Ce livre est une excellente occasion de saisir à quel point l'œuvre de Norbert Elias révolutionne l’approche traditionnelle des notions d’individu et de société, autant que de nature et de culture, ainsi que les découpages académiques entre disciplines.
* Une autre critique de Au delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse a été publiée sur nonfiction.fr
Ce livre résulte d’une excellente initiative de Marc Joly, spécialiste de l’œuvre de Norbert Elias, qui a réuni et traduit ou fait traduire, de l’allemand ou de l’anglais, cinq textes prononcés ou écrits par Elias à différents moments de sa carrière, et ayant trait à la psychologie, la psychologie sociale, la psychiatrie ou la psychanalyse . Pour les connaisseurs d’Elias, il n’y aura pas là matière à découverte : aucun de ces textes ne repose sur une enquête spécifique, et Elias ne fait qu’y réaffirmer ses partis pris épistémologiques fondamentaux – mais avec une clarté et une fermeté souvent réjouissantes. Pour ceux en revanche qui ne seraient pas familiers de son œuvre, c’est une excellente occasion de saisir à quel point elle révolutionne l’approche traditionnelle des notions d’individu et de société, autant que de nature et de culture, ainsi que les découpages académiques entre disciplines. Sans doute seront-ils déroutés par sa façon bien spéciale de dérouler sa pensée, de façon non pas linéaire mais spiralée, ce qui fait parfois obstacle à un développement abouti des idées et donne l’impression de redites (particulièrement dans les textes de la fin de sa vie, dictés et non pas écrits) ; mais le fond est là malgré tout, à la fois simple et profondément subversif à l’égard des habitudes intellectuelles propres à la pensée occidentale moderne, sous ses formes les plus savantes comme les plus communes.
Le premier texte, "Le domaine de la psychologie sociale", est issu d’un cours d’introduction à la psychologie sociale donné en 1950 dans un institut de traitement de la délinquance – à une époque où Elias, toujours en attente d’un poste universitaire après son exil en Angleterre, était très proche de Foulkes (exilé comme lui) et de ses expériences de psychothérapie de groupe. Il y définit l’objet de la psychologie sociale sous ses trois aspects de "comportement humain", d’"expérience humaine" et de "développement humain" : trois dimensions ayant en commun la prise en compte d’autrui, à la différence de la "psychologie générale", qui se donne pour objet "l’individu en tant que tel" – une perspective erronée bien sûr puisque, selon Elias, "il n’existe pas d’individu isolé, et nous ne pouvons jamais accéder à la compréhension d’un être humain si ce n’est en observant la façon dont il se développe dans ses relations avec d’autres êtres humains". C’est dire que, dans cette perspective, toute psychologie devrait être une psychologie sociale, qui ne diffère que marginalement de la sociologie, laquelle met davantage l’accent sur le "cadre" dans lequel l’individu agit "plutôt que sur les processus qui affectent intérieurement l’individu".
Le deuxième texte, "Sociologie et psychiatrie", est une conférence prononcée en 1965 – toujours en anglais – dans une "Association royale" médico-psychologique. Il y critique la tendance des psychiatres à adhérer spontanément à la conception de l’être humain comme "homo clausus", défini indépendamment des "structures familiales" et des "structures sociales", ainsi réduites à de simples "facteurs environnementaux". Cette conception ne diffère donc pas de la perception spontanée du sens commun, en vertu de laquelle "l’être humain fait l’expérience de lui-même comme le centre de toutes choses, tout le reste se trouvant en dehors de lui, séparé par un mur invisible", et "impute une expérience similaire à tous les autres individus". Ce n’est là toutefois qu’une conception propre à un certain type de sociétés – les nôtres – et qui, "selon toute probabilité, touche principalement les élites instruites". Contre cette illusion majeure, qu’Elias n’a cessé de combattre dans toute son œuvre, il réaffirme qu’il n’existe pas d' "individu" sans "société", que ces deux entités ne sont pas des objets physiques distincts, et que seuls existent effectivement des "rapports d’interdépendance" à l’intérieur de "configurations de types variés". Dans cette perspective, une attention spéciale doit être apportée à ces configurations particulières que sont les "relations affectives", en tant qu’elles constituent un "pont entre la psychiatrie et la sociologie" – au lieu que, pour Freud, il existait un "mur entre ce qui se passe à l’intérieur de l’être humain, en particulier ses représentations fantasmatiques affectives, qu’il explorait, et la réalité "externe", dans laquelle il ne s’aventurait pas". La prise au sérieux de cet entre-deux relationnel (et, notamment, des "interdépendances non intentionnelles" qui sous-tendent toutes les "interactions intentionnelles") incite également à considérer – ce que Freud n’a pas fait – que la libido n’est pas une pulsion en soi mais qu’elle est avant tout "dirigée d’un être humain vers un autre". Un tel point de vue met évidemment au premier plan la psychothérapie de groupe telle que la pratiquait, notamment, Foulkes.
Le troisième texte, "La civilisation des parents", est une conférence grand public donnée à Berlin en 1980 en ouverture d’un colloque sur "Vivre avec des enfants". Sous une forme aisément accessible, Elias y relit les rapports parents-enfants à la lumière de sa thèse sur le "processus de civilisation", insistant notamment sur le "devenir-adulte" de l’enfant comme apprentissage de l’autocontrôle, et sur l’allongement de ce processus à mesure des progrès de la "civilisation des mœurs" ; sur les rapports de domination entre parents et enfants, qui tendent à s’atténuer à l’époque contemporaine (ce qui lui permet de critiquer au passage la vision "romantique" et idéalisante qu’avait Philippe Ariès de l’enfance dans l’ancien temps) ; et sur les transformations historiques de l’attachement aux enfants (beaucoup plus fort que par le passé, étant donné la maîtrise accrue du contrôle des naissances) – l’amour parental étant un fait non pas "naturel" mais social. Ainsi peut-on comprendre le "durcissement de l’interdit de l’usage de la violence de la part des deux parties".
Le quatrième texte, "Civilisation et psychosomatique", fut la conférence inaugurale du 17ème congrès européen de recherche psychosomatique tenu à Marburg en 1988 – Elias avait alors 89 ans, et était quasiment aveugle. Là, le "processus de civilisation" est mis à contribution pour éclairer certains aspects du rapport au corps qui intéressent les psychosomaticiens, et notamment la sensibilité accrue à l’égard des actes de violence, qui tendent aujourd’hui à susciter à la fois "curiosité" et "répugnance". Il y reprend l’exemple fameux du crachat : on est passé du "Ne crachez pas sur la table, mais sous la table" à "Veuillez utiliser le crachoir" puis à "Il est défendu de cracher" et, enfin, à la situation actuelle, où "l’habitude de cracher elle-même s’est raréfiée au point qu’elle n’existe pratiquement plus". L’explication traditionnelle, en termes d’hygiène, n’est que partielle (ne serait-ce que parce qu’elle fut utilisée soit pour encourager, soit pour décourager le crachat), car "les raisons émotionnelles sont au moins aussi importantes", puisqu’on a là une conséquence parmi d’autres de "l’internalisation des impulsions affectives, caractéristique d’un stade avancé du processus de civilisation". Voilà qui incite à inscrire la dimension psychosomatique dans une histoire de la tendance à "l’auto-agression" comme effet de l’interdit accru de la violence : "Faire violence aux autres est strictement interdit ; se faire violence à soi-même n’est ni interdit ni punissable. […] La question qui se pose est celle d’un lien possible entre le haut niveau d’efficacité que le monopole de la violence physique a atteint dans la plupart des États-nations parlementaires et la fréquence élevée des troubles psychosomatiques".
Le cinquième et dernier texte, "Le concept freudien de société et au-delà", a été composé par l’éditeur du volume à partir d’un manuscrit inédit en anglais datant des tout derniers jours de sa vie – 1990 donc. C’est le plus riche des cinq, parce qu’Elias s’y livre à une critique frontale et décomplexée, non pas de la psychanalyse ni de l’entreprise freudienne dans son ensemble (on n’est pas chez Michel Onfray !), mais de certaines conceptions implicites dans la pensée de Freud. Il ne s’agit là, certes, que de débats théoriques, qui n’auraient peut-être que peu d’incidences sur le plan thérapeutique ; mais ils éclairent remarquablement les divergences entre ces deux disciplines, vues par un sociologue pourtant aussi proche de la psychanalyse que le fut Elias.
Il s’en prend notamment, chez Freud, au dualisme de l’opposition nature/culture, sous-jacente à sa définition des pulsions ; à son aveuglement à l’égard des sociétés, du fait qu’il "voyait largement les êtres humains comme des individus émergeant de familles" ; à son atomisme, concernant tant l’individu ("fondamentalement isolé", et conjugué uniquement à la "première personne du singulier") que la "société" (qu’il se représentait, conformément à la pensée de son temps, "de façon atomistique, selon le modèle de la foule") ; à sa conception de la régulation comme soumission de l’individu à la société, au lieu de la voir comme "une condition de l’autonomie relative des individus dans leurs relations à eux-mêmes et aux autres", et à sa vision de la société comme une "contrainte" pour l’individu, plutôt que comme une condition de développement de l’individualité ; à sa tendance, propre là encore à son époque, à la réification des notions d’individu et de société, "comme s’ils se référaient à des objets strictement séparés l’un de l’autre", alors qu’ils "désignent en réalité des niveaux différents de la vie humaine" ; à sa vision antagoniste de ces deux entités (conforme à l’esprit romantique), de sorte que pour lui, "l’individu, c’est ce que je suis ; la société, ce sont tous les autres, susceptibles de me faire obstacle" ; à son aveuglement à l’évolutionnisme, qui le fait plonger dans l’aporie des commencements en cherchant à "résoudre le problème futile du commencement de la société humaine" ; à son absence de contextualisation des conditions de la vie psychique (contextualisation dont Elias donne l’exemple, si parlant, des transformations de la condition féminine au XXe siècle, qu’il interprète à partir des romans) ; à sa substantialisation de la notion d’ "inconscient", utilisée comme un nom commun plutôt que comme un adjectif ("La qualité de certaines expériences était ainsi présentée comme une sorte de conteneur, comme un récipient dans lequel les expériences étaient stockées ou encore, peut-être, comme une pièce à l’intérieur de la charpente humaine. En quoi une découverte importante, intrinsèquement contestable, a pâti d’un défaut de conceptualisation") ; à son substantialisme, conduisant à adopter une perspective statique plutôt que dynamique et fonctionnelle (et non pas fonctionnaliste !), qui permettrait de voir dans le "moi", le "surmoi", l’"idéal du moi" des "fonctions d’autorégulation" ; enfin, à son manque de perspective collective, qui a empêché Freud de comprendre "que les concepts de "moi" et de "surmoi" ne renvoient pas seulement aux caractéristiques qui distinguent l’autorégulation d’une personne de celle d’une autre personne à l’intérieur d’un seul et même groupe, mais peuvent aussi s’appliquer aux caractéristiques qui distinguent la majeure partie des membres d’un autre groupe ou des membres du même groupe à des stades différents de son développement" – autrement dit, leur "habitus social".
En fin de compte, Elias relit l’hypothèse de la "horde primitive" comme l’expression d’un postulat implicite que Freud partageait avec la pensée de son époque, exemplifiant une grande partie de ces erreurs de raisonnement : l’idée selon laquelle "la condition la plus heureuse à laquelle l’être humain puisse aspirer est celle du père originaire, c’est-à-dire d’une personne qui n’a besoin de contenir aucun de ses désirs libidinaux" : "Telle est l’hypothèse qui trouve son expression dans la figure paradigmatique du père originaire, tyran asocial suffisamment puissant pour suivre sans restriction la pente naturelle de ses désirs et qui, de ce fait, contraint et opprime tous les autres membres de son clan". On est alors en droit de se demander – même si Elias ne va pas jusque-là – si le "meurtre du père" accompli par la "horde primitive" telle que l’imaginait Freud n’était pas une métaphorisation du processus de civilisation, qui concourt à contraindre et contrôler collectivement le libre cours des pulsions. Auquel cas la théorie avancée à la fin de sa vie par le fondateur de la psychanalyse serait à considérer non pas comme une simple illusion ou un "mythe" sans fondement scientifique, mais comme la formulation métaphorique de la théorie magistrale élaborée par cet autre génial Juif allemand, de quarante ans son cadet