Dans une biographie croisée où ce ne sont pas seulement les noms de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui se recouvrent, François Dosse redonne à sentir la présence vivante de ces deux penseurs qui ont déplacé toutes les lignes de pensée et imprimé à la philosophie un mouvement de création permanente.

« gillesdeleuzefelixguattari », titre inséparé d’un livre sans majuscules, pris dans le croisement d’une biographie où ce ne sont pas seulement l’un et l’autre qui se recouvrent, mais où intervient déjà quelque chose comme une ribambelle : une ritournelle de noms incroyablement prolixes gravitant au voisinage de Deleuze/Guattari pour faire pelote, rhizome, faune sans bordure autre que celle du labyrinthe.

 

Il suffira de consulter, tout à la fin, l’index nominal qui n’en finit pas pour se convaincre d’une encyclopédie chinoise, à la Borges, dont les rubriques, comme celles d’un dictionnaire, superposent des sens sans véritable lien chronologique, appelés par l’intrication de champs d’attraction et de répulsion qui font la vie d’un livre, sa pulsation arythmique, un galop de cavalerie pour lequel ne sourd aucun pas dominant, ni celui de Deleuze, ni celui de Guattari, à moins que ce ne soit l’un et l’autre, l’un en même temps que l’autre, dans le va et vient d’envois dont la biographie perd le fil, le rattrape, s’effiloche en des noms sans souvenir, parfois anonymes comme telle dame qui s’installe au cours du mardi, ou tel passant qui ne comprenant rien au propos, se laissera bercer néanmoins par la gentillesse du ton et la fulmination des concepts.

 

On supposera, du reste, qu’il y a plusieurs polarisations de zones deleuziano-guattariennes dont le déplacement entraîne avec lui une cohorte d’amis, de voisinages, d’influences prolixes réalisant un canevas pour lequel on ne disposera guère de modèle. Parce que la vie n’a pas d’archétype mais ne possède que des ouvertures, des points de passage, des lésions qui rendent impossible l’autorité de l’auteur ! Qui parle, ici ou là, si ce n’est un murmure ? Une vie, au sens singulier de l’anonymat ! Murmure, par exemple, de la voix de Deleuze autant que celle inassignable d’une histoire dont on se tire avec effraction, en s’arrachant bien au-delà ses réappropriations et ses tics, ses modes et ses truismes, toujours en écho, en reprise, dans la différence et la répétition d’une résistance qui se heurte au mur du pouvoir, aux filets à tordre des mots d’ordre et des invocations injonctives, fussent-elles d’ailleurs celles libérées de Mai 68 dont Deleuze devait reconnaître qu’elles ont déjà leur limite, leur ligne d’abolition pour ainsi dire fasciste, expiatoire, dans les parfums de commandos maoïstes, ou d’inquisitions dont les hérésiarques sont maintenant devenus méconnaissables.

 

Se dégage de ce livre une ivresse de références, de rencontres, un chassé-croisé de propos qui font archive, recoupement d’affrontements ou de coalitions dont le tissu des rencontres cherche sont cœur affolé. Un événement vivant parce que pris de toute façon hors du mausolée des jours de mai, bien que l’auteur ne manquera d’y reconduire régulièrement le lecteur. On n’y trouvera rien de plus qu’une caisse de résonance sans frontières autres que celles qu’on lui impose sous des découpes, des coups de scalpel issus d’un goût de structure, de classification que ne connait pas la vie, sachant que toute vie est une entreprise de démolition, de débordement, de turbulence que Deleuze/Guattari appelleront Chaosmose.

 

La chaosmose habite le livre de Dosse de bout en bout, torsadé comme le furent les ongles de Deleuze, chinois d’une chinoiserie qui ne tient d’aucun livre rouge. Chinois sans doute comme Kant fut nommé sinologue de Königsberg pour le ton incompréhensible de sa Critique, à mille lieux des prétentions de ses contemporains. Deleuze-Guattari eurent malgré cela leurs contemporains, des amours et des amitiés qui ne les dispensèrent guère pourtant de ces après-midi kantiens à cultiver des tulipes sur les plateaux de Millevaches, à se retrancher comme le philosophe allemand aussi le fit à l’abri des révolutions, se promenant, immobile à grand pas, en quelque jardin, loin des cénacles de ceux qui ne supportèrent pas même son nom. Et en guise de jardin, cela pouvait aussi prendre l’allure d’un match de foot à la télé dont l’un raffolait tandis que l’autre regardait par amitié mais tout à fait à contrecœur… Gillesdeleuzefelixguattari, cela constitue un agencement sous le borborygme d’une clameur dont François Dosse récupère, comme une balle, le sens en tous sens. C’est là, dans l’intrication des voix qui s’appellent et prennent la parole, comme un roman qui n’est pas familial, une saga traversant les meutes en un coup de marteau dans un milieu stochastique, avec des contagions, des moments de folie, des passions et des concepts illimités, transgressifs à la manière de la guêpe se laissant capturer par les rayages de l’orchidée.

 

L’écheveau ainsi déplié, qui fuit joyeusement de tous bords et par tous les bouts, les six cents pages qui emportent le lecteur à faire revivre le portrait croisé des deux philosophes déplaçant toutes les lignes de pensée, cette multiplicité échevelée, François Dosse la met en résonance avec le regard d’un biographe plus que celui d’un philosophe, regard animé, vif, qui se consolide par coups de sonde et de bagatelles dont le filament n’existe que par le recoupement de l’interprétation, de la compréhension, de l’expérimentation variée, celle que Ricœur lui avait fait découvrir de manière si différente de Deleuze par sa conquête d’un temps raconté. Sans doute Deleuze-Guattari et Ricœur ne partagèrent pas à trois cette passion du récit que Dosse surimpose aux multiplicités fragmentaires d’une vie. Mais le fil de la distanciation, de l’écartèlement, de la synthèse disjonctive leur fut sans nul doute commun.

 

Alors ce livre de François Dosse, faut-il l’inscrire coûte que coûte dans la stratification des années 68, ou s’agit-il là plutôt d’effets médiatiques, journalistico-comiques auxquels gillesdeleuzefelixguattari n’aurait pu souscrire ? Deleuzeguattari… une pensée 68 ? L’événement n’est-il pas ailleurs que dans la catégorisation qui l’émaille pour s’inscrire plutôt dans l’intempestif, pris au centre d’une histoire feinte pour mieux lui survivre et la faire éclater ? Bergson, Nietzsche, Hume ne sont-ils pas plus inactuels aux yeux de Deleuze que les coupons de journaux faits pour épingler l’incongru dans les eaux limpides des conventions ?  

 

Sans doute qu’on ne peut pas inclure un livre dans les effets d’annonce qui le reprennent de force au milieu des eaux recyclées du journalisme, dans cette turpitude du sens commun dont Deleuze-Guattari se sont tellement méfiés. A plus forte raison pouvons-nous supposer que François Dosse n’y est pour rien dans une telle mésentente, même si de Mai 68, il y a des échos et des passerelles tout à fait efficients. Aussi -si polémique il devait y avoir autour de ce livre qui m’a tant redonné à sentir la présence vivante de Deleuze avec celle de Guattari et de tous les autres-  je ne résisterais pas à l’envie cependant de sourire ou plus nettement de couper court, citant gillesdeleuzefelixguattari lorsqu’il affirmait dans Qu’est-ce que la philosophie ? qu’un événement n’a rien de commun avec l’enfoncement médiatique dans la geste étouffante des formes lénifiante du bien-pensant. Voici, en guise d’objection à toute tentative d’historicisation, ce qui se dit dans Qu’est-ce que la philosophie ? et qui me parait concerner sans doute aussi ce livre : «Le devenir n’est pas de l’histoire ; aujourd’hui encore l’histoire désigne seulement des conditions, si récentes qu’elles soient, dont on se détourne pour devenir, c'est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau (…). On ne peut pas réduire la philosophie à sa propre histoire, parce que la philosophie ne cesse de s’arracher à cette histoire pour créer de nouveaux concepts qui retombent dans l’histoire mais n’en viennent pas » (p. 92). Ainsi en va-t-il de la philosophie qui se pense comme création, création de concepts pour lesquels leur image et leur géographie tombent déjà en-dehors de l’histoire, bandés par un arc dont la finalité sera sans fin.


 

À lire également : la recension du même ouvrage par Guillaume Artous-Bouvet, ainsi que la recension de Fabrice Bourlez