Des réflexions clairvoyantes sur une zone d'ombre de notre société : la prison

Si le dernier numéro de la revue Pouvoirs se place sous le patronage, quasi inévitable, de Michel Foucault, l'article de Frédéric Gros qui ouvre le dossier prend d'emblée le contrepied de la référence attendue à Surveiller et punir, publié en 1975, en s'attachant plutôt à analyser un cours prononcé antérieurement par le philosophe, en 1973 au Collège de France, et intitulé "La société punitive". A la lumière de ces leçons, l'incarcération apparaît comme la composante d'une stratégie de pouvoir, l'une des tactiques pénales à disposition dans le cadre d'une guerre civile continue entre groupes sociaux. Elle est présentée comme une modalité punitive relativement récente, qui émerge au XIXe siècle pour sanctionner l'écart par rapport à une norme en lien avec la montée en puissance du capitalisme.

C'est dans cet esprit que se présentent les différents articles de la revue : ils apportent, chacun à leur manière, un regard légèrement décentré pour mieux appréhender une réalité souvent pointée du doigt, notamment via des rapports parlementaires ou sous l'influence d'organes internationaux  (en particulier la Cour européenne des droits de l'homme et le Comité européen pour la prévention de la torture), mais rarement analysée de manière aussi multidisciplinaire, en intégrant les multiples contraintes en jeu.

Différents champs du savoir sont ainsi convoqués pour dresser un diagnostic éclairé de la situation actuelle du monde carcéral : la démographie, à travers les articles de Pierre V. Tournier et de Julien Morel d'Alleux, offre un état des lieux et une mise en perspective de l'état des prisons et du constat d'une surpopulation carcérale, en France et dans les autres Etats membres du Conseil de l'Europe. L'approche sociologique, illustrée par l'argumentaire très convaincant de Bruno Milly, révèle les limites du droit à l'enseignement des personnes détenues, en permettant de détailler les obstacles de divers ordres qui s'opposent à l'effectivité de son exercice malgré sa contribution, largement reconnue, à la réinsertion de la population carcérale.

Plusieurs articles soulignent la distance entre les textes et leur mise en œuvre concrète. Serge Portelli, en s'appuyant sur l'analyse du droit en vigueur en matière d'alternatives à la prison, met ainsi l'accent sur l'application des textes dans les faits, qui conduit à une individualisation tardive de la peine, opérée par le juge d'application des peines, alors qu'elle aurait sa place en audience publique, au stade du jugement. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, évoque pour sa part les limites du contrôle des établissements pénitentiaires par l'autorité judiciaire, pourtant consacré par le législateur. Le sénateur Jean-René Lecerf rappelle à cet égard les avancées permises par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 et la vigilance du Parlement concernant plusieurs aspects majeurs de la réforme : l'obligation d'activité des personnes détenues, le principe de l'encellulement individuel, dont l'entrée en vigueur effective a été repoussée à 2014, et le régime des fouilles, en particulier les fouilles intégrales.

Au-delà, le dossier permet de renouveler, grâce à ces multiples points de vue, la réflexion récurrente sur le sens de la peine. La vision dynamique défendue par Philippe Pottier inscrit la détention dans une logique de réinsertion et de responsabilisation, à rebours de la réalité souvent désocialisante de l'incarcération. Les développements théoriques d'Antoinette Chauvenet sur l'imaginaire des prisons et la construction d'un système organisé autour de la peur et de la prévention de l'incident rencontrent un écho dans le témoignage personnel d'Hélène Castel, inspiré de son expérience de sa détention à Fleury-Mérogis et au Mexique. La question de la protection des droits fondamentaux des personnes détenus est traitée avec un recul historique qui offre un aperçu de l'ampleur des progrès accomplis, par exemple dans le domaine de la santé (François Moreau), mais qui va de pair avec un souci constant d'identifier les champs d'améliorations encore à venir.

La route est longue, tant la violence diffuse, le non-droit et l'arbitraire paraissent encore régir pour une part le milieu carcéral. L'article de Marcel Pochard consacré au statut des surveillants donne la mesure du défi à relever pour que les personnels pénitentiaires soient les garants des droits conférés par la loi aux personnes détenues.

On aurait peut-être souhaité en apprendre davantage sur les nouvelles constructions en cours et les efforts menés pour y faciliter le maintien des liens familiaux, sur le contrôle croissant du juge administratif à l'égard des mesures prises au sein des établissements pénitentiaires, ou encore sur des exemples étrangers par exemple en matière de droit à l'expression des personnes détenues… Mais on trouvera d'ores et déjà dans ce numéro de la revue Pouvoirs matière à une réflexion de qualité sur un sujet méconnu et foisonnant.

 

Lire le dossier de Nonfiction.fr sur l’action de Nicolas Sarkozy dans les domaines de la justice et du droit :

 

- Edito : "Nicolas Sarkozy et le droit : une rupture consommée", par Daniel Mugerin.


- Un point de vue sur le populisme pénal du président de la République, par Adeline Hazan, maire de Reims et ancienne présidente du Syndicat de la magistrature.

 

- Un article sur le financement de l'aide juridictionnelle, par Daniel Mugerin. 

 

- Une critique du numéro de la revue Hommes et Liberté sur la justice pénale, par Charles-Edouard Escurat.

- Une analyse juridique de la politique d’immigration et d’asile de Nicolas Sarkozy, par Aurore Lambert.

- Une mise en perspective de l’application de la loi Hadopi et de ses implications, par Bérengère Henry.

- Une interview de Maxime Gouache, président du Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GENEPI) et Bruno Vincent, président des anciens du GENEPI, à propos de la politique du gouvernement en matière de justice depuis 2007.

- Une interview de Maître Virginie Bianchi à propos de la rétention de sûreté, par Yasmine Bouagga.

- Une brève sur le livre d'Olivier Maurel, Le Taulier. Confessions d'un directeur de prison, par Yasmine Bouagga.

- Une interview du sociologue Philippe Combessie autour de son livre Sociologie de la prison, par Baptiste Brossard et Sophie Burdet.