Faut-il lire l'action de François Mitterrand comme Garde des Sceaux sous la présidence du Conseil de Guy Mollet, qui consentit à la peine mort, dans l'horizon du Président de la Ve qui, heureusement, l'abolit ? C'est là tout le sel de l'ouvrage.

Rendre compte d’un ouvrage s’inscrit dans un rapport. Qu’il soit prescriptif, informatif, qu'il prétende à l’objectivité, appelle la controverse, le compte-rendu n’échappe jamais à cette loi du genre qu’est cette mise en relation de l'objet chroniqué avec d’autres genre(s), d’autre(s) topique(s). Ecrit à deux mains, François Mitterrand et la guerre d’Algérie vaut ainsi fenêtre sur la guerre d’Algérie, l’exercice du pouvoir sous la IVe République en guerre, le mitterrandisme, les gauches socialistes. Il s'inscrit à sa manière dans l'ordre actuel des interrogations sur la gauche et son histoire.

Enquêter

A suivre la 4e de couverture, c’est "une enquête passionnante sur le dernier tabou du mitterrandisme".  L'enquête emprunte au récit documentaire, et l'on sent à la lecture le poids du reportage dans l'écriture : de brèves notations   rendent la lecture quasi-filmique. Elles forment autant de respirations dans un récit centré sur le rôle du Garde des Sceaux du gouvernement Guy Mollet, éclairé par d'amples paragraphes sur la guerre d'Algérie, qui n'est encore qu'événements. De courts extraits d'entretiens avec des historiens, plus que des citations d'ouvrages, complètent le caractère enlevé du récit. Tramé par l'analyse du rôle de François Mitterrand, le récit s'inscrit dans l'horizon de l'abolition de la peine de mort par le premier président de gauche de la Ve République. Un hiatus articule le propos : le paradoxe existant entre le rôle du Garde des Sceaux signant les actes d'exécution, pesant- sans doute- dans les refus opposés par le Président René Coty au recours en grâce qu'il prépare au Conseil supérieur de la magistrature, et l'homme qui abolit la peine de mort. A l'aune de ce qu'il sera, François Mitterrand commet une faute morale et politique.

Une faute morale

La Journée des tomates   est séminale dans le rapport du gouvernement Guy Mollet à l'Algérie   . Sa lecture n'apporte que la répression, les actes terroristes s'enchaînent, contribuant à la militarisation de la répression, et l'effacement de la justice civile. La guillotine symbolise ce refus de reconnaître une lutte pour l'indépendance ; les "bois de justice" affirment publiquement que les nationalistes algériens ne sont pas des combattants – le peloton d'exécution l'aurait marqué- mais des criminels. Connaissant la situation algérienne et la pratique de la torture par l'armée française, François Mitterrand par son rôle de Garde des Sceaux pouvait intervenir, peser sur les grâces. Il n'en est rien. Il consent pour l'exemple à l'exécution de Fernand Iveton, membre du Parti Communiste Algérien, qui pourtant n'a jamais versé de sang, puisque la bombe qu'il tenta de poser n'explosa pas   . Sans doute cette exécution donne-t-elle chez lui prise, rétrospectivement, au remords comme le soulignerait cette ellipse toute mitterrandienne :
"- Il y a eu des cas heurtés. Comme celui de ce pauvre communiste.
- Iveton.
(…)
- Qu'avez-vous voté sur le dossier Iveton?
- Je ne peux pas vous le dire."  
La raison d'Etat s'impose au Garde des Sceaux. En regard de son futur, la faute est morale. Rien ne saurait justifier l'emballement de la guillotine sous la présidence du Conseil de Guy Mollet après coup. Soit une conclusion : François Mitterrand aurait "raté" le rendez-vous de la décolonisation, choisissant de suivre la politique de Guy Mollet, plutôt que de rompre.

Une faute politique

Morale, la faute est en conséquence politique. François Mitterrand ne démissionne pas, se tait et acquiesce donc, quand d'autres quittent le gouvernement Mollet : Mendès-France, le 23 mai 1956, Alain Savary le 31 octobre de cette même année. Pour les auteurs, jeune homme brillant, François Mitterrand vise la présidence du Conseil. L'objectif lui impose la solidarité avec le gouvernement Guy Mollet. Il n'affiche finalement son désaccord avec la politique suivie, comme Garde des Sceaux, que fort tardivement, polémiquant avec Robert Lacoste- ministre résidant en Algérie, sur la justice militaire et l'emploi de la torture à partir d'avril 1957. La carte est là politique : les jeux sont faits, Maurice Bourgès-Maunoury à la Défense nationale semble davantage tenir la corde que François Mitterrand en cas de chute du gouvernement. Peser contre la politique suivie par le gouvernement en conseil des ministres, ce serait alors incarner une possible alternative politique pour une future présidence du Conseil. Il n'en est rien ; Bourgès-Maunoury l'emportera. Dans l'horizon moral de l'abolition de la guillotine, la faute de François Mitterrand tient à cet objectif politique, jamais atteint : la présidence du Conseil. Lui imposant la solidarité gouvernementale quand d'autres choisirent la démission, cet objectif construit, selon Sylvie Thénault- citée- son rapport à l'Etat de droit : 

"Je crois que pour lui l'Etat de droit, c'est celui qui respecte le droit que l'Etat s'est donné, même si ce droit est droit d'exception, même si à un moment donné il ne va plus respecter les principes généraux qu'on doit avoir à sa tête si on se revendique comme étant le pays des droits de l'homme".


La complexité d'une époque et d'un homme, face à sa trajectoire et de ce qu'il symbolise pour la gauche de la Ve République, s'entrevoit ici. Et le lecteur comprend qu'en la matière la faute morale importe autant sinon plus que la faute politique, qui en découle. L'évidence rétrospective du chiasme se nourrit de la force du symbole qu'est l'abolition de la peine de mort.

Instruire

Mezzo voce, l'ouvrage instruit-il une part du procès du mitterrandisme dont l'épisode algérien formerait un tabou, selon la formule de l'éditeur ? Nonobstant l'appel au totem que suppose le tabou et qui appellerait d'autres développements sur l'histoire de la gauche, singulièrement celle du Parti socialiste, François Mitterrand et la guerre d'Algérie instruit peu le procès du mitterrandisme. Articulée sur la thématique de la faute politique et morale, l'analyse débouche sur une conclusion où se mesure l'écart entre le Garde des Sceaux de la IVe République et le Président de la Ve République abolissant la peine de mort en 1981. Conjurer cet écart vaut anachronisme, faute majeure de l'historien. L'oubli de la question algérienne a construit la fortune politique ultérieure de François Mitterrand- sans doute l'a-t-il à sa manière organisée dans sa conquête du Parti socialiste, s'appuyant sur un refoulement socialement partagé. La question algérienne résonne en 1981 dans la décision d'abolir la peine de mort : François Mitterrand a modifié l'Etat de droit par la loi. La loi d'amnistie des généraux putschistes par l'usage du 49-3 complique évidemment cette lecture. Le président est un sphinx ? A chaque lecteur donc de conclure l'instruction, partant des pièces d'archives- souvent inédites- présentées ici et contextualisées .

Là n'est pourtant pas le sel contemporain de l'ouvrage. S'il mesure en creux l'élan moral initial qui préside- selon sa propre généalogie- à l'invention de "la deuxième gauche", il s'inscrit surtout dans un rapport contemporain à l'histoire des gauches. La question morale s'imposerait aujourd'hui comme paradigme d'une forme d'écriture de l'histoire des gauches, se substituant pour partie à celui de la conquête et de l'exercice du pouvoir. A leur manière les essais de Vincent Duclert, La gauche devant l'histoire. A la reconquête d'une conscience politique    et Christophe Prochasson, La gauche est-elle morale ?    en témoignent. François Mitterrand et la guerre d'Algérie est un fragment de ces temps contemporains, c'est ensuite une pièce dans l'historiographie

 

A lire aussi sur nonfiction.fr : 

- "Mitterrand et la mémoire de la guerre d'Algérie", par Lilia Baise.