de la formule, comme lorsqu’elle affirme que "le nazisme est le summum de la barbarie" ou que les prières musulmanes dans la rue sont une forme d’"occupation". Son but est de dédiaboliser le F.N., d’en faire un parti comme les autres, ce qui passe par une mise à jour des discours – et non des idées. Cela ne se fait pas sans difficulté en interne : son souci de modernisation déplaît à nombre d’"anciens", dont beaucoup (mais pas tous) choisissent de quitter le navire.

La passe d’armes avec Bruno Gollnisch pour la direction du parti, lors de l’hiver 2010, est le théâtre d’un déchaînement de haine contre Marine Le Pen, émanant de la presse d’extrême droite et notamment de Rivarol. Son directeur, Jérôme Bourbon, l’accuse d’avoir "fait siennes les deux religions officielles de la Ve République, l’avortement et la Shoah"   . Pour lui, c’est une "gourgandine sans foi ni loi (…), dont l’entourage n’est composé que d’arrivistes sans scrupules, (…) et d’invertis notoires"   . L’issue du congrès de Tours du 15 janvier dernier, qui voit la victoire de Marine Le Pen sur Bruno Gollnisch par plus de 67% des voix, fait perdre au "Front" beaucoup de ses cadres. 

 

Le F.N., un parti opportuniste

La peur de l’Autre, le repli sur soi, la tentation réactionnaire, la crispation sur la tradition chrétienne "dure", le refus du principe d’égalité, le rejet des élites, la dramatisation quant à l’état de la société française et la désignation d’un bouc émissaire demeurent les maîtres mots du F.N. Les principales structures discursives restent globalement les mêmes qu’au temps de Jean-Marie Le Pen, qui avait lui-même puisé son arsenal rhétorique dans celui de l’extrême droite de la fin du XIXe siècle.

Depuis une dizaine d’années, toutefois, le F.N. a décidé de s’adresser prioritairement aux "faibles", plus précisément à la classe ouvrière et aux catégories populaires "blanches". Les anciennes régions industrielles, grandes victimes de la crise économique et de la mondialisation, forment des cibles électorales attractives, à l’instar du Nord-Pas-de-Calais et de la municipalité d’Hénin-Beaumont où Marine Le Pen était encore, il y a peu, conseillère municipale. Cette petite ville, rongée par la corruption et la mauvaise gestion, est un exemple archétypal de la conversion (partielle) de l’électorat ouvrier au vote F.N.   , qui doit aussi beaucoup au long et patient militantisme de terrain du Front National.

Or, au sein du parti, la synthèse entre de multiples courants de pensée contradictoires est mal aisée. Comment, en effet, à la fois :

- Séduire les classes populaires, mais aussi les petits patrons et les professions libérales, cœur de cible du F.N. des années 1980-90 ;

- Viser les musulmans plutôt que les juifs, sans s’aliéner le soutien des antisémites/antisionistes ; 

- Fustiger les valeurs dites rétrogrades de l’islam sans se couper de la base homophobe et misogyne du F.N.

- Promouvoir une vision archaïque de la femme, sans qu’elle soit incarnée par Marine Le Pen elle-même ;

- Sortir de l’euro sans ruiner les finances publiques ;

- Mettre en place un protectionnisme d’État tout en restant compétitif au plan international ;

- Nationaliser des pans entiers de l’économie sans augmenter les impôts ;

- Promettre le retour de la retraite à 60 ans sans aucun recours à l’immigration ?

Le F.N. n’ignorant pas qu’il ne gouvernera jamais le pays, il peut s’en tenir aux promesses, au storytelling et à la fantasmagorie. Néanmoins, afin d’asseoir son corpus idéologique et de construire un argumentaire, Marine Le Pen s’entoure de conseillers (intellectuels, hauts fonctionnaires, journalistes), qui souhaitent pour la plupart rester anonymes, et a mis sur pied un think tank baptisé "Idées et Nation"  

 

Une laïcité… surtout anti-islam

Marine Le Pen a, selon la formule de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, réalisé une "OPA sur la République et la laïcité". De fait, il s’agit pour elle de créer une confusion entre le respect de la loi et des principes républicains avec celui de certaines valeurs et traditions, au premier rang desquelles le catholicisme. Dans ses discours sur la laïcité, c’est l’islam seul qui est visé. Elle dénonce l’"islamisation" – i.e. un processus de conquête délibérée de l’Occident par un mouvement musulman organisé et prosélytique, avec la complicité de la gauche autant que de la droite, l’"UMPS" - et le "mondialisme" - la mondialisation économique et culturelle, le métissage.

Plus encore : Marine Le Pen affirme sans vergogne que la religion catholique incarne, historiquement, les valeurs laïques. Curieuse historiographie… Rappelons simplement qu’en 1905, la compatibilité du catholicisme avec la laïcité était très loin d’aller de soi. Du reste, la présidente du F.N., qui voit partout un complot islamiste, a fait baptiser ses trois enfants à la paroisse parisienne intégriste de Saint-Nicolas-du-Chardonnet.

 

Contre la diversité culturelle, le "monoculturalisme"

Marine Le Pen amalgame délibérément le combat contre les discriminations mené par les associations anti-racistes, homosexuelles ou féministes, et les revendications d’un droit à la différence. La diversité (qui est un fait de société) est également assimilée au communautarisme (lequel consiste à revendiquer des droits collectifs, parfois en contradiction avec la loi). Le glissement vers la condamnation d’un racisme anti-blanc, orchestré par l’État lui-même, est alors facile à opérer. Pour pallier ce "problème", la présidente du F.N. suggère d’interdire toute attribution de subvention aux associations communautaires (excepté catholiques)…

 

"Libérer la femme, c’est lui permettre de rester à la maison"

 

Par ailleurs, le Front National de Marine Le Pen continue d’afficher sans fard des positions très rétrogrades sur les femmes : si l’avortement n’est plus menacé d’interdiction pure et simple, il est prévu d’en supprimer le remboursement et de soumettre l’abrogation de la loi Veil à un référendum. L’idée est que les Françaises ("de souche") fassent davantage d’enfants, afin de perpétuer l’"ethnie" nationale et de délégitimer complètement le recours à l’immigration, notamment de travail. L’adoption (par les seuls couples hétérosexuels) est envisagée comme le meilleur rempart à l’avortement, censé résulter uniquement de motivations économiques. L’autre pilier majeur de cette politique familiale volontariste est d’encourager financièrement les femmes à rester au foyer, ce qui aurait de surcroît l’avantage de les protéger de la dureté de l’ultra-libéralisme... Pour le F.N., si les femmes avaient suivi leur "destin biologique", la famille, socle premier de l’humanité, serait préservée, la délinquance, négligeable et les jeunes ne consommeraient pas de drogue. Quant au chômage, il serait certainement plus faible. La modernité et le féminisme sont jugés responsables de tous les vices et de toutes les décadences. Cette vision des choses se fonde sur des principes catholiques : par exemple, le caractère "sacré" de la vie, de la conception à la mort est écrit noir sur blanc sur le site du F.N – ce qui n’empêche pas Marine Le Pen d’être favorable au retour de la peine de mort.

 

L’analyse géopolitique : un exercice périlleux

 

Les relations internationales ne sont pas le fort de la présidente du F.N. Moins au fait que son père des questions de politique étrangère, elle le rejoint cependant dans son refus du principe d’intervention militaire extérieure (y compris pour l’arrêt des massacres de civils ou le combat contre les dictateurs sanguinaires) si la France n’est pas directement menacée. Comme son père, avant elle, était l’ami de dictateurs africains, Marine Le Pen a apporté son soutien à Laurent Gbagbo, héraut du nationalisme ivoirien, et émis de vives réserves quant aux révolutions arabes, soupçonnées d’être la porte ouverte à une émigration de masse vers l’Europe et au succès de l’islamisme. D’où son expédition – ratée – à Lampedusa, le 14 mars 2011. Tantôt soutien des Palestiniens, tantôt manifestant son amitié à Israël, laquelle n’est visiblement pas réciproque – les autorités du pays ayant refusé de la recevoir lors d’un voyage officiel -, Marine Le Pen n’est pas en mesure d’adopter de ligne directrice sur nombre de questions internationales.

 

Des "amis" encombrants

 

La force de Jean-Marie Le Pen était de savoir diriger un parti hétéroclite. En ont souvent résulté des mesures radicales (exclusions, ruptures, menaces) qui ont engendré des haines et des procès. Le phénomène se poursuit avec sa fille mais l’opération de dédiabolisation rend beaucoup plus compliqué le maintien de certains proches et collaborateurs, à l’instar des "verts-bruns", les nationalistes qui flirtent avec l’islamisme (notamment) par antisionisme, pour ne pas dire plus. Issus en grande partie du communisme ou du trotskisme, ils ont comme figure de proue Alain Soral, le président de l’association "Égalité et réconciliation", qui fustige le féminisme (disons, les femmes), les homosexuels, les juifs et le "mondialisme". Sur le viol, par exemple, il écrit que "dans certaines situations ambiguës, il n’est pas toujours évident de déterminer le moment où le ‘non’ proféré par l’être du peut-être [i.e. la femme, NDA] cesse d’être un ‘oui’ qui joue à se faire prier"   . À propos des juifs : "ce n’est pas systématiquement la faute de l’autre (…) si personne ne peut vous blairer partout où vous mettez les pieds (…). Parce qu’en gros c’est à peu près ça leur histoire – des juifs (…). Ça fait quand même 2.500 ans, où chaque fois où ils mettent les pieds quelque part, au bout de 50 ans, ils se font dérouiller"   .

 

L’islam, quant à lui, est présenté comme "une religion virile et simple (…), d’abord soucieuse des pauvres qui ont la haine"   . Or, moins que ses idées, c’est le tempérament d’Alain Soral, qui peut aussi être agressif en public, qui semble l’avoir éloigné d’une Marine Le Pen soucieuse de lisser son image médiatique. Idem de Dieudonné, qui accuse celle-ci de donner des gages au sionisme et à l’islamophobie. "Marine roule pour le lobby !", peut-on lire sur les sites des "verts-bruns".

 

Les exclusions récentes d’Yvan Benedetti, dirigeant de l’Œuvre française, un groupuscule pétainiste et antisémite, et d’Alexandre Gabriac, qui fait le salut nazi sur une photo publiée sur Internet, s’inscrivent dans cette logique mais visent des personnalités considérées par le F.N. comme étant surtout… trop visibles. À défaut de les neutraliser, Marine Le Pen s’efforce de masquer les réseaux antisémites, nationalistes et misogynes. Car elle ne peut se passer d’eux. Ainsi, l’un des prestataires du F.N. n’est autre que l’agence de communication Riwal, fondée par Frédéric Chatillon, ancien président du G.U.D. et proche des réseaux négationnistes en France et au Moyen Orient. Parmi d’autres, Philippe Peninque, d’"Égalité et Réconciliation" ou encore Christian Bouchet, de "Vox NR", un site nationaliste, tous deux soutiens de l’Iran d’Ahmadinejad, sont eux aussi influents au F.N. 

"Il y a chez les femmes plus d’affectivité que de cérébralité". Cette phrase de Jean-Marie Le Pen s’applique-t-elle, dans son esprit, à la benjamine de ses filles ? Le Front National "version Marine" est-il plus dangereux qu’avant ? Comme le rappellent Caroline Fourest et Fiammetta Venner, il ne faut pas craindre le F.N., juste le combattre phrase par phrase, mensonge par mensonge. Car la mystification, tant dénoncée chez les autres, continue d’être un ressort du "Front". La dé-diabolisation semble cependant plus que jamais être un vœu pieux : à l’instar du président d’honneur – soutenu par sa fille -, plusieurs membres du F.N. ont exprimé publiquement une interprétation très "personnelle" de la tuerie de Norvège   . Laurent Ozon vient ainsi de démissionner du bureau politique : il dit regretter l’absence de liberté d’expression au sein du parti. Le politiquement correct, ennemi intérieur du Front National : cela prête presque à sourire