Un petit livre dans lequel Luciano Canfora poursuit sa réflexion sur la scène et les coulisses du pouvoir.

Le titre de l’ouvrage laisse attendre un traité ou une somme. Il n’en est rien ; il s’agit d’un opuscule de 90 pages dont les chapitres se succèdent telle une série de vignettes. Le risque est connu : celui de lire un auteur qui papillonne autour d’une question qu’il ne fait qu’effleurer. Tel n’est pas le cas et autant le dire sans attendre : il s’agit d’un grand petit livre, dans lequel Luciano Canfora   cherche moins une solution qu’à dessiner les termes du problème. Il s’expose lui-même dans une recherche qui semble prise sur le fait. Le lecteur, on pourrait dire l’invité, progresse au rythme d’une pensée en marche. Le livre est ainsi conçu que chaque page est un tremplin pour la suivante.


Passé Présent, aller-retour


A quoi sert l’Antiquité ? La question a été mille fois posée. On ne compte plus les livres insipides, anachroniques, idéologiquement surchargés, où le passé est reconstruit en fonction du présent et de raccourcis erronés. L’ouvrage de L. Canfora s’expose à ce risque et c’est tout son mérite, exemplaire, de ne pas céder à la tentation des "vérités éternelles". Appien, Aristote, Brutus, Cassius, Cicéron, Clisthène, Cyrus, Hérodote, Horace, Lysandre, Plutarque, Polybe, Pompée, Sylla, Tite-Live, sont quelques uns des grands témoins qui dialoguent, hors de toute chronologie, avec Trotski, Roosevelt, Robespierre, Reagan, les deux Napoléon, Lloyd George, Kirov, Hitler, De Gasperi, Churchill et Bismarck. Tout ceci ne va pas sans une pointe de virtuosité. Mais la vertu l’emporte sur l’exercice de style : non seulement L. Canfora ne dit rien qui ne s’appuie sur une connaissance des faits érudite et méditée, mais il s’en tient à l’analogie, méthode attentive et scrupuleuse ("L’analogie risque parfois d’endormir la nécessaire vigilance de l’historien, qui s’efforce au contraire de saisir la différence", p.87) qui aboutit, comme l’indique le titre même, à penser un concept. L. Canfora dispose à tâtons les similarités et les dissemblances et termine son ouvrage honnêtement, c’est-à-dire sans réponse.


Le lieu du pouvoir


L’enquête vise moins à déterminer la nature du pouvoir que son lieu de résidence. Où se trouve-t-il ? Que l’on n’aille pas croire qu’il soit issu du processus électoral. Celui-ci n’est qu’un rite qui consacre, par son formalisme, le faux pouvoir de l’élu et la fausse joie du citoyen-électeur   . Pour les plus lucides, le vrai pouvoir est "lointain" (p.12), dans un "ailleurs" incertain et occulte (p.9). Benjamin Constant désigne la richesse, l’argent et le crédit comme les seuls vrais maîtres et seuls dignes de la notion de pouvoir. Pour Karl Marx, la démocratie n’est rien d’autre que la conquête du pouvoir par une classe dominant les autres classes. Leurs points de vue se rejoignent en ceci : il y a deux sphères du pouvoir, deux "Etats parallèles" (p.12), le visible et le lointain, ou, pour reprendre la métaphore qui sert de couture à tout l’ouvrage : la scène et la coulisse. L’introduction se termine par une mise en bouche : on peut se demander si le "vrai pouvoir" n’est pas en train de s’affranchir de ses masques pour devenir, sans vergogne, le pouvoir visible.

Dans le premier chapitre, d’une grande densité intellectuelle bien qu’il ne coure que sur deux pages, L. Canfora interroge un passage de Lucrèce, dans lequel le philosophe fait un saut : l’électeur et l’homme politique poursuivent une pure chimère, car le pouvoir n’existe pas. Il n’est même pas "lointain", vrai ou faux ; il n’est rien. Avec un art consommé de la transition   , l’auteur glisse de Lucrèce à Marx pour sortir de l’impasse. La solution, c’est le mécanisme qui consiste à prendre le pouvoir en faisant croire qu’on le reçoit et qu’on le rendra le moment venu. Pour réussir la manœuvre, un duo s’impose : "l’homme fort" et la main invisible des élites. La trouvaille n’est pas due à un théoricien, mais à Auguste, que L. Canfora qualifie plusieurs fois de génie    . L’imperator romain a réussi en effet à se faire donner le pouvoir réel, non partagé et efficace, par le truchement d’un électorat consentant et reconnaissant. La res publica restituta d’Auguste ressemble à une farce tragique, et pourtant elle ne fut pas perçue comme telle. D’où lui vient une telle efficacité ? Ou encore : comment s’organiser pour y croire ? Paul Veyne a montré que la force de cette construction réside dans la fiction elle-même, car elle se présente telle qu’elle est, sans hypocrisie, contractuelle et consensuelle.
Ainsi,  ce qu’il y a de visible et de structurant dans le pouvoir, c’est la dialectique qui unit le "chef " et l’oligarchie   . Selon Gramsci, le chef est la part inévitable du pouvoir réel, quelle que soit la classe dominante. Tout Etat est une dictature (p.21). La démocratie parlementaire butte sur cette donnée indépassable. L. Canfora montre que Thucydide à déjà anticipé cette vision du "chef " : il est l’homme que distingue une clairvoyance hors du commun. Cette qualité exceptionnelle le rend impérieusement nécessaire à tout Etat. Gramsci franchit un pas lorsqu’il darwinise cette analyse : le chef est le résultat d’une sélection naturelle (p.24).  "Aboutissement individualisé d’un processus historique", il est voulu par l’histoire. Qu’il soit expansif (Lénine) ou régressif (Mussolini), il n’a que faire du processus électoral.


L’oligarchie


Cette configuration  conduit au césarisme   , thème structurant depuis de longues années de l’œuvre de L. Canfora, qu’il qualifie de situation mitigée, "solution inachevée", mitoyenne entre le monarchique et le populaire. Chaque essai historique de cette "troisième voie" aboutit toujours à l’échec. Cependant, il y a dans le césarisme une franchise séduisante : il est décomplexé (p.33). Dans ce chapitre tout en dentelle, l’auteur tient pour révélateur que Marx, lecteur de Mommsen, appréciait César. Il cite Auguste Bailly qui, en 1933, avait finement formalisé le "fascisme démocratique" de César. La doctrine fasciste ne supportait pas une telle idée et, du reste, elle devient plus augustéenne que césarienne à partir de 1935 (p.40). Après quelques paragraphes jubilatoires, qui décrivent la lutte pour l’appropriation de César, qui opposa marxistes et fascistes, vient l’analyse de la fragilité de César en "dictateur démocrate" (chap.5). Après avoir établi la difficulté intrinsèque de toute oligarchie à gouverner, L. Canfora montre que cette inaptitude conduit à la prise de pouvoir par le "chef " désigné, seule solution pratique. Cependant, celui-ci peut disparaître sous les coups d’assassins issus de l’oligarchie. Ce qui reste, ce qui dure, ce qui est inaltérable, c’est l’élite dominante. L. Canfora analyse longuement (p. 44-52) deux tyrannicides, celui de Harmodios et Aristogiton (514 av.J.-C.) et celui de César (mars 44 av.J.-C.). Il ressort de cette lecture une sorte d’indécision éclairée : à l’  "à quoi bon voter" de l’introduction répond ainsi un "à quoi bon tuer le tyran". Dans les deux cas, l’oligarchie gagne toujours.
Au fond, les années 1920-30 ont montré le lien profond entre le pouvoir et la force   . Avec un art consommé de la citation, Canfora rapproche le Gramsci de 1924 du Weber de 1919, sans oublier Staline interviewé par Romain Rolland (p.55). Cette étape de l’ouvrage est sans doute la plus importante. Car il ne s’agit pas ici d’une force brute ou pratique, encore moins démonstrative. Bien au contraire, pour Canfora, la force ne se voit pas. Elle est la part cachée du pouvoir. Même le système mixte démocratique et parlementaire qui est le nôtre est organisé, "de manière vitale", en deux niveaux, comme un théâtre disposant d’une scène et d’une coulisse. La démocratie se définit par le fait d’accepter d’être guidé par des élites, minoritaires et oligarchiques (p. 58). Auguste avait trouvé la martingale : accorder à tous la liberté de parole, pourvu qu’elle soit judicieusement limitée.  


Le " peuple profond "

Une des armes les plus anciennes, les plus éprouvées par son efficacité, au service du pouvoir est la parole   . Sa maîtrise permet à l’individu, selon Diodore de Sicile et tant d’autres, de l’emporter sur la multitude. L’écart de culture entre classes dominante et dominée est telle que "l’effet de domination est maximum" (p. 60). Cependant, les exemples de Démosthène puis de Périclès montrent que la parole ne suffit pas. Elle est une arme de la scène et non de la coulisse. Il faut citer ce passage clé de l’ouvrage : "Dans une société essentiellement archaïque comme la polis, deux facteurs sont indispensables : l’appartenance à une classe sociale puissante et la capacité d’un groupe politique d’influencer et même de manipuler les décisions de l’assemblée. A cela s’ajoute la lutte pour s’imposer à l’intérieur du groupe politique dans lequel on a choisi de se présenter devant la cité. Les meilleurs orateurs eux-mêmes n’apparaissent à la tribune qu’après un certain temps : il leur faut gravir plusieurs échelons à l’intérieur de leur groupe de pouvoir (quelque chose d’analogue à la carrière, si pénible, dans un parti moderne) avant de jouer le rôle de premier plan qui permet de diriger la cité ". L’effet miroir est ici manifeste (et la parenthèse ouverte par Canfora ne s’imposait pas). La possibilité, pour l’orateur, de renverser les situations ou de diriger la cité, d’être à lui seul un pouvoir réel, est un vieux débat. Mais il n’a plus lieu d’être." La parole publique est morte désormais et a été remplacée par un puissant appareil récepteur " (p.67). Curieuse formule qui renvoie au concept non moins surprenant de " peuple profond " auquel L. Canfora consacre une analyse difficile (chap. 8). Constatant la sensibilité de la classe politique (italienne) à l’existence d’un public préparé, cultivé ou, à tout le moins, qui se tient au courant (il lit les journaux) et d’un public plus inaccessible, mystérieux même, le "peuple profond", L. Canfora détermine que le peuple profond est celui qui regarde et que façonne la télévision (p.71). Le pouvoir réel et caché appartient à qui détient les moyens de production télévisuelle (p.72). A l’évidence, L. Canfora pense d’abord à l’Italie. La conquête du centre nerveux (la télévision) a permis la conquête du centre politique. C’est "une nouvelle forme de fascisme, originale et très sophistiquée "qui se distingue par le fait qu’il y a "monopole de la parole" "(p.73).
Après le " peuple profond ", les élites   : L. Canfora donne la parole - c’est inattendu - à Staline et avec une précision remarquable explique ses déclarations par le recours à Thucydide, Démosthène et Gramsci. Ce passage (qu’il qualifie de digression) se termine par une aporie complète : l’élite par excellence devrait être l’élite parlementaire. La chute du chapitre montre qu’il n’en est rien. Après pareille indécision, L. Canfora conclut son ouvrage par un  manifeste sur la fin programmée d’un monde dominé par les Etats-Unis. Lançant les dernières fusées de son feu d’artifice (Hobsbawm, Jean-Paul II et Toynbee)   , il imagine un empire américain pourrissant par la tête, pris par "une crise qui touchera ceux qui sont au sommet de l’empire et qui ébranlera leur confiance dans leurs propres valeurs" (p88). On peut regretter ces dernières pages, fulmination anti-berlusconienne et anti-américaine qui n’ajoute rien à la réflexion et la banalise quelque peu dans une tonalité altermondialiste.


Questions pendantes

L’enracinement dans la précision des faits éloigne l’effort de Canfora de toute tentation abstraite. Il s’intéresse à l’expérience du pouvoir. L’inconvénient du procédé est manifeste. L’auteur distingue mal le pouvoir institutionnel d’autres formes telles que la "domination", la "puissance" ou le "commandement ". La longue citation de B. Constant (p.10) aurait mérité plus d’attention car elle distingue nettement "puissance" et "pouvoir". Plus loin (p. 80), Staline, dans la citation tirée des Questions du léninisme (1931), prend la précaution de placer le mot "puissance" entre guillemets, ce qui aurait mérité plus d’attention. L’analyse du mot imperium ("désigne toute forme de pouvoir auquel il est possible d’accéder dans l’appareil de l’Etat", p.15) est révélatrice d’un besoin d’assimilation de notions pourtant distinctes. L’idée que l’Etat soit le lieu naturel du pouvoir est le point faible de l’ouvrage, non seulement parce qu’il ne distingue pas dictature de gouvernement, ni république de démocratie, mais surtout parce qu’il contredit parfois la thèse canforienne d’un pouvoir qui, par nature, est double. Dans la répartition entre visible et caché, entre scène et coulisse, l’auteur ne situe pas l’Etat avec la précision attendue. On sent tout au long de l’ouvrage qu’il est la part visible, communicante et spectaculaire du pouvoir. Pour reprendre Marx, il est davantage "le pouvoir politique" que le "pouvoir organisé" (p. 12).


Dans le fond, L. Canfora s’intéresse moins à l’Etat qu’à ses acteurs. Il n’est pas si facile de suivre la manière dont il utilise les termes d’élite, d’oligarchie, de classe dominante. Depuis quand doit-on les confondre ? La réponse à ces questions se trouve largement explorée dans ses ouvrages précédents. Le choix des acteurs relève d’une collection personnelle, qu’il construit au fil de ses ouvrages. Les protocoles du pouvoir mis en œuvre par Périclès, César, Auguste, le fascisme, le communisme et, plus en filigrane, l’Italie berlusconienne sont les rendez-vous récurrents du travail de L. Canfora. C’est la raison pour laquelle ce petit livre peut être considéré comme un post scriptum à bien des ouvrages   .
Luciano Canfora dresse un sombre portrait du pouvoir. Si certains passages ont l’apparence du pessimisme, voire d’un scepticisme allant jusqu’à l’à-quoi-bonisme, le système de pensée semble relever d’une nostalgie profonde et assumée, née du grand ratage historique du XXe siècle au terme duquel la vraie démocratie n’est pas advenue. Non exprimée mais partout présente, la figure d’un autre monde possible hante les réflexions de Canfora. L’internationale marxienne a cédé devant l’internationale des banquiers ("les Etats sont désormais les coulisses d’un théâtre et le pouvoir réside dans le plus " internationaliste "des sujets, le capital financier supranational" (p.55). On retrouve dans ce "théâtre" une des vieilles structures du pouvoir que l’historien Matthias Gelzer avait mis à jour dans son célèbre ouvrage sur la noblesse romaine   . Bien qu’il ne soit pas cité, on imagine volontiers qu’il tient une place importante dans la pensée de Canfora. Pour l’un et l’autre, l’historien doit refuser toute complicité avec l’histoire du pouvoir visible. Il faut regarder derrière le rideau.