Rendez-vous est pris au 66 avenue des Champs-Elysées. C’est sur la plus belle avenue du monde que nous devons retrouver Olivier Ferrand, président de Terra Nova, pour évoquer la refondation de la gauche et de ses idées. Pour découvrir les locaux de cette "fondation progressiste", nous nous enfonçons dans un centre commercial géant, traversons boutiques de luxe et bureaux officiels de compagnies aériennes, prenons l’ascenseur jusqu’au 7e étage, et pénétrons, un peu inquiets, dans une salle d’attente parfaitement calme, propre et aseptisé. Nos regards se croisent, un peu perplexes. Non, nous ne sommes pas dans le lounge réservé aux voyageurs business class d’un Paris-New York, mais dans la salle d’attente du think-tank le plus prisé de la gauche modérée. Renseignements pris, Terra Nova bénéficie de l’aide gracieuse d’Henry Hermand, intellectuel compagnon de route de la gauche de Pierre Mendes-France jusqu’à Michel Rocard, mais aussi homme d’affaires qui a fait fortune dans l’immobilier et met à sa disposition ces bureaux ultramodernes, propriété de sa boîte HH Développement.

Terra Nova ne semble pas avoir beaucoup changé depuis sa création. Elle laboure toujours les mêmes terres en friche. Celles des idées de la gauche. "Contribuer à la rénovation de la sphère progressiste", voilà le credo qu’aime à rappeler Olivier Ferrand. Fournir aux hommes politiques, aux journalistes et aux relais d’opinion une expertise politique de l’actualité et des idées neuves en matière de politiques publiques, voilà son ambition.

Si "la pente est raide" pour faire des think tanks français l’égal de leurs équivalents anglais et américains, Olivier Ferrand voit s’ouvrir devant lui "une route droite". Grâce à son cabinet d’experts de 783 membres et à son conseil d’orientation scientifique composé d’une centaine de personnes, Terra Nova se veut la plateforme de la rénovation intellectuelle de la gauche - du Parti communiste au Modem. Présidé par Michel Rocard, le conseil d’orientation scientifique donne un avis sur le programme de travail de Terra Nova et valide les travaux du think tank, auxquels ses membres peuvent participer. On y trouve des personnalités comme Antoine Prost, Daniel Cohen, Olivier Poivre d’Arvor, Daniel Cohn-Bendit, Peter Mandelson et Amartya Sen, dont le soutien est d’abord symbolique.


La diffusion des idées

La fondation cherche à anticiper sur le calendrier politique et médiatique pour rendre public au bon moment un avis d’expert sur les sujets qui font l’actualité. Sur le plus long terme, elle veut constituer un espace de conversion du diagnostic scientifique et universitaire en expertise politique. Cela se traduit d’une part par la publication de courtes "notes pour ministres, version opposition", diffusées à 50 000 exemplaires chacune - 275 depuis la création de Terra Nova en mai 2008, publiées à un rythme bi-hebdomadaire- et d’autre part par la publication de rapports longs, produits par des groupes de travail réunis pour travailler sur un sujet précis, comme l’accès à la parenté ou la réforme des retraites. Un partenariat avec Libération permet également à Terra Nova de publier des notes ou tribunes dans les pages "Rebonds" du quotidien de gauche.

Selon Olivier Ferrand, Terra Nova a environ 5 000 adhérents, invités à réagir aux publications du think tank, même s’il reconnaît qu’il y a encore un effort à faire pour rendre son mode de fonctionnement plus participatif. Pour le moment, la fondation, non reconnue d’utilité publique, fonctionne avec 5 permanents et un budget de 700 000 euros, issus de dons privés de la part d’entreprises aussi diverses que HH Développement, La Caisse des Dépôts, Acticall, Euro RSCG C&O, GMF, German Marshall Fund of the United-States, Areva, Microsoft France, la Fondation Roger Godino, la Fondation Total, Cap Gemini,  BPI, EADS,  RTE,  SAP et GDF Suez.

Le réseau d’experts est réparti en pôles thématiques selon les axes de travail privilégiés par la direction : les primaires à la française, l’autonomie des universités, les politiques de l’emploi ou les retraites. Il est composé aussi bien de jeunes doctorants ou de hauts fonctionnaires que de cadres de grandes banques ou de professeurs d’université.

Des groupes de travail sont constitués à partir de ce réseau selon le calendrier thématique établi par le Conseil scientifique qui identifie ensuite des responsables de groupes potentiels. Les membres se réunissent régulièrement pour faire la synthèse de leurs réflexions. Leurs rapports sont ensuite publiés et signés par le responsable d’un groupe, qui assume donc la responsabilité intellectuelle de ses conclusions et préconisations.

"On est un peu ambigu car on est une plateforme progressiste, mais on laisse des avis contradictoires s’exprimer", explique Oliver Ferrand. Un exemple ? Le débat sur Hadopi qui a vu s’opposer Denis Olivennes, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, et Aziz Ridouan, fondateur et président de l’Association des Audionautes   . "Ils n’étaient pas du tout d’accord, mais ils sont tous les deux de gauche." Si les animateurs de groupes de travail sont politiquement responsables de ce qu’ils écrivent, des avis divergents sont parfois publiés a posteriori. Ainsi, Aziz Ridouan et Jean-Baptiste Soufron   avaient-ils publié une note très critique- "La loi Création et Internet, un texte coupé de toute réalité"-  vis-à-vis du rapport de Denis Olivennes sur le développement et la protection des œuvres culturelles sur Internet. Plus récemment, la philosophe Sylviane Agacinski a fortement réagi au rapport de Terra Nova sur l’accès à la parenté, l’assistance médicale à la procréation et l’adoption, signé par Geneviève Delaisi de Parseval et Valérie Sébag-Depadt.
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"Construire un Babel intellectuel"

Si la capacité de Terra Nova et de ses têtes d’affiche à faire entendre ses positions semble crédible, la question de son influence réelle sur les projets politiques de la gauche demeure. Pour l’ancien collaborateur de Dominique Strauss-Kahn, l’ambition de ce maelström intellectuel est de permettre à toutes les forces de progrès de soumettre un avis sur toutes les politiques publiques afin d’élaborer de nouvelles idées pour la gauche. Comme le calendrier prévisionnel du Conseil scientifique est adapté au calendrier politique, Terra Nova est en général capable de publier un rapport conséquent et argumenté sur les sujets d’actualité. Ainsi, un groupe de travail s’est consacré pendant un an à la question des retraites avant de rendre public un rapport sur ce sujet. La proposition phare du rapport d’aligner la fiscalité des retraités sur celles des actifs a été fortement critiquée au sein de la gauche, mais Olivier Ferrand s’en moque : "Notre objectif est atteint lorsqu’il y a un débat public, ou un arbitrage politique". Même lorsque Martine Aubry, première secrétaire du PS, accepte de le recevoir à quelques jours de l’annonce officielle par le PS de ses propositions sur le sujet avant de lui signifier qu’elle refuse de reprendre à son compte des idées jugées un peu trop iconoclastes ? "Notre objectif n’est pas de remplacer le PS, mais de fournir des idées à l’arbitrage du monde politique. L’essentiel, c’est que l’idée soit débattue. Des médias comme France 2 et Libération ont même repris l’idée que le niveau de vie des retraités est semblable à celui des autres comme une idée vraie, non comme une idée de Terra Nova". Il reste ainsi convaincu que le travail de Terra Nova ne viendra pas garnir les fonds de placards poussiéreux remplis de rapports à peines lus. "Nos idées, comme celle de l’utilisation des cotisations pour financer la dépendance et non les retraites, seront utilisées dans une prochaine convention". Ainsi, grâce à ce travail de réflexion à grande échelle, Terra Nova vise à construire un véritable "Babel intellectuel" capable de produire un "Babel programmatique" pour 2012. "Nous n’allons pas élaborer un programme entier, mais une contribution. Nous proposerons x mesures en fonction de notre créativité. Et ce dès l’année 2010-2011, pour les primaires". S’il y a précisément une idée qui a fait le succès de Terra Nova, c’est bien celle de l’organisation des primaires pour le Parti socialiste, défendue par Olivier Ferrand depuis l’été 2008. Le think-tank revendique aussi la paternité de La Coopol, le nouveau réseau social du PS, conçu par Benoît Thieulin   après une mission d’études pour Terra Nova sur la campagne présidentielle américaine. Si Terra Nova se targue donc déjà d’avoir contribué à renouveler les façons de faire de la politique et de militer au sein du principal parti d’opposition, son objectif est désormais de peser sur le fond du programme du futur candidat(e) à la présidentielle de 2012.


Quel rôle pour les think tanks ?

A cet égard, Olivier Ferrand s’accorde à dire que la gauche a encore du pain sur la planche pour élaborer un projet de société cohérent. "La France manque cruellement de lieux de réflexion. Il n’en y a que deux dans la gauche progressiste, la Fondation Jean-Jaurès et nous, en attendant la fondation des Verts". Ainsi, Terra Nova n’aurait pas de concurrents car elle occuperait un espace encore à défricher. Le monde politique français aurait tardé à se structurer en comparaison avec les autres pays. En effet, le premier think tank est l’américain Hoover Institute, lancé en 1946. En Grande-Bretagne, Tony Blair a créé la Policy Network (think tank également diplomatique) en 1999 pour promouvoir la politique du New Labour. En France, la Fondapol a été créée en 2004 et la Fondation Jean-Jaurès, née en 1992, n’est devenue que récemment un laboratoire d’idées à proprement parler.

Pourquoi alors avons-nous accumulé tant de retard ? Parce que nous sommes atteints de ce fameux "complexe gaulois", conclut Olivier Ferrand. Il devient absolument nécessaire de partager les idées au niveau européen et de ne pas s’enfermer dans une tradition très française consistant à dénigrer ce qui vient d’ailleurs. Sinon, nous continuerons à penser, si ce n’est à dire, que les Italiens sont des "rigolos", les Allemands des "psychorigides", les pays scandinaves "trop petits" et les Britanniques trop "blairistes". Ces mêmes réflexes nombrilistes expliqueraient que le personnel politique étudie si peu les modèles politiques étrangers : "seule une personne au Sénat est chargée de comparer les projets de lois français avec ceux de nos voisins". Pour combler ce déficit, Terra Nova a développé plusieurs partenariats, aux Etats-Unis, au Chili ou en Hongrie par exemple, pour étudier les idées ailleurs et leurs traductions politiques possibles en France. Et son président compte sur tout le monde pour élargir son champ de vision et remettre la gauche d’aplomb

 

Clémence Niérat et Pierre Testard