Nonfiction.fr- L'essai de Raffaele Simone, Le Monstre Doux, semble s'appuyer sur l'analyse de l'emprise exercée par Silvio Berusconi sur la vie politique et médiatique en Italie. Cette perspective peut-elle s'appliquer avec pertinence à l'Occident en général, et à la France en particulier ?

Marc Lazar- Raffaele Simone a en effet tendance à généraliser ce qui se déroule en Italie depuis que Silvio Berlusconi s’est lancé en politique en 1994. Je lui donne raison sur ce point. Comme lui, je m’oppose à tous ceux qui, en Italie ou ailleurs, considèrent que les trois victoires électorales de Berlusconi et le "berlusconisme", cette forme d’hégémonie "culturelle et politique" reposant sur plusieurs groupes sociaux aux intérêts antagoniques agrégés par Il Cavaliere, administrent la preuve irréfutable de l’existence d’ "une anomalie italienne". Sans nier les indéniables et fortes particularités historiques et politiques de l’Italie, en particulier le conflit d’intérêt qui se noue autour de Berlusconi entre ses affaires privées et ses responsabilités publiques, on peut considérer que l’Italie est affectée, selon des modalités spécifiques bien évidemment, par des transformations politiques, sociales et culturelles d’envergure aisément repérables dans d’autres pays européens, et notamment en France. Par exemple, les métamorphoses de nos démocraties tiraillées entre des mouvements contradictoires : d’un côté, l’émergence de la démocratie du public, pour parler comme Bernard Manin, avec la présidentialisation, la personnalisation et la médiatisation accélérées de la vie publique, la désaffection envers les institutions, le rejet de la classe politique, la poussée des populismes ; de l’autre, les tentatives brouillonnes de revitalisation de la démocratie libérale et représentative et la gestation incertaine de formes de la démocratie participative. De même, toutes nos sociétés, marquées par l’écroulement des grandes identités de classe, le processus d’individualisation, la dérive des catégories moyennes, la généralisation de la précarité, l’intégration compliquée des immigrés, les tensions intergénérationnelles ou encore la propagation de multiples peurs, rencontrent des difficultés à redéfinir un vivre-ensemble. L’Italie, pour une série de raisons, vit plus intensément et dramatiquement ces mutations. Mais aucun pays européen n’est épargné. En ce sens, elle sert de sismographe qui enregistre la première les secousses telluriques qui ébranlent tout le continent européen.

 

Nonfiction.fr- Raffaele Simone décrit le buonismo comme une pratique politique teintée de principes chrétiens et impérméable à toute culture de la fermeté. Peut-on considérer que la gauche française est impregnée de "buonisme", surtout à la lumière des débats récents sur la réforme des retraites ?

Marc Lazar- A mon avis, le "buonismo" chez Raffaele Simone est un concept un peu flou. Il consisterait, à la fois, en "une acceptation débonnaire de tout ce qui arrive", notamment du social dans sa globalité, et en une renonciation à tout volontarisme politique qui jetterait donc aux oubliettes un héritage jacobin. Il serait l’expression d’une pensée philosophique "faible", imprégnée de principes chrétiens, qui aboutirait à une absence de fermeté. L’analyse est en fait très italo-centrée et ce n’est pas un hasard si la traductrice du livre a préféré conserver le mot italien. Cependant, avec cette notion un peu fourre-tout de buonismo, Raffaele Simone pointe l’une des caractéristiques de la gauche italienne. Celle-ci préfère se qualifier de centre gauche et elle est organisée depuis 2007 en un seul grand parti, le Parti démocrate (PD). Se proclamant réformiste, celui-ci prétend servir de creuset à plusieurs de ses composantes dont les trois principales étaient issues du PCI, du PSI et de la Démocratie chrétienne, sans négliger l’ingrédient écologique. Ce melting pot a échoué. Dans la réalité, outre les rivalités de personnes, les énormes difficultés engendrées par la fusion des appareils et la délicate répartition des postes, le PD, pour tenir ensemble ses différents adhérents et définir son identité, a adopté le plus petit dénominateur commun. Les ex-démocrates chrétiens et les centristes avaient des références culturelles assez hétérogènes, mais se retrouvaient autour de leur exigence de ne pas se convertir à la social-démocratie et de ne pas rallier le Parti socialiste européen. Quant aux ex-communistes, ils étaient les porteurs et les héritiers d’une histoire dont ils cherchaient à s’émanciper en se faisant légitimer par une modération zélée ; se refusant à dresser un bilan critique et complet de leur passé, ils se sont montrés incapables d’inventer du nouveau Il en résulte un parti sans nom clairement identifiable, sans leader fort, à la stratégie hésitante, affichant un profil bas et masquant difficilement un vide culturel abyssal. Retrouve-t-on du buonismo dans la gauche française ? Je ne le crois pas, ce qui ne signifie pas qu’elle soit inventive, bien au contraire. La gauche française ne cesse de vouloir s’ancrer à gauche, refusant justement, à quelques exceptions près, de suivre l’exemple italien. Le PS recourt à toute une rhétorique de gauche, dans la perspective de l’échéance de 2012 et parce que cela correspond à une partie de sa culture politique. Ce volontarisme de gauche se marie assez bien avec une forme d’angélisme comme on a pu le voir sur la question des retraites, où le PS a cherché à chevaucher le mouvement de protestation, sans parvenir à convaincre de la pertinence de ses propositions. De même, elle fait parfois preuve d’angélisme sur les questions de sécurité, du moins dans ses discours officiels, car ses pratiques au niveau local sont souvent différentes. C’est d’ailleurs un thème que ne se manquera pas d’exploiter la droite et dont elle jouera sans vergogne à l’avenir. En revanche, avec le buonismo, Raffaele Simone esquisse une piste qui mériterait d’être creusée. A mon sens, l’influence chrétienne n’alimente pas spécialement une vision irénique de la société et du monde de la gauche européenne. En revanche, elle permet à celle-ci de ne prononcer qu’une seule condamnation morale du capitalisme, ce qui lui permet d’occulter son incapacité à en livrer une analyse critique, argumentée et sérieuse.

 

Nonfiction.fr- Raffaele Simone voit émerger une "droite nouvelle" qui veut se montrer jeune, cool et apolitique, et séduit précisément parce qu'elle parvient à épouser les traits de la modernité. La gauche, notamment dans les cas français et italien, doit-elle à l'inverse son image ringarde et vieillie à son lourd héritage communiste ?

Marc Lazar- La gauche européenne n’est pas partout vieille et ringarde. En tout cas, elle ne l’a pas été au Royaume-Uni durant près de treize ans. Ni en France entre 1997 et 2002. Ni en Espagne au moment de la victoire de Zapatero. Méfions-nous de ces généralisations faciles. Mais il est vrai que l’offre politique de la gauche s’avère déphasée par rapport aux attentes des électeurs. Est-ce le prix à payer de l’héritage communiste ? Oui, pour les partis communistes. En France, le PCF avait commencé à décliner pour des raisons franco-françaises avant l’écroulement du Mur de Berlin, des pays communistes européens, puis de l’URSS qui n’ont fait qu’accentuer sa chute. Le Parti communiste italien qui avait construit son identité sur sa prétendue irréductible différence communiste n’a pas pu ne pas tenir compte de ces événements internationaux. Ce n’est qu’en 1989 qu’il a entamé son processus de changement de nom et d’identité qui l’a amené à se décommuniser. De son côté, la gauche socialiste et social-démocrate, qu’elle ait été résolument anticommuniste ou qu’elle ait fait preuve d’une certaine complaisance envers le communisme, comme ce fut le cas du PS à partir de 1971 en France, n’a pas été épargnée par la chute de la maison communiste. Le désastre communiste a éclaboussé toute la gauche, rejetant dans l’ombre certains des épisodes plus glorieux des communistes comme l’antifascisme ou leur participation à partir de 1941 à la résistance au nazisme, l’anticolonialisme (mais qui était soumis aux intérêts de l’URSS), sans parler des politiques sociales auxquels les PC de l’Ouest ont contribué (mais sans en avoir le monopole, contrairement à ce qu’ils proclament et sans que celles-ci aient jamais constitué pour ces mêmes partis une fin en soi). Des concepts majeurs de la gauche doivent désormais être repensés tant ils ont été abîmés par le communisme : l’égalité, les nationalisations, l’anticapitalisme ou le socialisme lui-même etc. La gauche socialiste et social-démocrate a sans doute sous-estimé les effets de la rupture de 1989 en Europe.

 

Nonfiction.fr- Partagez-vous le constat de l'auteur selon lequel la mondialisation est le terrain propice à l'ancrage d'idées, d'affects et de réflexes de droite dans la culture occidentale, au-delà de la sphère purement politique ? 

Marc Lazar- Je crois que c’est l’aspect le plus important du livre de Raffaele Simone. La globalisation, le règne de l’argent, les mutations des sociétés, leur vieillissement, l’individualisation généralisée, les peurs qui secouent une Europe habitée désormais par le sentiment d’un fort déclin, les crispations identitaires, l’importance du paraître, les transformations du mode de faire de la politique comme rapport des citoyens à la politique sont quelques-uns des traits que l’auteur du Monstre Doux met très bien en lumière et qui, certainement, comme ils l’écrit, offrent un terrain favorable à la droite. Il livre-là une stimulante anthropologie politique de notre sur-modernité, pour reprendre les termes de Marc Augé. La droite est sans doute plus à l’aise avec "l’air du temps". Mais surtout, à l’issue de tout un travail réalisé dans ses rangs, grâce à l’apport d’intellectuels et de ses think tanks, elle s’est avérée en mesure d’élaborer une offre politique séduisante qui ratisse large par la diversité de ses contenus et qui vise à imposer son hégémonie culturelle Pour autant, il n’y a rien en ce domaine d’irréductible, d’univoque et d’automatique, tant nos sociétés sont complexes et contradictoires. En Italie comme en France et ailleurs, la gauche a plusieurs chantiers en cours : comprendre l’évolution de notre monde, de son économie et de nos sociétés par une analyse réelle et non point faussée par ses lunettes idéologiques, élaborer un projet idoine reposant sur ses valeurs, se doter de leaders en mesure d’incarner sa politique et de raconter le réformisme, régler la question de ses alliances

 

* Cette interview a été réalisée par Lilia Blaise et Pierre Testard. 

 

Professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et à la Luiss-Guido Carli de Rome, Marc Lazar est spécialiste des gauches européennes et de la vie politique italienne. Dernier livre paru : avec Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Autrement, 2010.

 

A lire aussi : 

- Raffaele Simone, Le Monstre Doux. L'Occident vire-t-il à droite ?, par Pierre Testard.

- Silence dans la tanière du monstre, par Francesco Dendena.