Dans le premier chapitre de son ouvrage intitulé In the Valley of Mist   , la journaliste Justine Hardy a recours à une forme d’allégorie, celle du phéran, cette longue tunique de drap de laine dont les Cachemiris s’emmitouflent l’hiver. L’auteure vise à montrer que le mouvement qui éclata dans la Vallée du Cachemire, à la fin des années 1980, toucha sa population jusque dans la symbolique vestimentaire. Chacun, indique Hardy, avait eu une manière particulière de porter le phéran ; les quelques variantes dans la coupe permettaient d’échapper à l’uniformité. Ne négligeant pas les devoirs qui pouvaient découler de leur position hiérarchique au sein de l’unité familiale, les hommes s’attachaient à se donner un genre. La richesse du tissu du phéran était, en outre, un témoignage de l’appartenance aux strates sociales les plus aisées. La gent féminine y ajoutait volontiers des broderies. Tous - en se déplaçant - portaient d’une main, à l’intérieur du phéran, une kangri, petit brasero qui contient des cendres incandescentes et permet de faire face à un froid rigoureux.

Le phéran masculin fut la cible de la vindicte des forces de sécurité indiennes qui estimèrent qu’il constituait l’instrument par excellence auquel les militants pouvaient aisément recourir, afin de transporter, sans risque, armes et explosifs. La rumeur, semble-t-il, informa la population masculine que le port du phéran était déconseillé, à moins que l’un des côtés ne fût remonté à la manière des tongas   . S’agissait-il aussi d’une volonté d’humiliation, les tongas étant de caste et donc de statut inférieurs ? Hardy, pour sa part, s’interrogeait sur ce choix arbitraire, signalant que les amples shalwars kamiz traditionnels   étaient une cachette tout aussi indiquée.

La longue période de militance armée et la cohorte de mesures répressives qui vinrent hanter la Vallée du Cachemire poussèrent les femmes des villes   , en particulier les habitantes de Srinagar, à troquer leur phéran aux couleurs pastels contre une burqa noir   . L’ampleur d’un tel phénomène demeure difficilement mesurable   . Néanmoins les mentalités collectives dominantes en furent - à tout le moins, partiellement - modifiées. D’aucuns, dans la Vallée, attestent aujourd’hui qu’en se couvrant de la burqa, les femmes ont retrouvé le costume originel qu’elles revêtaient jadis : elles font désormais montre d’une réelle modestie   . Une telle lecture résulterait-elle d’ailleurs de la réaction d’une société attachée à la prééminence patriarcale face à un changement qui fut trop soudain ? A la veille de l’éclatement de la militance, les femmes accédaient - au demeurant, bien progressivement - à l’espace public   , domaine réservé des hommes, tandis qu’elles avaient été autorisées, vers le milieu des années 1950, à aspirer aux bancs de l’école voire de l’université   : n’était-ce les importantes contraintes sociales, elles pouvaient - très timidement - envisager d’occuper des emplois de cols blancs, lesquels constituaient l’apanage d’une promotion sociale réservée à de rares élus (masculins) issus de la communauté musulmane   .



La situation sécuritaire, à la fin des années 1980, poussa les musulmans cachemiris qui craignaient pour leur vie à davantage respecter les rituels religieux. Mais la norme traditionnelle qui régissait les relations entre genres masculin et féminin ne fut guère modifiée ; l’unité familiale, confrontée à l’épreuve du conflit, en ressortit souvent renforcée   . Les groupes militants s’employèrent-ils à influer sur la fabrique sociale, prenant pour cible toute particulière les femmes ? Tout au long du conflit, ils rappelèrent de temps à autre à la gent féminine la nécessité de la burqa, visant à quelques reprises à ce que l’on pourrait qualifier de compartimentage communautaire.

Vers la mi-août 2001, deux adolescentes, victimes d’une attaque à l’acide, étaient défigurées ; le Dukhtaran-e-Millat (Filles de la Foi), fut-il responsable d’une opération qui visait à semer une immense terreur ? Peu après ce drame, le Lashkar-e-Jhangvi (l’Armée de Jhang),   , qui se cachait vraisemblablement sous le nom du Lashkar-e-Jabbar (l’Armée de Jabbar), enjoint aux musulmanes cachemiries d’adopter la burqa. Le Lashkar-e-Jabbar déclarait le mois suivant que toute musulmane, qui ne revêtirait pas un tel attribut, serait abattue. L’on murmura que les hindoues se devaient de porter la bindi   , et les sikhes, une dupatta   jaune   . Alors que les prix des burqas flambaient, les familles se demandèrent de quelle manière elles feraient face à une telle dépense. Des mouvements armés comme le Hizbul Mujahideen (HM, Parti des Combattants pour l’Islam) s’opposèrent, il est vrai, à une telle mesure. Mujahid Amirudin, porte-parole de la Harkat-ul-Mujahideen - le Mouvement des Combattants de l’Islam qui avait succédé à la Harkat ul-Ansar (HUA, le Mouvement des Compagnons du Prophète) en 1998, suite à la publication, par les Etats-Unis, d’une liste d’organisations terroristes déclarées illégales - estima que cette injonction visait à porter préjudice au mouvement de libération du Jammu-et-Cachemire.

Sur la scène politique séparatiste, l’All-Parties Hurriyat Conference (APHC, Conférence de tous les partis pour la liberté), qui réunissait alors l’ensemble des tendances du mouvement séparatiste, se voulait prudente   . Cependant des voix telle celle de la Jamaat-e-Islami Kashmir (Parti de l’islam) ou du Dukhtaran-e-Millat ne cachaient pas leur adhésion au nécessaire port de la burqa. Le second était favorable à l’usage de moyens convaincants : au tout début des années 1990, ses membres les plus dévoués avaient jeté de la peinture voire - vraisemblablement de l’acide - au visage découvert de passantes. De même l’organisation bannissait-elle le port de jean, préconisant pour sanction une balle dans l’une des jambes coupables. Syed Ali Shah Geelani, qui préside au Tehrik-e Hurriyat Jammu Kashmir (Mouvement pour la liberté du Jammu et Cachemire) qu’il fonda - en 2004, peu après la scission de l’APHC   ) - blâmait, pour sa part, tout récemment l’attitude de l’une des forces constitutives de l’Armée Indienne : les Rashtirya Rifles   . Geelani soulignait l’existence de rapports selon lesquels une brigade des RR s’opposait à ce que les femmes de la région de Lolab (district de Kupwara) revêtent la burqa, ce qui représentait « une attaque directe » et intolérable à l’encontre de « l’honneur et de la dignité » du Cachemire   .

L’une de nos sources qui préfère que nous taisions son identité s’inquiétait de l’influence croissante de groupes, comme la Jamiat Ahle Hadith (l’Assemblée des disciplines des paroles du Prophète). Cette dernière n’avait le contrôle que de deux mosquées au début du conflit ; elle en détiendrait aujourd’hui près de 600, tandis qu’elle aurait ouvert de nombreux lieux d’hébergements (ce que l’anglais désigne sous le terme d’hostels), accueillant des orphelins du conflit mais aussi des enfants de familles trop pauvres pour subvenir aux besoins de leur éducation. Un journaliste cachemiri, soulignant qu’Ahle Hadith regroupait au Cachemire 400 à 500 000 membres, insistait cependant sur le caractère apolitique du mouvement, ajoutant que ce dernier adhérait aux positions que défendait désormais le Jammu and Kashmir Libération Front (JKLF, Front de Libération du Jammu et Cachemire).
Poursuivant sa réflexion, notre première source signalait par ailleurs, l’existence de darasgahas qu’elle traduisait par l’expression de « mini madrasas ». Elle ajoutait que le Mirwaiz   Umar Farooq dirigeait 30 à 40 écoles dans la vieille de Srinagar, lesquelles avaient le nom de madrasa. Elle précisait que peu d’étudiants qui avaient été nourris d’un tel enseignement rejoignaient la militance. Le phénomène d’islamisation n’en était pas moins inquiétant, touchant 2000 mosquées à la construction récente.

Fait incontestable, les minarets et les dômes, étrangers au Cachemire, s’inscrivent désormais dans son paysage. Néanmoins une telle analyse ne suscite pas l’unanimité. L’on souligne que ces écoles n’enseignent pas seulement le texte saint. Un politologue cachemiri, que nul ne pourra qualifier d’extrémiste bien au contraire, nous indiquait qu’il y avait une confusion dans l’esprit des observateurs extérieurs à la Vallée. La construction de nouvelles mosquées s’expliquait par deux facteurs : l’accroissement naturel de la population, et la volonté de celle-ci de disposer de lieux de prières proches de chez elle, en raison de sa crainte d’effectuer de longs trajets. Notre interlocuteur citait l’exemple de sa famille qui avait fait don au village dont elle est originaire d’un lopin de terre, tandis que la mosquée ainsi construite se composait d’une seule pièce à la structure fragile   .
Peut-être faut-il effectuer ici une utile digression : deux politologues cachemiris, N.A. Naqash et G.M. Shah, soulignent que l’orthodoxie religieuse musulmane constitue un phénomène récent, la communauté musulmane ayant eu durant les décennies précédentes « une attitude neutre à l’égard de son identité islamique »   . Beaucoup avaient ignoré cette identité, insistant sur leur loyauté à la nation par l’adoption d’une vision laïque. Akbar S. Ahmed indique que c’était le cas autant des musulmans soviétiques, indiens que palestiniens   . Faisant implicitement référence aux Cachemiris, les trois politologues mentionnés ci-dessus déplorent que les musulmans n’en aient pas moins été confrontés à la répression, étant tous qualifiés de « rebelles musulmans » : aucun « isme », marxisme ou laïcité (en anglais, secularism) ne les protégea. Ahmed note qu’une fois l’insurrection   entamée, le seul soutien que les musulmans purent escompter fut celui « des groupes islamiques » que ce fût « l’Iran soutenant les musulmans soviétiques, les Arabes les Palestiniens, ou les Pakistanais les Cachemiris ».



La société cachemirie, avec l’éclatement de l’insurrection du début de l’année 1990 fut indubitablement rythmée par des signes inquiétants. En témoigna la volonté des groupes militants pro-pakistanais, appuyés par une section du mouvement séparatiste dont il est difficile de déterminer la force, de promouvoir un islam purifié des traditions soufies auxquelles la Vallée adhérait. Autre dimension : la diffusion - grâce à l’acquiescement des plus âgés - d’une lecture de l’histoire récente du Jammu-et-Cachemire, laquelle se conformait aux thèses que les gouvernements pakistanais successifs s’attachèrent à vulgariser dès octobre 1947. A la fin des années 1980, la Vallée rejeta publiquement la lecture indienne, adoptant celle de son adversaire sans tenter, cette fois encore, la recherche à tout le moins de nuances. Cette orientation aurait de graves conséquences, puisqu’elle bannirait un exercice salutaire : les générations futures se trouveraient privées de repères objectifs nécessaires à toute construction historique, alors que le Cachemire, en dépit d’une militance pro-pakistanaise qui le menaçait, refusait de renoncer à une quête qu’il continuait de qualifier de nationale   .

Dès 1990, l’harmonie communautaire qui prévalait au Cachemire fut brisée : une majorité de pandits   cachemiris considérèrent - tout probablement à juste titre - qu’ils n’avaient d’autre choix que de prendre le chemin de l’exil   . Ils assistaient à l’assassinat d’importants membres de leur communauté que le précurseur de l’insurrection - le Front de Libération du Jammu-et-Cachemire - visait, cherchant à montrer que toute loyauté à l’Inde était bannie. Des affiches placardées sur les murs mais également des slogans que les haut-parleurs des mosquées relayaient appelèrent les pandits au départ   . Le JKLF, s’engageant dans une telle voie, redéfinit - peut-être à son issu - un Kashmiriyat   dont les citoyens de la Vallée qu’ils fussent musulmans ou hindous se réclamaient. Il se fit le chantre d’un nationalisme   qui, restreint aux seuls musulmans, ne cachait pas son ambition hégémonique : les Cachemiris, qui déjà dominaient les gouvernements qui, depuis l’adhésion à l’Inde, dirigeaient le Jammu-et-Cachemire, eurent ainsi coutume de s’exprimer au nom de la mosaïque ethnoculturelle de Jammu et de la région du Ladakh. La prédominance du Front de Libération fut de courte durée : Islamabad (à l’instar de New Delhi) s’inquiéta d’un mouvement qui restait fidèle au slogan d’indépendance. Tandis que le Pakistan - engageant peut-être une collaboration tacite avec l’Inde - s’attachait à procéder à l’éradication du Front de Libération, il favorisait la naissance de groupuscules dont la fidélité lui était acquise   .

Les groupes militants qui succédèrent au JKLF, dès la fin de l’année 1990, prônèrent un azadi   qui n’était plus synonyme d’indépendance mais d’adhésion à la patrie musulmane par excellence (le Pakistan). L’instrumentalisation militante de l’islam (et donc la diffusion d’un islam rigoriste) permit d’appuyer une telle ambition ; les Cachemiris étaient enjoints d’oublier le particularisme qui avait pourtant motivé leur révolte à l’encontre du pouvoir indien. Quant à la rivalité qui opposait les groupes armés, elle constituait pour le Pakistan un gage de réussite : Islamabad entendait demeurer l’ultime arbitre. L’Inde eut tôt fait de nier tout sentiment d’azadi. Elle s’était, depuis 1947, attachée à conserver l’ensemble des territoires dont elle avait hérités (directement ou indirectement) du colonisateur britannique. Elle soulignait qu’elle ne tolérerait pas un sécessionnisme dont le Pakistan serait, de surcroît, le bénéficiaire. Comme pour appuyer cet argumentaire, elle réduisait les événements qui troublaient le Cachemire à un inquiétant islamisme qui déjà prenait racine chez son voisin. L’élite politique cachemirie légale, soucieuse d’éviter tout débat quant à sa légitimité mais aussi à sa gestion des affaires, fut prompte à lui emboîter le pas.

Les premiers militants - qui appartenaient au JLKF - se trompèrent-ils en quelque sorte d’ennemi ? Ils accusèrent les autorités de New Delhi d’avoir maintenu le Cachemire dans un statut subalterne, lui refusant toute industrialisation. Ignoraient-ils que le Centre (New Delhi) versait à l’Etat du Jammu-et-Cachemire une allocation destinée au développement ? Ou jugeaient-ils l’Inde responsable des détournements de fonds à laquelle leur classe politique se livrait ? Les autorités de New Delhi, pour leur part, souhaitaient sans doute passer sous silence un enjeu explosif, puisque le phénomène de corruption touchait déjà l’ensemble du système politique du pays. L’Union indienne s’était-elle, au fil des ans, attachée à maintenir, au sein de la fédération, le Cachemire coûte que coûte ? Elle continuait de déclarer que l’adhésion, en 1947, d’un Jammu-et-Cachemire à majorité musulmane témoignait de la réussite du modèle laïc qu’elle avait choisi   . D’autres moyens lui apparurent-ils nécessaires ? Il est une remarque intéressante d’un journaliste indien (Hari Jaisingh) qui fit sans doute preuve de courage. Rappelant que son pays ne savait de quelle manière il serait à même de diriger un Etat à majorité musulmane, l’auteur écrivit : « Nous pensions qu’il nous fallait acheter la loyauté des musulmans cachemiris en leur offrant des privilèges »   .

A la fin des années 1980, de jeunes diplômés - se présentant sur le marché du travail - ne trouvaient pas d’emplois. Ils en oublièrent que la démocratisation du système éducatif avait eu lieu au lendemain de l’adhésion du Jammu-et-Cachemire à l’Union indienne. Justine Hardy, dans son ouvrage, rapporte le témoignage d’un journaliste cachemiri qui indiqua que l’engagement de la jeunesse dans le mouvement qui eut lieu suite aux élections législatives (truquées) de 1987 ne reflétait pas une volonté d’opter pour la voie du shahid (martyr), mais bien de gagner de l’argent, tandis qu’en raison d’un important chômage, les diplômes accroissaient le sentiment de frustration   . C’est là sans doute une explication insuffisante à une insurrection qui souleva l’espoir d’une population peu au fait des réalités géopolitiques et géostratégiques, alors que cette dernière estimait que la communauté internationale, reconnaissant aisément la justesse de sa cause, viendrait à son secours. La désillusion fut rapide, tandis que les Cachemiris apprirent à observer avec circonspection les motivations de la militance   . Ils n’entendirent pas pour autant céder devant un Etat indien qui lui donnait, à tort ou raison, l’impression de chercher à annihiler toute volonté populaire. Mais il est vrai que l’espace d’expression qui leur était ouvert était bien limité...

Il est un événement récent dont l’importance n’a peut-être pas retenu suffisamment l’attention : à la fin de mai 2009 en effet, deux jeunes femmes originaires du district de Shopian furent, semble-t-il, été assassinées, après avoir été victimes d’un viol collectif ; les coupables appartenaient probablement à la Central Reserve Police Force. L’enquête conclut néanmoins à leur innocence. Les manifestations qui avait fait suite au drame témoignèrent de ce que les Cachemiris ignoraient désormais les considérations d’izat (honneur) qui les avaient poussé à taire l’existence de tels actes   . S’agissait-il déjà d’une communauté à la recherche d’un second souffle qui remettait en cause la voie que ses aînés avaient prise, tandis qu’elle s’accordait cependant sur son rejet du pouvoir indien ?
 

* A lire également sur Nonfiction.fr :

- La critique du livre In the Valley of Mist. One family’s extraordinary story: from peace to war in Kashmir, par Nathalène Reynolds