Depuis sa sortie, le livre de Raffaele Simone ne cesse d’attirer l’attention en France, et pour cause. Il offre une analyse aigue et sans pitié de la situation de la gauche, qui n’arrive plus à sortir de l’impasse idéologique et politique où elle se trouve. Marginalisée au niveau européen, défaite sauf rarissimes exceptions dans chacun de vingt-sept pays membres de l’Union, la gauche modérée semble avoir perdu sa capacité à interpréter le réel et à proposer un modèle alternatif à la nouvelle droite. La France ne fait guère exception à ce sombre cadre, qui est l’objet de la réflexion de Simone. Ce qui explique l’engouement pour le livre de cet insigne linguiste qui avait déjà prêté sa plume à d’autres analyses politiques de son pays d’origine.
Mais, justement, comment le livre de Simone a-t-il été reçu en Italie?
La Péninsule a offert à l’auteur un terrain idéal pour son analyse, grâce au berlusconisme qui en quelque sorte est l’incarnation parfaite du "monstre doux". Selon toute attente, le livre aurait donc dû susciter un intérêt dans les milieux de la gauche, provoquer des débats dans l’opinion publique, et foudroyer des leaders politiques sur la route de Damas…
Au contraire, il n’en a rien été. L’ouvrage, publié pour la première fois en avril 2008, a suscité un intérêt tout-à-fait ordinaire. Recensé et loué brièvement par les principaux journaux et blogs italiens, Il mostro mite n’a attiré sur soi aucune critique particulière.
Pourquoi ? Il semble y avoir deux raisons essentielles à ce relatif désintérêt. La première est d’ordre purement temporel. La sortie du livre a coïncidé exactement avec l’énième victoire politique de Berlusconi (la troisième en quinze ans). C’était le moment des annonces du futur nouveau gouvernement, des attentes de la majorité des Italiens, du désespoir des autres. Les vicissitudes et les temps brefs de la vie politique italienne ont rendu complètement obscure la large réflexion de Simone. Les projecteurs étant rivés sur les vainqueurs, quelles chances de succès avait un livre qui critiquait à la fois l’origine de leur victoire et les faiblesses des vaincus ?
Ces circonstances introduisent la deuxième explication du tiède accueil réservé à Il mostro mite, explication qui est anticipée par le livre même de Simone. Comme le souligne celui-ci, depuis les débuts du XXe siècle, l’Italie a été un "laboratoire politique", qui a toujours anticipé les évolutions (souvent négatives) de la politique européenne : du fascisme, en passant par le transformisme parlementaire au berlusconisme, pour terminer à ce que Simone appelle la gauche light, voire super light.
En effet, c’est en Italie que la gauche s’est le plus métamorphosée au cours de vingt dernières années. Jadis forte du plus puissant Parti communiste de l’Europe occidentale (33% de votes aux élections de 1984 et un million d’inscrits à la même periode), la péninsule a vu sa gauche effacer sa propre altérité au nom du réalisme. Depuis 1989, la seule voie que la gauche italienne a empruntée pour se moderniser et pour se renouveler a été celle d’abdiquer ses idées et de transiger avec ses principes.
Pour se soustraire à l’accusation (habilement manipulée par ses adversaires) d’être toujours et à jamais "communiste", la gauche italienne a choisi de renoncer à l’idée du conflit pour imposer à ses électeurs l’idée du compromis permanent, comme si le problème consistait dans le moyen de l’action politique et non pas dans son contenu. Faute de courage pour repenser son arsenal idéologique, elle n’a pas construit de nouveaux projets et n’a pas suscité d'espoirs, en misant sur sa propre présentabilité par rapport à l’adversaire. Quel meilleur exemple de ce processus que le remplacement dans le débat politique italien du mot "gauche" par l’expression obligée de "centre gauche" ?
Selon les souhaits de ses dirigeants, la modération, ce que Simone appelle le light, aurait dû être, à elle seule, un programme de gouvernement. Ce qui a valu au parti majeur de la gauche italienne de passer en l’espace de vingt ans du communisme, au socialisme, puis à la social-démocratie pour enfin arriver à des positions démocratiques sur le modèle américain sans jamais vraiment gagner une élection face au "monstre doux". Si à deux occasions, celui-ci a presque perdu les élections, ses adversaires n’ont pas su rester au gouvernement longtemps. C’est toujours la "nouvelle droite", dont parle Simone, qui a su imposer les thématiques et les temps de la lutte politique.
Sans surprise, la critique complète et sans ménagements de Simone ne pouvait pas être bien reçue par les forces et les électeurs du "centre gauche" italien, qui ont vu dans ce livre un plaidoyer pour une ligne politique opposée à celle qu’ils avaient suivie et à laquelle ils avaient généreusement cru. On pourrait donc dire que le relatif silence qui a suivi la sortie du livre de Simone démontre ainsi le bienfondé de son analyse. Mais, au fond, on le sait depuis longtemps, nemo profeta in patria
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