Un rigoureux panorama des pensées critiques contemporaines, qui tend cependant par trop à les interpréter à l'aune du marxisme.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Dans cet ouvrage courageux et audacieux, le sociologue Razmig Keucheyan vise à dresser un panorama rigoureux et exigeant des « pensées critiques » contemporaines, dont l’horizon commun est très difficile à saisir et qui se caractérisent par une multiplicité et une hétérogénéité essentielles. On pourrait comparer son geste à celui réalisé en 1979 par le philosophe Vincent Descombes dans Le Même et l’autre   qui, à partir du cours consacré par Alexandre Kojève à la Phénoménologie de l’esprit et en analysant ensuite l’influence successive des triades Hegel, Husserl, Heidegger et Nietzsche, Marx, Freud, proposait un tableau de la pensée française allant de Sartre et Merleau-Ponty aux « philosophies de la différence » de Derrida et Deleuze, en passant par le structuralisme et la pensée de Foucault. Une telle étude ne peut raisonnablement prétendre à l’exhaustivité, mais vise surtout à identifier des lignes de force et des lignées communes à la configuration complexe de pensées (de Toni Negri à Giorgio Agamben, de Jacques Rancière à Alain Badiou et Slavoj Zizek, du postféminisme de Donna Haraway à Judith Butler, des Subaltern studies de l’indienne Gayatri Spivak à la raison populiste de l’argentin Ernesto Laclau) qui est en train de dessiner l’horizon philosophique du XXIe siècle. Mais Razmig Keucheyan ne se limite pas à présenter, avec beaucoup de pertinence et d’érudition, ces différentes positions philosophiques ; il avance également une hypothèse forte et affirmée, qui dérive des travaux de Perry Anderson, d’après laquelle leur origine commune serait à rechercher dans le sentiment de défaite apparu au milieu des années 1970 et consolidé par la chute du mur de Berlin en 1989, défaite des idéaux révolutionnaires issus du marxisme confrontés au triomphe planétaire du capitalisme.


La « théorie critique »


Dans l’introduction, l’auteur situe au cœur de son ouvrage l’effort de déterminer ce qui nous est contemporain, et le rapport que le contemporain entretient avec un passé plus ou moins récent, plus ou moins révolu. Le lieu du contemporain est ainsi recherché dans la catégorie, très provisoire, de « nouvelles théories critiques », qui est déjà l’aboutissement d’une longue histoire. L’expression « théorie critique » a commencé par désigner les penseurs de l’école de Francfort, mais Razmig Keucheyan choisit de l’employer dans un sens beaucoup plus large et toujours au pluriel pour désigner les théories apparues dans l’espace public et théorique après la chute du mur de Berlin en 1989, même si pour la plupart elles ont été élaborées avant cet événement. La « nouveauté » de ces théories est liée pour l’auteur au renouveau de la critique sociale et politique qui a caractérisé la seconde moitié des années 1990 (grèves françaises de 1995, manifestations altermondialistes de Seattle en 1999, « Forum social mondial » de Porto Alegre en 2001). Une nouvelle théorie critique aspire au statut de théorie et ne veut pas être une simple analyse ou explication du présent, elle aspire à remettre en question de façon global l’ordre social existant et comporte toujours une dimension politique essentielle, qu’elle soit radicale ou plus modérée.

L’intérêt de l’approche de Razmig Keucheyan consiste également à souligner la dimension géographique de ces nouvelles pensées : nées en Europe au cours du XXe siècle, elles se sont affirmées par la suite aux États-Unis et on est en droit de penser que leur avenir se joue désormais en dehors des pays occidentaux, dans des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil où surgissent de nouveaux problèmes qui demandent de nouvelles théorisations. On peut ainsi parler d’une véritable délocalisation et « mondialisation » de la pensée critique, dont l’auteur analyse longuement les causes   . Si l’Europe continue à exporter des auteurs importants (Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri ou Giorgio Agamben), certains des principaux penseurs critiques sont désormais originaires d’autres parties du monde, comme le Palestinien Edward Saïd, le Slovène Slavoj Zizek, l’Argentin Ernesto Laclau, l’Indien Homi Bhabha, pour ne citer que quelques noms). Au cours des années 1980, l’université américaine est restée fidèle à sa vocation d’accueil d’intellectuels et a ainsi attiré un grand nombre de penseurs de multiples provenances nationales, contrairement à l’université française caractérisée depuis la même époque par une catastrophique fermeture sur elle-même et une véritable glaciation intellectuelle, qui se poursuit encore aujourd’hui.

Malheureusement, la sélection des penseurs présentés dans Hémisphère gauche se caractérise par une dominante européenne et nord-américaine, à l’exception de l’Indienne Gayatri Spivak, qui est cependant très « américanisée ». L’auteur reconnaît ce contraste patent entre l’affirmation d’une nouvelle géographie de la pensée et la provenance géographique des auteurs choisis, et la justifie par l’absence de traductions en anglais ou en français de plusieurs auteurs, notamment asiatiques. On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage une vraie « géophilosophie » des nouvelles théories critique, mais surtout un effort considérable d’établir leur généalogie.


Spectres de Marx

Dans cette généalogie, une place à part est accordée à Marx et au marxisme, dans tous ses courants plus ou moins dissidents (Althusser, Bloch, Della Volpe, Lénine, Gramsci, Rosa Luxembourg, Lukacs, Marcuse, l’ « opéraïsme » italien des années 1960 d’où est issue en large partie la théorie de l’Empire et de la Multitude de Michael Hardt et Toni Negri, ainsi que l’hypothèse économique du « capitalisme cognitif » du philosophe et économiste français Yann Moulier-Boutang). Dès l’introduction, le souci principal de Razmig Keucheyan est d’établir un parallèle entre les contextes d’apparition du marxisme dit « classique » d’abord et ensuite du marxisme « occidental » dont Lukacs et Gramsci furent les initiateurs et le contexte du monde actuel dans lequel s’élaborent les nouvelles pensées critiques, caractérisé « par un chômage de masse et une précarisation généralisée, par la guerre gobale, par l’accroissement des inégalités Nord/Sud et une crise écologique imminente. » (p. 10) Il constate ainsi l’absence d’un « sujet de l’émancipation » clairement identifié, l’absence de puissantes organisations qui puissent organiser les luttes, l’appartenance de la presque totalité des penseurs critiques à l’universités plutôt qu’à des partis, des syndicats ou des groupes militants, et s’interroge sur la possibilité de réaliser dans les conditions d’aujourd’hui une transformation sociale radicale.

L’horizon, le langage, les concepts et les hypothèses interprétatives de Razmig Keucheyan sont profondément marqués par le marxisme. À une perspective marxiste appartient également le double postulat qui oriente tout l’ouvrage. D’une part, l’auteur affirme que « les théories critiques actuelles sont des héritières du marxisme occidental » (p. 20), que « nombre de théoriciens contemporains, parmi les plus stimulants, se réclament de cette tradition » (p. 31) ; d’autre part, il considère que les nouvelles théories critiques demeurent largement assujetties au paramètre essentiel de la « défaite » de ce paradigme et à ses conséquences politiques et intellectuelles. Cette orientation de lecture constitue à notre avis le point de départ pour les principales objections qu’on peut adresser à cet ouvrage. Il ne s’agit certainement pas de nier l’importance de l’héritage marxiste pour les nouvelles pensées critiques qui d’ailleurs ne cessent de s’en réclamer sous plusieurs formes ; il s’agit plutôt d’affirmer que la généalogie de ces pensées ou l’héritage dont elles se réclament sont multiples et qu’il n’y a aucune raison d’accorder ce privilège presque absolu à l’héritage ou à la filiation marxiste. Comme Nietzsche ou Derrida nous l’ont depuis longtemps appris, les généalogies et les héritages sont toujours multiples, stratifiés, rhizomatiques. En ce qui concerne les « nouvelles pensées critiques », on pourrait citer (de façon non exhaustive), le structuralisme, la psychanalyse (dans ses versions freudiennes et lacaniennes), la critique de la psychanalyse (dans sa version « schizoanalytique » inaugurée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe en 1972), le nietzschéisme français dans toutes ses variantes, la pensée de Derrida, l’influence grandissante de la philosophie de Gilles Deleuze, la pensée écologique ou écologiste, etc. Keucheyan est par ailleurs très conscient du fait que « le marxisme ne peut plus prétendre à la centralité qui était la sienne » (p. 31), même s’il a été pendant plus d’un siècle la plus puissante des théories critiques. Il analyse ainsi le foisonnement de références qui caractérise les pensées critiques contemporaines   . Tout d’abord la redécouverte d’anciens concepts comme l’utopie, la souveraineté, la citoyenneté ou la multitude ; ensuite une multiplicité hétérogène de nouvelles références, positives ou négatives (l’analyse du totalitarisme de Hannah Arendt, la théorie de la justice de John Rawls, la pensée de Carl Schmitt, la présence de la théologie dans l’œuvre de Giorgio Agamben, d’Alain Badiou ou de Toni Negri, l’influence du structuralisme). Mais cette multiplicité de références est toujours interprétée non pas comme une richesse, mais comme un effet de la « défaite » des luttes politiques de la gauche et du paradigme marxiste qui les a inspirées. C’est la « défaite » (maître mot de tout le livre) qui aurait déterminé la diversification des références et affaibli la centralité, autrefois absolue, de la pensée marxiste.

Parmi les hypothèses que l’auteur avance à propos des nouvelles pensées critiques (leur développement dans le cadre de coordonnées politiques héritées des années 1960 et 1970, l’importance de la « défaite », l’éloignement des théoriciens des processus politiques réels   ), on trouve l’idée que l’innovation au sein des théories critiques actuelles est pour l’essentiel le produit de deux mécanismes : l’hybridation, qui permet d’associer de manières inédite des références, des auteurs et des courants, et l’introduction de nouveaux objets d’analyse, comme les médias ou l’écologie. En même temps, ces deux conditions du renouvellement de l’appareillage conceptuel contemporain sont interprétées (encore une fois) comme une conséquence de la « défaite » : « Ces hybridations en cascade donneront-elles lieu à des courants nouveaux, tout comme au XIXe siècle un mélange inattendu de philosophie allemande, d’économie politique britannique et de socialisme française engendra le marxisme ? Il est trop tôt pour le dire. Certaines demeureront à l’intérieur des cadres paradigmatiques existants, d’autres en sortiront pour former des cadres inédits. Ce qui en revanche est certain, c’est que l’hybridation est un produit de la défaite. Hier comme aujourd’hui, les tenants d’une théorie vaincue cherchent souvent à l’extérieur de leur tradition des ressources visant à la faire évoluer. » (p. 80). Parmi ces multiples sources d’hybridation nées de la « défaite », une place à part est accordée à la question du pouvoir renouvelée par les analyses de Michel Foucault. Étudiant les bases théoriques de la « nouvelle gauche » des années 1956-1977   , où il voit l’origine des « nouvelles théories critiques », l’auteur souligne un changement essentiel dans la vision du pouvoir. L’ancienne conception marxiste du pouvoir attribuait une importance prépondérante au pouvoir de l’État, considéré comme l’instrument de la domination bourgeoise. Mais cette conception du pouvoir évolue au cours des années 1960 et 1970 et cette évolution est consignée dans l’approche foucaldienne du pouvoir, qui met l’accent sur des formes multiples de « micropouvoir », dispersées dans la société et non plus concentrées dans l’État et dans sa fonction répressive. Ce pouvoir sans sujet multiplie les espaces de contestation et de résistance, tout comme les acteurs qui les investissent. La doctrine du pouvoir élaborée par Foucault est donc relationnelle, et non substantielle, et la plupart des nouvelles théories critiques (à partir de celle élaborée par Gilles Deleuze et Félix Guattari à l’aide du concept de « rhizome ») développeront des approches de ce type.

Plus en général, interpréter toutes les pensées critiques contemporaines comme des évolutions, plus ou moins tardives, plus ou moins éloignées, plus ou moins hybrides, du marxisme et comme des théories issues de la « défaite » du projet d’émancipation marxiste, empêche d’emblée d’en percevoir la nouveauté, d’apprécier la partie d’événement et de singularité qu’elles véhiculent. Leur apparente fragmentation, leur activité incessante d’hybridation, les nouvelles thématiques qu’elles développent (les mutations technologiques, les devenirs de la sexualité, la pensée postcoloniales, etc.) ne constituent pas la simple conséquence d’une « défaite », mais une démarche affirmative et positive de constitution progressive d’une nouvelle pensée, qui puisse répondre à de nouveaux problèmes. L’ouvrage de Razmig Keucheyan, malgré son grand intérêt et la profonde connaissance des théories qu’il expose, semble avoir été écrit dans le deuil de l’hégémonie de la pensée marxiste qui était un « paradigme complet, auquel aucun aspect de la vie sociale – et en un sens physique – n’échappe. Il existe une perspective marxiste dans toutes les disciplines des sciences humaines : économie, géographie, sociologie, sciences politiques, philosophie, linguistique, etc. » (p. 31) Mais l’intérêt principal des pensées critiques, des années 1960 à aujourd’hui, pensées de la multiplicité, de la différence, de l’hybridation, de l’événement aurait dû être, au contraire, de nous montrer que la complexité du réel exclut désormais toute interprétation unique et englobante : l’hybridation et la multiplicité ne peuvent être réduites aux conséquences d’une défaite, mais elle peuvent et doivent être regardées comme des conquêtes, dont rien ne nous permet aujourd’hui de conclure à l’inefficacité politique et stratégique future.

Comme l’auteur le remarque à juste titre, ce que les marxistes appelaient autrefois des « fronts secondaires » (la lutte des femmes, les mouvements de libération nationale, les revendications homosexuelles et l’écologie politique naissante au cours des années 1960-1970) et qu’ils opposaient au « front principal » constitué par l’opposition entre le capital et le travail, se multiplient dans les nouvelles théories critiques, jusqu’à acquérir une nouvelle centralité. Parmi ces « fronts » multiples, Razmig Keucheyan privilégie ceux qui sont moins éloignés de la tradition marxiste (économie politique, critique renouvelée du capitalisme, pensée postcoloniale) et met en arrière-plan tous les « fronts » les plus récents et novateurs. Ainsi, il rappelle l’importance de l’écologie pour les décennies à venir mais ne fait que citer très brièvement André Gorz, Ivan Illich ou Nicolas Georgescu-Roegen, alors que les rencontres entre écologie et philosophie sont de plus en plus nombreuses et ne cessent de se développer dans toute la pensée anglo-saxonne de l’ « éthique environnementale » ou de la deep ecology, tout comme dans la pensée de philosophes « continentaux » comme Sloterdijk, Morin, Serres, Stiegler, Latour, Stengers. Keucheyan reconnaît d’ailleurs dans la conclusion que parmi les chantiers laissés ouverts il n’a pas accordé à cette question l’importance qu’elle mérite, mais il justifie cet « oubli » en affirmant que, à l’heure actuelle, l’écologie politique n’a pas encore produit son Marx. Comme si, pour commencer à penser, il fallait toujours attendre un Dieu ou son Prophète... À ses yeux, la question intéressante sera de déterminer si l’écologie radicale se développera sur des bases autonomes du marxisme ou si elle consistera en une élaboration de l’axiomatique matérialiste marxienne. À nos yeux, la question intéressante sera de déterminer si l’écologie pourra rencontrer la philosophie et la politique pour créer de nouvelles coordonnées théoriques et pratiques d’un échange renouvelé entre la nature, la technique et l’humain, la référence à Marx étant une question tout à fait secondaire vis-à-vis de ce grand chantier ouvert pour la pensée et l’action dans les décennies à venir. On pourra regretter également qu’aucune place n’est accordée à l’esthétique et aux théories de l’art dans le contexte des nouvelles théories critiques, qu’aucune mention n’est faite de tous les efforts pour élaborer de nouveaux « partages du sensible », pour emprunter le beau titre d’un ouvrage de Jacques Rancière. De la même façon, la place centrale accordée au marxisme et à son histoire fait passer en arrière-plan l’émergence de l’espace (géophilosophie et géopolitique, espace de l’écriture, agencement des lieux, espaces urbains, terrirtoires, etc.) dans la pensée contemporaine, tout comme l’étude des « processus de subjectivation » et des « productions de subjectivité » inaugurée par Foucault, Deleuze et Guattari et qui ne se réduit pas aux problématiques d’identités conflictuelles, de reconnaissance et de recherche d’un nouveau « sujet de l’émancipation » que l’auteur analyse dans le chapitre 5 de l’ouvrage, consacré aux « Sujets ». La seule, remarquable exception, est constituée par les analyses consacrées aux « postfémininités » représentées par les œuvres de Donna Haraway, Judith Butler et Gayatri Spivak et que Razmig Keucheyan lit dans toute leur complexité, sans essayer de les réduire à leur filiation, plus ou moins indirecte, du marxisme.


À la recherche du Père

Malgré l’érudition et l’intelligence dont cet ouvrage fait preuve, nous avons l’impression que Razmig Keucheyan fait partie de la nouvelle génération de jeunes chercheurs qui, probablement découragés face à la complexité, l’hybridation incessante, le manque de réflexion stratégique et l’apparente inefficacité politique de la nébuleuse qu’on définit pour l’instant « nouvelle pensée critique », se tourne vers la recherche nostalgique d’un Sujet (fût-il vide), d’une Loi, d’un Nom du Père, que ce nom soit celui de Marx ou ceux de Lénine ou Lacan, comme dans la pensée de Slavoj Zizek. Tous ces esprits brillants, nostalgiques d’une « révolution » qu’ils n’ont jamais connue (que ce soit celle d’octobre 1917 ou celle de mai 1968) sont la proie idéale pour des « retours », retours au système, à l’ordre, à Marx, au Sujet, à Platon, à la Vérité ou à l’ « hypothèse communiste » chère à Alain Badiou. À notre modeste avis, il est préférable d’affronter les incertitudes de l’à venir plutôt que les fausses certitudes du passé. On ne peut que souhaiter que cet excellent ouvrage ouvre enfin un débat sur les anciennes ou nouvelles « théories critiques », encore trop peu étudiées en France