Sorti l'an dernier sous les auspices d'une promotion massive, La Rafle, film de Rose Bosch sur les évènements du Vel d'Hiv, a été suffisamment éreinté par la critique pour qu'il paraisse a priori inutile d'en rajouter. Cela ne l'a d'ailleurs pas empêché de trouver son public, puisque le film a tout de même réuni près de 3 millions de spectateurs lors de son exploitation en salles.

 

Plus récemment, en tournée de promotion pour la sortie du DVD, la réalisatrice Rose Bosch a comparé la mauvaise réception critique de son film par les cinéphiles et les historiens à l'impassibilité émotionnelle préconisée par les nazis eux-mêmes. "Je me méfie de toute personne qui ne pleure pas en voyant le film, confie-t-elle au magazine Les Années Laser. Il lui manque un gêne, celui de la compassion. (...) On pleure devant La Rafle parce que... on ne peut que pleurer. Sauf si on est un enfant gâté de l'époque, sauf si on se délecte du cynisme au cinéma, sauf si on considère que les émotions humaines sont une abomination ou une faiblesse. C'est du reste ce que pensait Hitler : que les émotions sont de la sensiblerie. Il est intéressant de voir que ces pisse-froids rejoignent Hitler en esprit. En tout cas, s'il y a une guerre, je n'aimerais pas être dans la même tranchée que ceux qui trouvent qu'il y a trop d'émotion dans La Rafle."

Il n'est pas rare qu'un cinéaste qui ne trouve pas dans la critique "cultivée" la reconnaissance qu'il pense mériter se répande dans la presse sur l'injustice dont il s'estime victime, et qu'il prenne en retour la défense de son film. Après tout, c'est son droit - même si l'unique tentative collective pour "théoriser" cette posture n'avait débouché que sur un "coup de gueule" populiste poussé en 1999 par quelques cinéastes, Patrice Leconte en tête, contre les rédacteurs d'une poignée de publications (Les Cahiers, Libération...) coupables à leurs yeux de ne pas assez défendre le cinéma français.

Mais il est déjà moins courant qu'une réalisatrice dans cette situation adopte un système de défense consistant à assimiler ses détracteurs au repoussoir nazi. Surtout lorsque la réalisatrice en question vient de tourner un film qui aborde de près cette période de l'histoire, et qu'elle semble considérer que l'émotion liée au sort des Juifs déportés doit s'appliquer sans réserve à tout film qui entendrait reconstituer leur calvaire.

Pour autant, était-il nécessaire de revenir sur ces déclarations dont le caractère excessif saute aux yeux de tous, et qui font pour cela, depuis quelques jours, la joie de la blogosphère ? Je pense que oui, car il me semble que le système idéologique-compassionnel déployé par Rose Bosch dans son interview - et qui rejoint de manière étroite l'orchestration sentimentale de son film - n'est pas un épiphénomène dénué d'enseignements, mais bien un symptôme de quelque chose de plus profond ; il est en effet révélateur du fonctionnement d'une industrie culturelle de masse qui vise à l'hégémonie, non seulement dans le choix des sujets qu'elle s'approprie, mais aussi (et c'est plus gênant) dans la réception qu'elle entend susciter auprès des spectateurs et des "passeurs" (critiques, journalistes, universitaires) chargés d'en rendre compte. Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas seulement d'une logique économique, mais bien d'une logique politique.

Alors que La Rafle constitue une tentative d'application des stratégies rhétoriques du grand spectacle familial à un sujet éminemment sensible, Rose Bosch assure le service après-vente jusque dans la cornée des spectateurs : ces derniers sont non seulement priés d'être édifiés, mais en plus considérés comme suspects s'ils ne s'abandonnent pas à la catharsis des larmes. Cette sollicitation lacrymale en forme d'injonction, typique de la forme spectaculaire-marchande de l'humanisme, accompagne en effet un produit culturel complètement formaté, et s'enrichit d'une posture renvoyant le réfractaire, au mieux au cynisme global censé définir l'époque contemporaine, au pire à la Sachlichkeit des S.S. 

Il faut bien prendre la mesure de ce retournement et de ce qu'il implique : ce qui est cynique, voire cruel, ce n'est plus l'industrie du spectacle qui, selon les recettes les plus éprouvées du marketing de la compassion et de l'indignation, et avec le concours d'un système médiatique de masse qui lui confère toute sa résonance, s'approprie un drame historique de cette ampleur pour en faire un (mauvais) film du dimanche soir ; ce qui est désigné comme cynique, c'est la réaction de l'individu qui, en vertu de son jugement de goût cinéphile et/ou de sa conscience historique propre, émet des critiques, de simples réserves, voire refuse tout simplement de "marcher". Car on est bien obligé de le signaler à ceux qui ne l'auraient pas vu, le film de Rose Bosch n'est pas seulement un complet ratage artistique (lourdeur appuyée des mouvements d'appareil et du découpage, accumulation de stéréotypes, nullité d'ensemble du dialogue et de l'interprétation, etc.) ; il est également d'une inconséquence assez effarante au regard de l'épisode historique qu'il entend représenter.

Il faut revenir sur cette inconséquence, car elle contribue à éclairer la portée véritable des propos de Rose Bosch en 2010. On ne reprendra pas ici l'interdit lanzmannien de la représentation, cet anathème a priori, lancé par l'auteur de l'immense Shoah (1985) sur toute tentative de reconstitution fictionnelle du génocide des Juifs d'Europe. Mais sur un tel sujet, il reste que le questionnement esthétique et historique doit pouvoir discuter des solutions d'images proposées. Or, il est probable que toute personne qui tente de soumettre La Rafle à ce type de questionnement en ressorte légèrement épouvantée. Pourquoi cela ?

Essentiellement parce que le film de Rose Bosch déploie, avec une légèreté morale sidérante, une grammaire visuelle et sonore et une progression dramaturgique qui renvoient en tous points aux schémas les plus sériels de la production pavlovienne des émotions. Rien n'est épargné au spectateur, depuis la focalisation ultra-empathique sur des enfants dirigés comme de petits singes savants (ce qui assure toujours un succès minimum à un film), jusqu'au traitement dégoulinant de pathos de la trajectoire de l'infirmière-martyre interprétée par Mélanie Laurent (avec "performance-d'actrice-paroxystique" à la clef), en passant par l'usage obscène du montage alterné...

C'est ainsi que, dans la première moitié du film, ne cessent de s'entremêler les saynètes joyeuses sur la vie quotidienne des familles juives (agrémentée d'un folklore de bon ton) et les vignettes historiques amidonnées qui reconstituent les grandes décisions politiques qui menacent leur bonheur, en une montée progressive de la "tension", ici complètement déplacée ; à la fin, c'est un montage alterné résolument griffithien (!) qui crée un suspense factice en superposant le départ du train des enfants et la course en vélo de Mélanie Laurent (arrivera-t-elle à temps ?)... C'est ainsi que le film "dorlote" le spectateur dans ses habitudes les plus ancrées, jusqu'à un épilogue en forme de happy-end, où les retrouvailles de fin de guerre viennent agir comme un baume réconfortant, susceptible de renvoyer le spectateur au monde sans aucun dommage, après une extermination qui a de toute façon eu lieu très loin de lui, hors-champ, hors-cadre, hors-film (tout s'achève au départ du train).

En l'absence de tout questionnement approfondi sur la portée éthique de la forme cinématographique (et notamment en toute ignorance apparente des enjeux cruciaux de représentation qui ont agité le domaine de l'art en général et du cinéma en particulier dans la seconde moitié du XX° siècle), c'est donc une logique techno-rationnelle de production, fondée sur un rapport passionnel au sujet filmé (la sincérité de Bosch ne fait aucun doute), qui est convoquée pour dénoncer la logique de l'extermination. Or cette dernière, peu ou prou, pouvait reposer sur des mécanismes comparables, simplement modifiés par le contexte : un fonctionnement méthodique-disciplinaire sous-tendu par une orchestration massive des émotions.

C'est la raison pour laquelle, sans forcément souscrire une fois pour toutes à l'axiome adornien invalidant les solutions poétiques traditionnelles dans le monde de l'après-Auschwitz (tout projet artistique ou filmique devant être évalué en fonction des enjeux qu'il mobilise), on s'aperçoit que, de Nuit et brouillard (Resnais, 1955) jusqu'à Shoah, en passant par L'Authentique Procès de Carl-Emmanuel Jung (Hanoun, 1967), Drancy Avenir (Des Pallières, 1996) et bien sûr Monsieur Klein (Losey, 1976, film qui montre, au moyen de superbes partis pris formels, la rafle du Vel' d'Hiv), tous les films marquants sur le génocide juif sont des films qui ont su, au moins, inventer leur propre forme en s'émancipant de cette logique industrielle-type.

Cependant, loin de moi l'idée de retourner l'apostrophe de Rose Bosch en l'assimilant à mon tour aux nazis ! Si la réalisatrice pêche en quelque chose, c'est surtout par inconséquence, prise en compte imparfaite des enjeux formels du cinéma vis-à-vis de l'histoire, et soumission inconditionnelle aux lois du grand spectacle mondialisé. Le système formel de La Rafle, c'est celui de la télévision-spectacle, soucieuse de ses effets de séduction et de la réussite de ses modes simplistes d'édification. Seul le ridicule de sa direction artistique empêche finalement La Rafle d'être un film "efficace" dans son domaine. Mais son échec au regard du cinéma, associée à sa légèreté au regard des enjeux historiques, n'empêche pas le film de Rose Bosch de faire ponctuellement l'objet de plébiscites politico-médiatiques, dans un mouvement d'ensemble qui conjugue les formes dominantes de la production de masse et les stratégies de fabrication du consentement dans les sociétés démocratiques avancées.

Finalement, La Rafle finit peut-être bien par rencontrer l'Histoire, mais pas vraiment de la façon souhaitée. C'est en effet un film qui, accompagné des propos de sa réalisatrice, constitue un système idéologique qui en dit beaucoup plus long sur son présent de création, en particulier sur la France de Sarkozy (épisodes de la lettre de Guy Mocquet et de "l'adoption" d'un enfant juif déporté, gouvernance sur le mode du plébiscite compassionnel, etc.), que sur le passé tragique dont il prétend témoigner.

Alors, si on considère déjà qu'il se vendra bien en DVD et qu'il aura droit à plusieurs passages en prime-time à la télévision, faut-il en plus montrer La Rafle dans les lycées, comme le préconisait le ministre de l'éducation Luc Chatel ? Oui, à condition d'accompagner la projection de la lecture d'un article fameux de Jacques Rivette qui, dans sa critique radicale du Kapo de Pontecorvo (1961), posait la dimension morale de la mise en scène comme un rempart contre la facilité mélodramatique/esthétisante, notamment pour représenter le drame de la Shoah. A cet article crucial, intitulé "De l'abjection", La Rafle propose, à ses dépens - par la complaisance de sa mise en scène, la lourdeur de ses "symboles" et son pathos de téléfilm - une illustration pratique de tous les instants