Une enquête soignée et convaincante qui renouvelle la perception que l’on se fait du passage de la République au régime autocratique d’Auguste.

Après les travaux fondateurs de Matthias Gelzer et de Ronald Syme, parus l’un en 1912 et l’autre en 1939, la République romaine présentait le visage d’une robuste oligarchie dont la mécanique élitiste s’était érodée, au cours du Ier siècle av. J.C., sous les coups de boutoirs de cercles révolutionnaires favorisant le pouvoir personnel et débouchant sur une forme efficace d’autocratie, le Principat d’Auguste. Autour du grand historien Fergus Millar s’est développée, à partir des années 70, une thèse longtemps considérée comme saugrenue : à la fin de la République, Rome fut traversée par le frisson démocratique. Le point central de son analyse repose sur une étude approfondie des mécanismes de vote et sur la résurgence du concept de peuple (populus). Soutenue par de brillants disciples autant que par le renom personnel de Millar, cette révolution dans les affaires romaines fit son chemin. Les adversaires de ce renversement audacieux furent un temps sur le recul. Leur contre-offensive est illustrée dans l’ouvrage rude et passionnant de K.J. Hölkeskamp, Reconstruire une République   dont la date de parution, 2008, indique combien la querelle est actuelle. Selon lui, le peuple romain était un mineur placé sous la tutelle d’une aristocratie qui n’entendait rien partager de son pouvoir. Cette querelle est importante, car, selon le parti que l’on adopte, l’histoire de la res publica romaine se raconte différemment et, plus encore, celle du Principat : fut-il le fossoyeur ou le génial continuateur de la République ?
 
Une contribution à un vif débat historiographique
 
L’ouvrage de V. Hollard   , sous son aspect technique, apporte sa contribution à ce débat, et s’aventure sur ce terrain miné dans lequel, jusqu’à présent, les historiens français, en dépit de travaux de qualité, se sont fait discrets. Ainsi, le chef-d’œuvre de Claude Nicolet, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine   dressait un impeccable tableau technique de la situation mais, paru trop tôt, il ne prenait pas vraiment parti dans la dispute. Pour compenser ce que ces quelques propos ont de sommaire, il suffit d’examiner la volumineuse bibliographie établie par V. Hollard et le tableau qu’elle dresse de cette querelle dans un de ses chapitres   .
 
La continuité entre la République et le Principat
 
La thèse de V. Hollard, son pari pourrait-on dire, est de soutenir une perspective de continuité entre la République et le régime impérial d’Auguste : "l’important est de nuancer l’idée d’une rupture entre la République et le Principat. Et, dans l’éventualité d’une simple évolution entre les deux époques (…), il faut alors remettre en cause la thèse d’un déclin annoncé des assemblées [du peuple]"   . Alors que Ronald Syme soutenait que le Principat prolongeait, hypocritement, l’existence formelle et légale de la République, V. Hollard introduit une nuance profonde, qui est de donner du sens au formalisme et d’y introduire non pas de la légalité mais de la légitimité. Elle redessine les contours du Principat, et devine dans ce que Syme appelait méchamment "une farce solennelle" les germes d’une "démocratie aménagée".
 
 
 
La densité de l’analyse, tant par le recours méticuleux aux sources pertinentes que par la rigueur – et l’honnêteté – du raisonnement, interdit de résumer un ouvrage qu’il faut lire attentivement. Ecrit dans un style sobre mais ouvert aux belles formules, ce livre, concentré sur son sujet, évite les effets de manche et le jargon. Le non-spécialiste y trouve tous les repères nécessaires pour suivre l’auteur dans son enquête et les éléments les plus techniques sont agencés de telle sorte qu’il en suivra le déroulement non seulement avec sûreté, mais aussi avec plaisir. Ce livre laisse peu d’espace aux critiques de détail. La bibliographie permet de reconstituer, pour qui le souhaite, l’ensemble du dossier, et met en évidence l’importance des découvertes épigraphiques récentes. Il faut espérer que ce livre important trouvera bientôt des traducteurs et un public attentif dans le monde non francophone.
 
La question du vote populaire posée par V. Hollard est la suivante : comment le régime autocratique d’Auguste s’est-il accommodé d’un processus politique enraciné dans les pratiques de la République ? La question se formule autrement : si cette même République a eu une dimension démocratique, le régime autoritaire du principat y a t-il mis un terme ou l’a-t-il laissé prospérer ? Le choix du découpage chronologique est fin, voire surprenant. La période critique du 1er siècle av. J.C., qui relève pour l’essentiel de la période républicaine, est analysée dans le deuxième chapitre "Le vote législatif au début du Principat", sous le qualificatif de "période charnière"   . Ce choix est révélateur de l’ensemble d’une enquête qui est une étude de transition.
 
Un vote essentiel
 
Dans ces pages très fouillées, l’auteur examine la structure du vote romain, qui porte à la fois sur les lois et sur l’élection des magistrats exécutifs. Organisé sur le modèle du vote par groupe, étranger au principe de "un homme une voix" ou à celui de "représentation politique"   , le vote du peuple se présente comme l’acquiescement formel à une proposition (législative ou élective) faite par les magistrats de la cité. L’assemblée populaire exprime et sanctionne par son vote un consensus établi autour d’une proposition plutôt que comme l’expression d’une décision politique. Il lui faut répondre par oui ou par non à la proposition soumise à sa sanction, ce à quoi veille un personnage dont l’auteur rappelle l’importance, le président de séance, personnage clé en charge de diriger le non-débat. Après avoir soigneusement établi que, dès la période républicaine, le vote est un rituel, un acte formel   , l’auteur montre que le vote romain est une sorte de visa obligatoire apposé par le peuple assemblé sur les décisions qu’on lui propose de valider   , visa "codifié et immuable" sans lequel les textes et décisions n’ont pas force de loi. Maniant avec dextérité le pour et le contre, V. Hollard établit que la fonction rituelle et sacralisée du vote confère un statut "nécessaire mais non suffisant"   . Si, par une hypothèse de l’esprit, on supprimait le processus du vote populaire dans les institutions romaines, tout l’édifice institutionnel viendrait à s’écrouler.
 
Plus encore, V. Hollard soutient que, sous la façade du formalisme, le caractère obligatoire de l’acquiescement confère au rituel du vote une dimension effective et opérationnelle. Loin d’être étroitement symbolique, cette procédure permet au peuple de s’exprimer sur le fond   . Le peuple est moins un mineur sous tutelle qu’une instance sacrée sans laquelle rien ne passe. Ainsi V. Hollard parvient, au terme de sa démonstration, au constat capital : "le gouvernement de la République revêt bien les aspects d’un régime démocratique"   .

 
Durant la période tourmentée des guerres civiles, le formalisme traditionnel du vote s’estompe au profit d’un retour en force d’assemblées populaires turbulentes. Il est malmené par l’émergence "d’hommes forts" qui, par degrés successifs, inventent un système décisionnel où la sanction du peuple n’est plus de mise. Dans un développement nuancé, V. Hollard montre que dans l’esprit de César, l’intervention du peuple reste nécessaire, mais qu’elle doit être encadrée et surtout ne plus donner lieu à désordres   .


 
L’apport augustéen
 
Après quoi, V. Hollard démontre qu’Auguste, à l’issue des troubles et des discordes qui ont marqué la phase de transition, ne fait que poursuivre ou rétablir l’aspect ritualiste et traditionnel du vote formel. Les pratiques électives et législatives qu’il met en œuvre, loin d’être une diminution des prérogatives du peuple, en sont comme la restitution ou la renormalisation. Ainsi, le premier des citoyens, le Prince, fait accepter ses décisions par le peuple comme autrefois le faisaient les magistrats en charge. Cette res publica restituta correspond à un retour à la normale   . V. Hollard montre également qu’au cœur de cette période augustéenne, se mettent en place les premiers éléments de droit public qui conduiront, quelques décennies plus tard, au pur régime impérial. Les règnes d’Auguste et de Tibère sont donc également une période de transition. Cette thèse est longuement discutée au cours de la seconde partie de l’ouvrage.
 
L’aspect contradictoire du règne d’Auguste est moins le problème que la solution : il permet de formuler la légitimité de l’autocrate par le moyen d’une "scénarisation du pouvoir entre le peuple et le prince"   . Les votes qu’il propose au peuple ne sont évidemment pas des votes d’opinion, mais de légitimation. Cette pratique tire sa force et sa pertinence du fait qu’il s’agit d’une continuation de pratiques ancestrales. Plus Auguste formalise les procédures de vote, plus il flatte la mémoire républicaine   . Celle-ci se manifeste, de manière révélatrice, à l’occasion de quelques épisodes d’émeutes électorales   . L’auteur ne méconnaît pas que cette "restitution" républicaine masque de profondes différences. Ainsi, en dépit des limites qu’impose la ritualisation du vote (surtout pour les votes de lois), les votes électoraux peuvent être considérés, sous la République, comme un choix du peuple. C’est cela qui disparaît avec Auguste. Le prince, se substituant à l’oligarchie, formalise ce qui restait à formaliser   . Il achève un cycle et pose l’équation selon laquelle l’ultra formalisme du vote du peuple est le garant d’un retour à la paix civile. La réussite historique d’Auguste est d’avoir compris le rôle central du peuple dans cette "démocratie aménagée"   et la valeur hautement politique, à Rome, du rite et du formalisme.
 
Rome et le présent
 
Cette reconstruction méthodique, comme souvent avec les meilleurs ouvrages d’histoire politique, fait écho à d’autres questions : en quoi le vote des sociétés contemporaines est-il lui-même un rituel ? Il est difficile de ne pas extrapoler. Le rituel du vote romain est un jeu qui renvoie à la fois au mythe intériorisé d’une démocratie réelle et à l’aveu de son impossible réalisation. V. Hollard décrit-elle une mécanique, subtile et efficace, qui ne s’est produite qu’une fois dans des circonstances données et non réplicables, ou lève-t-elle le voile sur un paradigme possible du vote démocratique ? Le citoyen de 2010, fidèle de l’isoloir et de la carte d’électeur, ne peut éviter de se demander si ce livre ne lui tend pas un miroir   .

 
Tout au plus, peut-on regretter parfois l’usage répété de l’expression "formalité" ou "simple formalité", dont la trivialité atténue parfois l’effort conceptuel consenti par l’auteur, d’autant que cette expression convient davantage aux historiens qui soutiennent la thèse de l’effondrement républicain. Enfin, si l’auteur devait revenir, dans ses publications futures, sur les prolongements de son enquête, il serait intéressant de lui demander de se prononcer sur deux questions. La première est la dimension psychologique de cette histoire institutionnelle. L’électeur romain apparaît dans ce livre comme le simple agent d’une transition dont les termes le dépassent, et à laquelle il s’adapte mécaniquement, voire le cœur léger (ou allégé par le retour de la paix civile). Or, n’est-il pas possible que l’affaissement des valeurs républicaines ait été ressenti comme une catastrophe, une perte, un deuil ? Cette perspective donnerait au rituel du vote sous Auguste une fonction consolatrice et apaisante au moment d’accepter, le cœur brisé, l’irréparable. D’autre part, le chemin ouvert par V. Hollard est celui de la continuité, ou du "continuisme", pour parler comme Aldo Schiavone   . Le mérite d’une telle méthode est manifeste, et V. Hollard montre combien sous l’apparente rupture du Principat, il est possible de retrouver les fils d’une trame qui relie, profondément, l’ordre nouveau aux anciennes convictions. Elle illustre brillamment que ce qui change le moins, ce qui résiste le mieux, c’est la forme. Mais ce point de vue, pour fécond qu’il soit, porte en lui le défaut de gommer ce que le régime d’Auguste déchire pour toujours