L’auteur de "La norme sans la force" produit le premier ouvrage de référence en français sur la diplomatie d’Obama.

Dès l'aube de son mandat, Barack Obama a semblé incarner une rupture claire avec l'ère Bush junior. Et c'est probablement son programme de politique étrangère qui témoignait, avec la plus grande netteté, du tournant que devait représenter son arrivée à la Maison Blanche. Les grandes lignes du projet du candidat démocrate victorieux étaient saluées par la plupart des opinions publiques mondiales et, de manière certes moins enthousiaste, par nombre de gouvernements. La réception du prix Nobel de la paix, au terme d'une seule année de pouvoir, venait couronner cette tendance générale, sans éviter pour autant que ne s'élève ici ou là un certain scepticisme devant la légitimité d'un tel honneur, un sentiment que partageait d'ailleurs l'intéressé lui-même. C'est à cette aune qu'il faut juger le travail de Zaki Laïdi, politologue reconnu des relations internationales et directeur de recherche à Sciences Po au sein du Centre d'études européennes. Le Monde selon Obama se présente comme la "première interprétation de fond" de la politique étrangère du président américain. Deux ans à peine après l'élection de 2008, le pari pouvait sembler un peu trop ambitieux, difficilement tenable, au regard de la période relativement courte étudiée par le chercheur. Pari largement tenu pourtant: la maîtrise du sujet, la rigueur méthodologique employée, l'étendue du spectre analysée, la diversité des sources épluchées, tout cela concourt à considérer "cette étude, première du genre en français", comme indispensable pour tous ceux qu'intéressent les relations internationales et l'évolution de la superpuissance américaine.
 

L'ouvrage s'articule autour de sept chapitres que l'on peut intégrer à deux grands ensembles : d'une part, l'analyse de l'héritage et des soubassements structurels et idéologiques de la politique de Obama; d'autre part, la focalisation sur les dossiers majeurs auxquels doit s'atteler  le chef d'Etat, à savoir le terrorisme djihadiste, l'Irak et l'Afghanistan, alors que la relation transatlantique, étudiée dans le dernier chapitre, n'émerge pas comme une priorité. L'objectif de l'ouvrage, qui prend date de la fin de l'Obamania un peu naïve, est défini dès les premières lignes: "évaluer en toute sérénité ce que l'arrivée au pouvoir d'Obama a changé tant dans le regard des Etats-Unis sur le monde, que dans le regard du monde sur les Etats-Unis."   .

 

Héritier d'un modèle dominant mais en souffrance

Au moment où Obama accède au pouvoir, l'Amérique connaît des signes de faiblesses à deux niveaux, déterminants dans sa position préférentielle sur le plan international : d'une part, son modèle économique ultralibéral montre des faiblesses très inquiétantes ; d'autre part, l’activisme militaire des néoconservateurs a suscité l'hostilité d'une large partie de la planète, sans remporter de succès tangibles sur le terrain de la lutte contre le terrorisme. Adeptes du marché et convaincus de sa capacité autorégulatrice, les Etats-Unis ont fondé leur économie, ces vingt dernières années, sur l'épargne mondiale ; un "argent facile" utilisé en partie pour le financement d'une "politique étrangère dispendieuse"   . De l' "exubérance par le marché" de l'Administration Clinton, on bascula dans "l'exubérance par la guerre" sous Bush junior.

Pour l'auteur de la Grande perturbation    , la dernière administration républicaine, portée par des néoconservateurs tournant le dos à l'héritage kissingerien, a souhaité tirer profit de la situation dominante "pour modifier à son avantage les règles du jeu"   . De là découlerait la "doctrine Bush" dont le caractère novateur résiderait dans deux éléments: la volonté de "s'ériger en norme légitime d'action dans le système international" ; et l'usage de la force face à toute menace, non seulement imminente à l'instar de ce qui fut fait dans le passé au Vietnam, mais désormais potentielle. Aujourd'hui, les limites du modèle américain apparaissent criantes. Et comme le remarque bien Laïdi, pour la première fois depuis 1945, les Etats-Unis n'ont plus d'ennemi sur lequel renvoyer les défaillances du système et se voient par conséquent contraints d'affronter les conséquences de la crise.

A la Maison Blanche

C'est avec cet "héritage" que le président Obama doit composer. Si sa trajectoire personnelle le rend probablement plus à même de comprendre la perception extérieure de l'Amérique, les intérêts du pays demeurent stables – l’auteur ne développe malheureusement pas suffisamment ce point – et la présence parmi le cercle des conseillers d'anciens clintoniens ou de réalistes aguerris démontrent une certaine continuité. L'ouvrage apporte à ce sujet des éléments intéressants sur le processus décisionnel de la diplomatie américaine contemporaine, dans la continuité des ouvrages de Justin Vaïsse notamment. A l'image de son homologue français, le chef de l'Etat américain se veut le "maître du jeu" et définit les grandes orientations. Outre évidemment les figures connues que sont Hillary Clinton et Robert Gates, Zaki Laïdi met en avant le rôle essentiel de John Brennan, responsable de la lutte antiterroriste, un temps annoncé comme futur directeur de la CIA. Dès 2006, il affichait son opposition à l'usage du concept de guerre contre terreur, une notion qui n'apparaîtra jamais par la suite dans le discours d'Obama. Brennan s'est en outre montré favorable à une intégration politique du Hezbollah dans le gouvernement libanais et surtout à l'amorce d'un dialogue direct avec l'Iran. Deux options privilégiées par Obama dans les premiers mois de son mandat, sous l'œil très attentif du Congrès. Celui-ci n'hésite pas, en vertu des pouvoirs que lui prévoit le système présidentiel américain, à peser sur les décisions de l'administration, qui voit par conséquent sa marge de manœuvre réduite.

Un réaliste modéré

Si les républicains se plaisent à le dépeindre comme le nouveau Carter, s'inscrivant dans la filiation du président Wilson, Obama, d'un grand pragmatisme, affiche en réalité toutes les caractéristiques d'un "néo-réaliste" (lire à titre de comparaison l’analyse parue dans le Foreign Affairs l’an dernier). Retraçant avec clarté les tendances idéologiques traditionnelles de la politique étrangère américaine (isolationniste, réaliste et messianique), Laïdi relève les trois principales caractéristiques du "réalisme modéré" d'Obama   : a) la reconnaissance de la souveraineté de tous les Etats comme pierre angulaire des relations internationales; b) la prise en compte des contraintes économiques internes qui imposent de réduire les efforts de guerre à terme; c) la conviction que le comportement des Etats n'est pas déterminé par la nature de leur régime politique. "Prendre (...) le monde comme il est, et non forcément comme l'Amérique voudrait qu'il soit" : tel serait le  nouveau crédo politique américain   .

Regrettant la dégradation de la relation avec Moscou ces dernières années, Barack Obama a fait de ce dossier l'une de ses priorités. La posture adoptée par Bush, mais également par Clinton dans les années 1990, avait été perçue comme une humiliation par les Russes et l'arrivée de Poutine au Kremlin indiquait un sursaut d'orgueil national et la volonté de retrouver un rang de grande puissance brutalement perdu. Le nouveau président américain s'est montré sensible à cette question et s'est aussi activé pour avancer sur le traité START et infléchir la position américaine sur les dossiers considérés comme très sensibles par Moscou (extension de l'OTAN, projet de bouclier antimissiles). En échange, Obama pouvait compter sur le soutien russe dans la montée en puissance des sanctions contre le régime iranien. Pour l'auteur, ce réchauffement américano-russe peut être considéré comme le succès majeur de la politique étrangère de l'Administration Obama.
On peut être plus circonspect devant la ligne défendue sur la question du désarmement nucléaire. Dans son fameux discours de Prague d'avril 2009, Obama avait marqué sa volonté de procéder à un désarmement nucléaire progressif et cela afin de limiter les effets de la prolifération. Un objectif très difficile à atteindre, butant sur des contraintes fortes – politiques, stratégiques, économiques et technologiques – que l'auteur expose.
 
En finir avec "l'idéologie du 11 septembre"

L’une des évolutions marquantes du "tournant Obama" concerne la prise de distance avec ce que Laïdi nomme "l’idéologie du 11 septembre".  Cette formule renvoie pour l’auteur à la "nouvelle narration du monde" dont a fait usage l’Administration Bush après le 11 septembre, au "Grand Récit" étudié par Gilles Kepel dans Terreur et Martyre (Flammarion, 2009). Dressant un bilan très négatif des conséquences de cette idéologie, Laïdi met en exergue le détachement d’Obama à l’égard de ce concept et sa "répudiation de "la guerre contre la terreur"   . A l’appui de cette thèse, il analyse méticuleusement le discours d’Obama, le compare à celui de Bush, et en tire quelques conclusions limpides : les références à la "démocratie" et à la "liberté", à "la guerre contre la terreur", très présentes dans le discours du dernier président, sont beaucoup moins récurrentes chez Obama. Ce n’est plus "la terreur", vocable imprécis et potentiellement extensible, qui est visée mais "Al Qaïda" (155 occurrences contre 104 chez Bush). Sur le terrain, le changement est-il aussi manifeste ? Pas vraiment, notamment en Somalie où les Etats-Unis maintiennent leur soutien au gouvernement fédéral de transition face aux Shabab. La pratique des assassinats ciblés se poursuit, et l’usage des drones est même étendu.
 

Déterminé à solder les comptes de l’ère Bush, Obama entend d’abord mettre fin à l’engagement en Irak. Dès 2007, rappelle Laïdi, le candidat démocrate présenta la "fameuse thèse des deux guerres : la guerre par choix (Irak) et la guerre par nécessité (Afghanistan)"   . Revenant sur l’action catastrophique de Paul Bremer, responsable de la Coalition Provisional Authority, il pointe du doigt l’impressionnante confusion des premières années post-intervention et les trois recompositions capitales débutées en 2007 : le rapprochement des tribus sunnites et des forces américaines suite à la rupture des premières avec Al Qaïda ; le cessez-le-feu unilatéral décrété par le milicien chiite pro-Iran Moqtada al-Sadr ; le succès du fameux "surge" permis par l’envoi de nouveaux contingents. Des éléments sur lesquels beaucoup a déjà été écrit – y compris en français – et où l’ouvrage n’apporte rien de neuf. Laïdi tire en tout cas les conséquences de l’ "Operation Iraqi Freedom", devenue depuis le départ des dernières troupes de combat en août 2010 l’ "Operation New Dawn" ("aube nouvelle") : "En définitive, la guerre en Irak n’aura offert aux Etats-Unis qu’un gain stratégique faible voire insignifiant au regard du coût de leurs interventions. Car sur tous les sujets sensibles qui intéressent les Etats-Unis, le nouvel Irak ne se montrera pas radicalement différent du précédent, sauf paradoxalement sur le dossier iranien, où Bagdad est contraint à la prudence."   . L’affirmation selon laquelle les forces politiques proches de Téhéran seraient en situation "d’échec" mériterait toutefois d’être modérée. Il est en fait possible que la force sadriste, sur laquelle le pouvoir iranien a la main,  sorte de son attentisme à la faveur du prochain retrait américain. Dans cette éventualité, l’Iran sortirait comme grand vainqueur régional de cette seconde Guerre du Golfe.
 

L’Irak n’est en tout cas déjà plus la priorité de l’Amérique d’Obama, désormais focalisée sur le pétrin afghan, territoire pourtant dénué de tout intérêt stratégique. L’objectif y est double : détruire les bases d’Al Qaïda, objectif quelque peu délaissé dans un premier temps par Bush ; "empêcher l’effondrement du Pakistan et son inexorable talibanisation"   . Suivant notamment les travaux remarquables de Ahmed Rashid sur le sujet, ce chapitre rappelle l’incurie du pouvoir afghan, dévoré par la corruption, dominé par un Hamid Karzaï échappant au contrôle de ceux qui l’ont installé. Le "double jeu" du leader afghan, associé au choix originel américain de s’appuyer sur les fameux "chefs de guerre", aux profils troubles et souvent aussi proches des talibans que du pouvoir, ne pouvait aboutir qu’à l’échec. Confrontés à une insurrection polymorphe (les talibans, le Hizb e Islami de Hekmatyar et la faction Haqqani), les Américains tendraient vers une solution de "réconciliation par le bas", incluant les "talibans modérés" et leur permettant d’éviter d’avoir à serrer la main du mollah Omar devant les caméras du monde entier… Sceptique sur la nouvelle stratégie américaine, inspirée des expériences coloniales visant à gagner le cœur et les esprits des populations, Zaki Laïdi touche du doigt le problème central : le State Bulding requiert des efforts et du temps que les Etats-Unis ne sont pas prêts à investir pour un pays dont l’intérêt stratégique est faible. Et le Pakistan, "allié indispensable et (…) obstacle insurmontable" à la stratégie américaine – et dont les services secrets (ISI) sont représentés dans la Quetta de Shura – inquiète plus qu’il ne rassure.

Sur l’Afghanistan comme sur l’Irak, l’Europe pèse peu. Auteur d’une étude importante sur la puissance européenne, Laïdi analyse, à la fin du présent ouvrage, le déclin de la valeur stratégique de l’Europe, l’une des causes majeures du peu d’engouement du président Obama pour les relations transatlantiques. Une des solutions de sortie de crise serait d’associer la Russie à la sécurité européenne, une idée à laquelle l’Allemagne, et dans une moindre mesure la France, sont favorables. Mais à la condition expresse de ne pas étendre le cadre géographique des missions de l’OTAN (côté allemand) et de garder sa liberté stratégique (côté français). Le point nodal de cette affaire n’est-il pas au fond, insiste Laïdi, "l’aversion au risque de guerre en Europe" ?   . A l’opposition Hobbes/Kant (chantre de la "paix perpétuelle entre les nations") défendue par Robert Kagan, Laïdi privilégie plutôt celle Kant/Carl Schmitt pour comprendre le rapport différencié à la puissance des Etats-Unis et de l’Europe. A quoi ressemblera, en conclusion, le monde de l’après Obama ? Probablement à un monde où les Américains continueront à refuser toute affirmation d’une "multipolarité organisée"   pour privilégier une compartimentation des dossiers, un "minilatéralisme" où l’Amérique construirait, pour chaque question majeure,  des partenariats spécifiques avec ceux pouvant contribuer à sa résolution. Obama, aussi loin donc de Bush que du messie multilatéral qu’attendaient certains Européens bien naïfs