La correspondance de deux penseurs épris d'Absolu qui ne cessèrent de faire dialoguer, à travers une commune conception messianique de l' Histoire, deux manières opposées de penser les concepts politiques et théologiques,
renouvelant ainsi maints aspects de la pensée juive. Un témoignage également précieux sur la splendeur et le déclin de la"synthèse judéo-allemande" du début de siècle par deux de ses plus éminentes figures.
Certaines rencontres sont bien plus que la somme de deux individualités. Elles semblent incarner un moment de l'histoire. La relation entre Walter Benjamin et Gerschom Scholem est de celles-là. C'est à travers leur dialogue épistolaire rassemblé sous le titre puissamment évocateur Théologie et Utopie que l'on mesure l'ampleur qu'a pris pour la pensée contemporaine ce qui fut au départ une simple amitié d'étudiants.
Théologie et utopie ne déroge pas à cette règle qui veut que l'on ne sache ni ne doive classer simplement une correspondance dans une bibliothèque.Une correspondance entre deux grands intellectuels est d'ailleurs toujours un étrange document, partagé entre le témoignage historique, l'éclairage biographique et oeuvre littéraire à part entière.Ces trois éléments sont présents dans la correspondance qui nous est donnée à lire entre ces deux grandes figures intellectuelles juives. En choisissant des voies parfois opposées, ils n'en ont pas moins été tous deux représentatifs d'attitudes typiques de l'environnement intellectuel de leur temps, époque qui nous est donnée à pénétrer par l'effraction d'une intimité qui appartient désormais à chacun d'entre nous.
De ces lettres ressort en premier lieu toute la difficulté de Benjamin à pouvoir esquisser une solution face à la déferlante historique qui submerge le monde juif européen. Rarement un auteur nous aura fait ressentir avec tant de force la terrible solitude d'individus pris au piège par le nazisme déferlant sur l' Europe. Ces lettres ne sont pas sans évoquer un autre destin brisé, celui de Zweig, et son livre le plus profond et désespéré : Le Monde d'hier . Lettres saisissantes par exemple dans leurs descriptions de proches confrontés à des violences et des humiliations.Benjamin raconte ainsi qu'il craint pour son frère frappé par des SA. On vit de l'intérieur la lente montée de la violence du NDSAP qui commence par une impunité et une légitimité grandissante dans l'opinion, puis la prise de pouvoir de Hitler qui en fait une politique d'Etat L a correspondance Scholem-Benjamin, c'est aussi la confrontation de deux regards sur cette histoire, celui quelque peu éloigné de Scholem qui paraît à ce moment posséder le détachement de celui qui a eu raison trop tôt et l'incrédulité de Benjamin devant l'effondrement du monde dans le quel il a vécu et les conséquences immédiates que sont l'exil et la solitude.
Un portrait psychologique de Walter Benjamin en génie insaisissable
Au sein de cette correspondance apparaît également un portrait psychologique plus précis de Walter Benjamin.Ce dernier se révèle davantage que Scholem. A cela plusieurs raisons : du fait de la disparition tragique de Benjamin il a été plus aisé de récupérer les lettres de ce dernier envoyées à Scholem que l'inverse . De plus, Benjamin était celui qui avait le plus besoin de ce contact épistolaire,ce qui le poussa à écrire davantage et à exposer sa situation avec force détails.
Enfin, le tempérament de Benjamin était sans doute plus propice à la complexité et à l'épanchement, du fait d'une insécurité psychologique due à son absence de statut et sa situation d'exilé.
On comparera avec profit ce livre aux témoignages que Scholem a consacré à Benjamin Histoire d'une amitié résolument biographique et Benjamin et son Ange qui constitue davantage une réflexion sur certains aspects de l'oeuvre.Il y apparaît toute l'admiration et parfois aussi les réticences de Scholem face au génie insaisissable de Benjamin. Il n'y a pour autant nulle tentation d'amoindrir la portée de l'oeuvre, portée certes plus pressentie que réellement défendue. Scholem avait également la volonté de ne rien cacher non plus de la face sombre d'un Benjamin déroutant dans son attitude autant que dans sa pensée.L'entourage de Benjamin ne pouvait savoir avec certitude qu'une oeuvre dont la réception par l'institution universitaire était entachée de tant d'incompréhension serait promise à une telle pérennité. La vérité est que Scholem, pas plus qu' Adorno, ne comprirent complètement Benjamin de son vivant.D'une certaine manière, l'hommage qu'ils ne cessèrent de lui rendre n'en a que plus de prix.
A l'inverse, Benjamin, conscient de s'aventurer dans des sphères où bien peu d'esprits pouvaient le suivre ( excepté peut être le Lukacs de Théorie du roman ) paraît éprouver toute la valeur historique et philosophique de la redécouverte de la mystique juive par Scholem.Il éprouve à ce sujet un certain regret quant à son insuffisante connaissance des textes traditionnels du judaïsme et en particulier son ignorance de l' hébreu, lacune qu'il tentera quelque peu de combler sans y parvenir.Néanmoins Benjamin sait intimement que son oeuvre à lui est forte de son caractère inclassable, que son hétérodoxie profonde en fait la valeur subversive.L'oeuvre de Scholem demeure la passionnante recherche d'un docte enseignant, la sienne est empreinte d'une fulgurance révolutionnaire. Bien que n'ayant jamais pu s'extraire du creuset du doute qui constituait un des traits de sa personnalité, Benjamin avait foi en l'importance de la voie nouvelle qu'il ouvrait.
Autre point de désaccord qui se révèle tout au long de ces lignes : Scholem ne comprit jamais l'adhésion,peu orthodoxe, il est vrai, de Benjamin au marxisme et au matérialisme historique. Sans doute cette conversion favorisée par la double influence d'un nouveau " tuteur ", Brecht, et d'une femme Asja Lascis, ne lui semble guère relever d'un choix intellectuel indépendant. De manière plus personnelle, Scholem semble revivre les conflits qui l'opposèrent à son frère Werner, député du KPD. S'il reconnaissait le talent poétique de Brecht, il n'aimait guère le personnage qui sous sa plume prend souvent des allures méphistophéliques.
Il ne se prive pas de critiquer son ami très directement et de pointer les contradictions inconciliables selon lui, entre la vision théologique qui demeure celle de Benjamin et le matérialisme historique. Scholem n'a pas su percevoir que la synthèse benjaminienne organisait précisément un renversement des catégories que lui même appelait de ses voeux.Le messianisme benjaminien doit justement sa particularité à un matérialisme historique fortement spiritualisé dont on retrouve les traces chez Ernst Bloch et chez Horkheimer à la toute fin de sa vie.
Dans cette correspondance apparaît encore une fois, comme dans celle entretenue avec Adorno, un Benjamin confiné plus ou moins ouvertement dans une position quelque peu infantile. L'absence de position académique l'a fragilisé aux yeux de ses amis les plus proches et il apparaît souvent dans une position de demandeur à leur égard. Il se dégage de ces lettres un sentiment de dissymétrie qui,s'il est moins prononcé que lors des échanges avec Adorno, n'en est pas moins réel et s'insinue malgré la bienveillance de son interlocuteur. Cependant, Scholem ne doutait pas du génie de Walter, il regrettait simplement qu'il ne prenne pas le chemin que lui-même aurait souhaité le voir emprunter. C'est aussi toute l'étrangeté des rapports que Benjamin tissa avec ses proches qui apparaît : Ils reconnurent en lui confusément une forme de génie. Mais l'infériorité statutaire due à la rupture universitaire et l'hermétisme stylistique autant que l'incroyable éclectisme les déroutaient plus certainement encore.
Le Messianisme en partage
Néanmoins ce que Scholem et Benjamin partagent, c'est une vision théologico-politique originale qui allie radicalité politique et messianisme théologique à moins que cela ne soit radicalité théologique et messianisme politique, les deux dimensions étant fortement imbriquées au cours de cette correspondance. Au sionisme anarchisant de Scholem, répond le messianisme marxiste désenchanté de Benjamin. Derrière la divergence des options, une certaine convergence de vues pour faire de l'histoire le lieu d'un double équilibre entre la transcendance de l'événement historique et un processus eschatologique qui mène à une fin de l'histoire telle que nous l'appréhendons, pour ouvrir le champ d'une libération " messianique ".Indéniablement, le messianisme juif est la racine profonde de la convergence de pensée de deux sensibilités si divergentes.
Un messianisme ici conçu de manière pessimiste non pas comme irruption d'un nouvel âge d'or, mais comme un saut qualitatif hors d'un processus historique de déréliction, symbolisé par le fameux Ange de l'histoire du tableau de Paul Klee décrit par Benjamin, propulsé par le souffle des destructions et des ruines qui s'accumulent à son passage.Le messianisme ainsi conçu équivaut à descendre du train sans pilote de l'histoire lancé à une vitesse folle.
L'histoire comme monceau de ruines qui menace de nous engloutir, comme processus d'accumulation des destructions passées qui évoque d'autres formes de processus d'accumulation, celles du capitalisme, c'est la conception presque poétique de Benjamin dont le caractère saisissant n'échappa pas à Scholem. Ce dernier fait de l'aventure sioniste originelle une possibilité de régénération et d'expérimentation sociale dotée d'une signification spirituelle. Il accompagne cette position d'une critique de l'Etat comme forme politique à dépasser dans la droite ligne de Martin Buber.
Le titre choisi pour illustrer cette correspondance Théologie et utopie est particulièrement révélateur de cette modalité de pensée qui fut très répandue chez les intellectuels juifs de cette époque en Allemagne et Europe de l' Est. Elle consiste à séculariser des concepts théologiques pour en faire des modèles politiques mais aussi à l'inverse de transcender certains concepts politiques comme l' Utopie pour en faire un usage théologique. On pourrait citer maints auteurs, tous remarquablement présentés par Michael Löwy, dans son ouvrage Juifs hétérodoxes et en particulier Ernst Bloch qui sécularise l' Espérance en concept politique et « théologise » l' Utopie en clé explicative du messianisme religieux.
Théodicée et Sociodicée
Benjamin le marxiste théologien et Scholem le sioniste religieux anarchisant représentent ici ces deux versants de la pensée juive dialoguant ensemble pour constituer une pensée renouvelée et cohérente. La pensée messianique doit de nouvelles conceptions audacieuses non pas uniquement aux théologiens reconnus mais à des penseurs et philosophes parfois athées, qui ont su régénérer et reformuler l'idée messianique pour déceler en elle sa dimension éminemment subversive, qui explique pour part l'importance prise par le positionnement des intellectuels juifs en tant qu'intellectuels critiques. Elle révèle aussi, nous rappelle Stéphane Mosès, dans une postface assez éclairante, la prégnance inconsciente de schémas profondément ancrés dans l'identité juive qui pourraient aussi être résumés comme expression du refus de l'idolâtrie.
Ce mot doit être entendu sous sa plume au sens de refus de la prééminence des valeurs passagères, des pouvoirs politiques ou des passions humaines sur l'universalisme intemporel de l' éthique dont se réclame le récit biblique. Cette position critique est aussi celle qu'adopte le récit biblique et qui permet donc la construction d'une espérance messianique contre les formes d'idolâtrie des peuples voisins et d'envisager l'histoire humaine comme émancipation et libération dont la soudaineté induit une conception particulière du temps.
La correspondance qui nous est livrée révèle aussi la nature réelle de la synthèse historique judéo-allemande, une synthèse balayée par le nazisme et dont le dialogue entre les deux hommes révèle la profonde fragilité et l'illusion de ceux qui y crurent.
La position des intellectuels juifs était celle de l'ancienne Jérusalem exilée dans la nouvelle Athènes et Nouvelle Babel qu'était Berlin, une position d'étrangeté aux yeux de leurs " hôtes " mais aussi à leurs propres yeux. Si des mouvements historiques profonds ont amené les juifs à se sentir allemands et à bénéficier d'une citoyenneté très momentanément pleine et entière, il persistait dans la sphère théorique une forme de conflit entre pensée juive et pensée allemande que cette correspondance fait aussi éclater au grand jour.
Entre le romantisme allemand et son culte de la nature et du sentiment, entre l'esprit allemand et sa rationalité capable de dresser de grands édifices théoriques, d'une part, et d'autre part, le goût du judaïsme pour les grands récits et sa méfiance envers la Nature et le déchaînement irrationnel des sentiments et pulsions qu'il conjure par la Loi, il y a une opposition irréconciliable que souligne Scholem et que Benjamin finira par faire sienne.
A travers cette correspondance, on lira aussi malheureusement un résumé de l'histoire du vingtième siècle des juifs européens, essentiellement partagée entre le désespoir et la destruction symbolisés par le suicide de Benjamin et la Shoah mais aussi par le constat d'impossibilité de la survie du judaïsme dans nombre de pays européens que dresse Scholem. Ce dernier choisit l'alya aussi comme forme de renoncement à l' Europe.L'alya apparaît aussi avec Scholem comme une forme de montée spirituelle et de retour historique mais aussi comme une forme d'exil qui en révèle la dimension tragique.
Par cette perpétuelle dialectique entre théologie et utopie qui s'exerce à travers ce dialogue épistolaire, c'est aussi à une réflexion sur le mal et l'injustice que nous invite cet échange qui, en tant que témoignage historique aussi bien qu'en tant que moment de la pensée juive, se fait à la fois théodicée et sociodicée, procès de l'imperfection du monde et du retrait de Dieu mais aussi procès des Hommes et de l'injustice corrélative des sociétés et du tragique de l' Histoire, retraçant un parcours moral qui va de Leibniz à Nuremberg.
Une correspondance essentielle de l'histoire intellectuelle du siècle passé est ici rendue au public et on ne peut que se féliciter de cette initiative remarquable qu'il convient de saluer comme il se doit.