Patricia Crifo enseigne à l’Ecole Polytechnique. Elle répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.

 

Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous rappeler brièvement votre parcours universitaire et professionnel ?

Patricia Crifo- Après une maîtrise d’économétrie à Lyon, j’ai intégré l’Ecole Normale Supérieure de Cachan en 3e année où j’ai préparé et obtenu l’agrégation d’économie et gestion, puis un DEA d’Analyse et modélisation économique appliquées à l’Environnement et la R&D à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. J’ai effectué mon doctorat à Lyon et soutenu ma thèse sur les liens entre Inégalités, Innovation et Croissance en 2001. Après un post-doctorat à l’Université Catholique de Louvain, j’ai été reçue au concours de chargé de recherches au CNRS puis quelques mois plus tard au concours d’agrégation pour le recrutement des Professeurs d’Universités.

Je suis actuellement Professeur des Universités à Paris Ouest La Défense Nanterre. J’enseigne également à l’Ecole Polytechnique, et suis chercheur associé au CIRANO (Centre Interuniversitaire pour l’analyse des organisations) à Montréal. Je suis membre du Conseil Economique du Développement Durable depuis 2009. En 2010 j’ai été nominée au prix du Meilleur Jeune Economiste (Le Monde/Cercle des économistes).


Nonfiction.fr- Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Patricia Crifo- L’idée a commencé à germer quand j’ai préparé le concours d’entrée à l’ENS Cachan durant mon année de maîtrise. J’ai dû approfondir un programme assez large et cela m’a donné le goût pour l’analyse économique dans ses différentes dimensions (micro-économie, macro-économie, politique économique, économie internationale etc.).

Mais l’élément déclencheur a réellement été la thèse : j’ai choisi un sujet - les liens entre inégalités, innovation et croissance – sur lequel beaucoup d’économistes se sont penchés et qui a donné lieu à de nombreux débats qui m’ont passionnée.


Nonfiction.fr- Quels ont été vos maîtres à penser et en quoi le furent-ils ?

Patricia Crifo- Les auteurs qui m’ont influencée lorsque j’ai décidé de me lancer dans la recherche sur le thème du progrès technique, la dynamique économique et la croissance sont notamment J.Schumpeter, P. Romer, R.Solow, P.Aghion.


Nonfiction.fr- Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Patricia Crifo- Mes recherches portent sur la Responsabilité sociale et environnementale des entreprises, la croissance verte, le progrès technique, l’organisation du travail et le capital humain.

Je viens notamment de co-éditer avec JP. Ponssard un ouvrage sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises : Corporate social responsibility : from compliance to opportunity (Editions de l’Ecole Polytechnique).


Nonfiction.fr- En tant qu’économiste, quel rapport entretenez-vous avec l’écriture ? Pourquoi les économistes écrivent-ils souvent à plusieurs mains ?

Patricia Crifo- Les travaux de recherche en collaboration sont d’une grande richesse, ils font naître des complémentarités et des synergies, et permettent d’échanger et confronter ses positions ou méthodes pour faire advenir un travail collectif qui est plus que la simple addition des contributions individuelles.
J’y trouve personnellement une source de motivation très importante.


Nonfiction.fr- En quoi vos travaux peuvent-ils expliquer les évolutions actuelles de l’économie mondiale ?

Patricia Crifo- Mes travaux portent de manière générale sur la dynamique et la soutenabilité de la croissance dans les grands pays industrialisés. Notre modèle de croissance hérité du vingtième siècle a montré qu’il n’était pas soutenable : non seulement il est responsable des excès d’émission de gaz à effet de serre déréglant le climat, mais il a été marqué par une très forte augmentation des inégalités et de multiples crises, dont la plus récente en 2007-2008 a pu être comparée à la grande dépression des années 1930. Pour contribuer à expliquer ces évolutions, mes travaux s’appuient sur deux dimensions principalement.

La première dimension concerne l’évolution des inégalités.
Au cours du vingtième siècle, le progrès technique et la croissance ont permis une augmentation considérable des niveaux de vie, le PIB a notamment été multiplié par 8 aux Etats-Unis entre 1870 et 1990. Mais depuis les années 1970, un phénomène frappant est apparu dans certains pays de l’OCDE : l’accroissement considérable des salaires en haut de l’échelle des revenus et, parallèlement, la stagnation voire la baisse des salaires les plus faibles et ce, malgré la poursuite de la croissance économique. Peut-on voir là une concomitance de deux phénomènes économiques indépendants ou au contraire une relation de causalité forte entre progrès technique et inégalités ? Autrement dit, l’augmentation des inégalités serait-elle au fond le prix à payer pour l’innovation et la croissance ? Sur ce point, mes travaux montrent notamment que l’essor remarquable des nouvelles technologies de l’Information et de la Communication ces dernières décennies a contribué à augmenter les inégalités et ce, à la fois en terme de salaires, mais aussi en terme d’organisation du travail (ce type de progrès technique a été biaisé en faveur des salariés les plus qualifiés et polyvalents notamment).

La seconde dimension concerne l’évolution des impacts environnementaux de l’activité économique. La croissance s’est en effet également accompagnée d’une augmentation spectaculaire des gaz à effet de serre conduisant à des dérèglements climatiques majeurs et imposant une mutation considérable pour l’enrayer : il s’agirait de diviser par 2 ou 3 les émissions mondiales de CO² d’ici 40 ans. La croissance est-elle systématiquement préjudiciable à l’environnement ou un nouveau modèle de croissance plus durable ou verte serait-il envisageable et comment ? Sur ce point, mes travaux montrent notamment qu’il n’y aura pas de croissance verte sans prix du carbone et politique d’innovation, mais les entreprises peuvent transformer cette contrainte environnementale en opportunité économique en investissant de manière cohérente.


Nonfiction.fr- Que pensez-vous de ce courant de pensée selon lequel la science économique subirait une crise systémique, provoquée notamment par son incapacité relative à prévoir la crise de 2008 ?

Patricia Crifo- Cette question n’est pas nouvelle (la révolution keynésienne pointait déjà ce type de problèmes), et l’économie s’est toujours nourrie et construite à partir de ces débats et controverses.


Nonfiction.fr- Y a-t-il une particularité de l’école française de l’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Patricia Crifo- Il peut exister des spécificités, mais les thèmes et méthodes de la recherche en économie s’inscrivent dans un contexte international.


Nonfiction.fr- Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Patricia Crifo- C’est une méthode de réfutation récente et fructueuse.


Nonfiction.fr- Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique : comment touche-t-elle la vie de tous ?

Patricia Crifo- Prenons comme exemple concret la question de l’émergence d’un nouveau modèle de croissance plus durable. Une question de recherche que l’on peut se poser est de savoir si l’on peut attendre de la responsabilité sociale et environnementale (que ce soit la nôtre, celle des entreprises, des Etats ou des collectivités) qu’elle génère les opportunités de croissance à venir.

A cette question, la recherche va apporter une réponse qui peut apparaître comme théorique et technique si l’on se focalise seulement sur les modèles ou estimations économétriques qui la sous-tendent. Mais les résultats apportés nous touchent tous de près ou de loin. Nous faisons face à des choix au quotidien qui engagent notre responsabilité de citoyens, consommateurs, salariés, épargnants etc. Comprendre quels sont les déterminants d’une croissance durable, les marges de manœuvre dont nous disposons et les leviers d’action pour la promouvoir n’est pas théorique. La recherche économique permet d’apporter un éclairage sur les dilemmes auxquels nous faisons face.


Nonfiction.fr- Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique, l’homme comme le concept ?

Patricia Crifo- Cela relève des choix et affinités de chacun. Pour ma part, je suis sensible à la manière dont le monde politique s’empare des questions économiques, les restitue et propose des solutions pertinentes.


Nonfiction.fr- Quels sont vos rapports avec le monde politique ?


Patricia Crifo- Je participe à des conseils et commissions en tant qu’expert sur les questions relatives à mes travaux.


Nonfiction.fr- Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder lors de la campagne présidentielle, et après 2012 ?

Patricia Crifo- Il y a des grands sujets de société (fiscalité, environnement, inégalités etc.) mais l’actualité récente montre qu’il est délicat d’anticiper ce qui l’emportera

 

 

Propos recueillis par Pierre Testard.

 

* A lire sur nonfiction.fr : notre dossier sur les nouveaux économistes français.