Cinq textes inédits de Norbert Elias dans lesquels il réaffirme ses thèses sur le processus de civilisation et explique son opposition à Sigmund Freud. 

* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer ci-dessous. Une autre critique d'Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse a été publiée sur nonfiction.fr. 

 

Norbert Elias fait partie de ces intellectuels mésestimés dont on a découvert l’œuvre bien trop tard. Son grand ouvrage sur Le processus de civilisation, issu d’une thèse et publié en allemand dès 1939, fût enterré par le contexte politique de son pays natal. A sa parution, Elias, né en Allemagne dans une famille juive, a déjà fui le nazisme et vit en Angleterre depuis 1935. Là, il peine à faire reconnaître son originalité comme à trouver un poste stable, et il lui faudra attendre les années 1960 pour que commence à émerger un début d’estime pour le sociologue né au tournant du siècle, et qui avait déjà pris sa retraite. Les Français attendront encore dix ans avant de pouvoir lire Sur le processus de civilisation   .

Le retard éditorial français a depuis été rattrapé, tous les textes majeurs étant désormais traduits, mais Elias, trop à cheval entre deux disciplines, ne fait toujours pas l’unanimité parmi les sociologues, et a fortiori parmi les historiens. Le livre qui paraît en cette rentrée à La Découverte fera peu pour convaincre ses opposants. Dans ces cinq textes inédits, accompagnés d’une préface de l’éditeur, Marc Joly, et d’une postface de Bernard Lahire, directeur de la collection, Elias, mort en 1990, réaffirme dans leurs grandes lignes ses thèses sur le processus de civilisation, propose quelques synthèses d’histoire du temps long sur les objets qui l’intéressent particulièrement, et clarifie sa relation à l’œuvre de Freud.

L’ouvrage, pourtant, est d’un grand intérêt pour ceux qui acceptent de passer outre les ambitions parfois démesurées de son auteur et d’accorder à ses productions toute l’attention qu’elles méritent. Il regroupe donc cinq textes, dont la plupart ont d’abord été prononcés avant d’être couchés sur le papier. Ces textes sont empreints d’une problématique commune, les rapports entre sociologie et psychologie, abordés par des versants très différents, qu’il s’agisse d’études de cas (les maladies psychosomatiques, les relations parents-enfants dans l’histoire), de considérations théoriques, ou de la critique de Freud qui constitue le gros de l’ouvrage et lui donne son titre, Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse. Quoique centré sur une question primordiale, les relations entre disciplines, l’ouvrage peint un panorama de l’œuvre d’Elias, abordant tour à tour ses sujets de prédilection : les bonnes manières et leur histoire, l’enfance, la violence, le sport, l’opposition entre société et individu, etc.

 

Historiciser des objets naturalisés : l’enfance et la violence 

Le premier des versants abordés, les études de cas, est sans doute le moins convaincant. Le chapitre intitulé "La civilisation des parents", paru pour la première fois en allemand en 1980, est une relecture des travaux de Philippe Ariès et de quelques autres auteurs sur l’histoire de l’enfance   . Elias oppose au pessimisme d’Ariès, qui selon lui regrette le temps où enfance et âge adulte étaient indifférenciés, période de plus grande liberté pour les enfants, une analyse de l’émergence de l’enfance comme aspect du processus de civilisation. Le changement, écrit Elias, est d’ailleurs rendu nécessaire par la complexification de nos sociétés. Les rôles sociaux, les compétences demandées à l’adulte sont désormais trop sophistiquées pour que l’on puisse attendre d’une enfance insouciante, de la seule socialisation par les jeux, par exemple   , de les forger.

Mais l’essentiel de son propos est consacré à l’évolution des rapports entre parents et enfants. Le déclin des tabous sur le contact physique, l’interdiction progressive de la violence, sont autant d’indices d’un processus de civilisation, dont Elias nuance au passage la définition. Il ne consiste pas seulement, comme il avait pu le soutenir auparavant, en l’ajout progressif de nouveaux tabous, mais plus généralement en l’accroissement de la part de l’autorégulation sur la régulation externe.

Plus encore, Elias insiste sur le fait que ce processus est autant historique que biographique, se renouvelant pour chaque individu. La question des troubles psychosomatiques est à cheval entre une telle étude historique et l’amorce de réflexions sur les rapports entre disciplines. On a à faire, dans ce cas, au texte d’une conférence donnée à un congrès de psychiatres. Elias leur reproche leur définition anhistorique de l’agressivité comme pulsion. On ne saurait, dit-il, naturaliser ainsi ce qui est avant tout un objet social. Les variations conséquentes dans la fréquence des comportements agressifs, en fonction des sociétés, des périodes, et des classes, témoigne ainsi de ce que loin d’être un simple trait de caractère, la violence est toujours l’expression d’une intériorité dans un environnement précis, un contexte déterminé. On retrouve là l’idée, soutenue dans un ouvrage écrit avec Eric Dunning   , du sport comme catharsis collective, l’événement collectif permettant de relâcher des tensions emprisonnées en chaque individu depuis que le processus de civilisation, là encore, a remplacé la régulation externe des pulsions par une autorégulation. 

Pour une "réorientation processuelle des concepts freudiens"

Ainsi, cet appel à une historicisation des disciplines psychologiques et psychiatriques constitue l’idée phare de la première partie de l’ouvrage. Outre les deux textes présentés plus haut, on y trouve l’introduction d’un cours de psychologie sociale professé par Elias dans une formation pour adultes, ainsi qu’une conférence présentée devant l’académie royale médico-psychologique. 

Etrangement, pourtant, Elias refuse la qualification d’historien : la discipline historique traite le passé comme un musée, dit-il, quand c’est la dynamique historique, la production du présent, qui l’intéressent. Sur le fond, cependant, la position d’Elias sur les sciences sociales, ou du moins sur la sociologie, n’est pas si différente de celle de Jean-Claude Passeron, qui les nomme "sciences historiques". La psychologie ne considère qu’un homme, celui qui vit dans son époque. Freud fait, le premier, la même erreur. Or, cet homme est le produit d’une histoire tout autant que d’une biologie, car s’il présente des caractéristiques naturelles qui sont à peu de choses près constantes, du moins à l’échelle historique, il est également travaillé par une culture, des tensions sociales, une appartenance au groupe. Etonnamment, Elias semble ne pas pousser ce raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, laissant le lecteur franchir le pas : le fossé entre psychologie et sciences sociales réside dans des considérations anthropologiques radicalement opposées.

Dès lors, l’objet, pour Elias, de la psychologie sociale, et plus généralement de la sociologie, est de combler ce fossé, de parvenir à proposer une synthèse, une théorie générale de l’homme, c'est-à-dire une perspective qui le considère à la fois comme un être biologique et comme un être social. Le creusement de la piste freudienne prend ici sa source : au prix de certains ajustements, et notamment d’une "réorientation processuelle des concepts freudiens", l’œuvre du fondateur de la psychanalyse peut en effet fournir les outils nécessaires pour opérer cette synthèse.

La dernière partie de l’ouvrage, forte d’une cinquantaine de pages, est un manuscrit inédit auquel travaillait encore le sociologue à l’heure de sa mort. Affaibli par la maladie, âgé de plus de 90 ans, il devait, à cette époque, dicter ses textes. Le manuscrit a donc un statut proche du Mozart, sociologie d’un génie, texte lui aussi inachevé, datant de la même époque, et publié en français dès 1991. Il est cependant bien moins abouti, et malgré le considérable travail d’édition et les notes éclairantes de Marc Joly, le texte sur Freud reste difficile à suivre. Elias y avance la thèse selon laquelle le manque de cas que fait le psychanalyste viennois du concept de société provient d’un antagonisme contreproductif, quoique largement répandu. L’opposition de l’individu et de la société comme deux substances distinctes recouvre en effet, chez Freud, nombre d’autres polarités : l’individu serait le siège des pulsions, la société de la répression ; l’individu serait Eros, la société Thanatos, etc. En somme, l’individu serait premier, et la société comme association d’individus représente un état non naturel de l’homme. Comme les philosophes du contrat social, Freud imagine un monde sans société et cherche alors à expliquer la genèse de cette organisation. La question même n’a pourtant pas de sens, explique Elias. La société n’a pas de commencement en ce qu’elle débute avec l’homme, et il ne suffit pas de penser l’individu comme partie d’un tout, la société : il en est également représentation, il comprend le tout. On rejoint là les thèses développées dans La société des individus, autre grand texte théorique d’Elias.

Malgré tous les défauts du sociologue allemand, et notamment ses généralisations théoriques et historiques parfois rapides et grossières, cette nouvelle publication réaffirme, s’il en était besoin, la fécondité de son approche. C’est d’ailleurs sans doute cette perspective englobante qui l’autorise à poser des questions rarement abordées par les sociologues, et pourtant cruciales. Quel est le rapport que les différentes disciplines des sciences sociales, et plus généralement toutes les disciplines qui parlent de l’homme, entretiennent entre elles ? Et comment prétendre à un discours unifié, à une synthèse de ces perspectives ?Quoiqu’elles restent sans réponse, ces questions sont salutaires, car elles permettent de sortir d’une forme d’impérialisme disciplinaire par lequel chaque spécialiste tend à expliquer la totalité de l’homme par ce qu’il en étudie.

L’analyse que propose Elias de la lutte des disciplines, d’ailleurs, confirme pour ceux qui en doutaient encore sa propre appartenance disciplinaire : c’est bien en sociologue, et dans une concordance remarquable avec le Bourdieu de la théorie des champs, qu’il voit dans ces attitudes impérialistes le produit de luttes symboliques ayant pour objet la légitimité scientifique   . Espérons donc que ces questions posées amèneront les générations prochaines de sociologues, d’historiens, de psychologues et d’autres spécialistes à travailler, à l’avenir, en meilleure entente