Un ouvrage engagé et documenté sur la mise en détention des jeunes – et ce qu’elle révèle de la société qui la pratique.

En choisissant de donner pour titre à son ouvrage une question en apparence fermée, Faut-il emprisonner les mineurs ?, l'auteur pourrait passer pour un provocateur à la pensée réductrice, voire simplificatrice. Mais Nathalie Dollé, journaliste, dissipe le malentendu dès l’introduction : sa démarche vise à proposer des clés de compréhension et d’analyse du phénomène de déconstruction subi ces dernières années par la justice des mineurs comme modèle d’organisation. En l’examinant à l’aune de la volonté de punir, elle met en évidence toute l’ambivalence de cette politique.

Car dès les premières pages, l’auteur ne s’en cache pas : son ouvrage se situe résolument du côté de l’interrogation sur les rapports entre "idéologie politique et dispositions pénales […]. La délinquance des enfants et des adolescents est-elle toujours la même ? […] Que nous révèle sur nous-mêmes la façon de traiter nos jeunes délinquants ? […] Mettre les jeunes en prison, est-ce le début ou la fin de leurs problèmes (et des nôtres) ?". Questions qui ne datent pas d’hier mais qui ouvrent le débat sur l’évolution des réponses apportées à la jeunesse délinquante, et sur les coulisses de leur prise en charge.

Pour abstraire le sujet de sa trompeuse modernité apparente, l’auteur commence par une analyse approfondie, rigoureuse et informée des réponses apportées au cours de l’histoire à la délinquance juvénile : l’Ancien régime et son modèle répressif axé sur l’intimidation et l’expiation, le code criminel révolutionnaire de 1791 qui fixe la majorité pénale à seize ans, ouvre la voie aux traitements différenciés des enfants et des adultes en introduisant la notion de discernement (affinée par le Code pénal de 1810), et pose les bases des premières mesures de rééducation. A la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, des quartiers spéciaux pour les mineurs au sein des établissements pénitentiaires, voire des pénitenciers pour jeunes détenus à l’instar de la Petite Roquette   sont ouverts à l’initiative des philanthropes, de Mirabeau et des Saint-Simoniens.

Entre 1840 et 1880, les colonies pénitentiaires, puis les colonies agricoles voient le jour. Ainsi naissent Mettray, popularisée par sa devise "améliorer la terre par l’homme et l’homme par la terre", Belle-Île en mer, colonie maritime, et Aniane, colonie industrielle, au rythme de l’évolution économique de la société. Quant aux jeunes filles, elles relèvent du quasi monopole des congrégations religieuses   , et n’ont d’autre choix que d’épouser la vie monacale.
La loi du 12 avril 1906 élève la majorité pénale à 18 ans, celle du 22 juillet 1912 crée la mesure de liberté surveillée et une juridiction spécialisée pour mineurs : le tribunal pour enfants et adolescents. Reste qu’à l’aube du XXe siècle, sur fond de débat européen teinté d’humanisme où l’on découvre que "les enfants délinquants sont aussi des enfants malheureux", et, même si l’on ose parler d’éducation plutôt que de punition ou de moralisation, aucun dispositif novateur ne voit le jour.

Dans l’entre-deux-guerres, le scandale arrive par la presse qui dénonce un patchwork d’institutions répressives, inhumaines, empreintes de soumission et de dressage. Des mutineries, des révoltes éclatent un peu partout   . L’auteur signe alors, au fil de cette narration historique, de très belles pages, émouvantes, qui donnent à voir les cendres et les larmes, la révolte et le désespoir des jeunes colons.

À l'issue de la Seconde Guerre mondiale est conçu et mis en oeuvre un droit pénal propre à l'enfance délinquante, à travers l'ordonnance du 2 février 1945. A cette date, des centaines de milliers de familles sont séparées ou irrémédiablement détruites et de nombreux mineurs errent, livrés à eux-mêmes. Les premières lignes de l’exposé des motifs traduisent bien l’état d’esprit de cette époque axée sur la valeur de chaque vie : "il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains". Ainsi est posé le fil directeur de ce texte qui porte en lui l'idée "optimiste qu’un avenir commun est à bâtir ensemble". En dépit de ses trente-deux modifications ultérieures, ce texte fondateur établit plusieurs grands principes qui ont toujours cours aujourd’hui : la mise en place de juridictions spécialisées ou le "principe de spécialité" et son corollaire, la mise en place de l’Education surveillée, corps d'État spécialisé dans le traitement de la délinquance, rattaché au ministère de la Justice et séparé de l’administration pénitentiaire ; la primauté de l'éducatif sur le répressif ou le "principe d'éducabilité" ; le principe d'atténuation de la responsabilité. Il définit en outre des règles procédurales protectrices propres aux mineurs.

Pour autant, la mise en œuvre de ces principes va se heurter à un autre principe, celui de réalité : le parc immobilier dont dispose l’Education surveillée reste fortement marqué par l’empreinte pénitentiaire, la culture répressive reste encore très ancrée dans les pratiques malgré la prévalence textuelle de l’éducatif. Ainsi, le Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée (CSOES) créé à la maison d’arrêt de Fresnes (fermé en 1974 par Alain Peyreffite, ministre de la Justice), où officient des éducateurs, "permet l’utilisation, en toute bonne conscience, de l’électrochoc carcéral que certains continuent de considérer comme une thérapeutique efficace pour la délinquance, malgré deux siècles de statistiques sur la récidive qui démontrent le contraire".

Il faut attendre les années 1970 pour que des dispositifs nouveaux de prise en charge des mineurs délinquants voient le jour : les foyers d’action éducative de petite taille réintègrent les centres villes, les services de milieu ouvert fleurissent. Ils sont les supports essentiels d’une justice des mineurs résolument éducative et équilibrée entre prévention, sanction et éducation   .

Jusqu’aux années 1990, le regard porté sur le mineur délinquant est empreint de tolérance : il ne se réduit pas à l’acte commis, il peut sortir de cette impasse de vie, il est "éducable". Avec l’entrée dans l’ère des difficultés économiques et sociales, du chômage de masse, le regard sur les mineurs délinquants se modifie. La tolérance zéro prend ses quartiers, la question de la délinquance juvénile se politise au point de devenir l’enjeu d’une campagne présidentielle dominée par l’insécurité et de faire résonner très fort le vers de Victor Hugo "ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte"   . La plume de Nathalie Dollé se fait alors plus acérée pour retranscrire l’avalanche de réformes répressives qui s’abat sur la justice des mineurs entre 1996 et 2009, et en leur cœur l’explosion de la troisième voie et son traitement judiciaire de masse, loin de l’ajustement individualisé de la réponse pénale à l’acte de délinquance, mais aussi les centres éducatifs fermés, les établissements pénitentiaires pour mineurs et l’avant-projet du code pénal de la justice des mineurs. 

L’équilibre de ces chapitres se trouve quelque part entre un almanach de cette dernière décennie et des prises de position affichées, notamment sur une évolution contraire à nos engagements internationaux, sur notre difficulté à choisir de s’engager dans la voie d’une réponse pénale graduée mais éducative, sur les dérives d’une société néolibérale qui déplace la responsabilité du corps social vers l’individu, sur le paradoxe entre standardisation de la réponse et règne de l’individu.
Mais l’auteur, dans les derniers chapitres, fait aussi preuve de radicalité, en rapportant les témoignages feutrés des organisations professionnelles. Ainsi, on regrettera la description monochrome des centres éducatifs fermés. A rebours, on appréciera les pages dédiées aux établissements pénitentiaires pour mineurs, qui illustrent les enjeux et les dimensions de l’incarcération des mineurs, même si on aurait aimé lire dans le chapitre intitulé "A qui sert la prison ?" que l’idée qui sous-tend ces établissements est l’affirmation d’une possible mission éducative dans un contexte de contention. Ainsi, le propos de Manuel Palacio   aurait pu être cité dans son intégralité : "la question de savoir si la prison est ou n’est pas éducative, n’a, posée comme cela aucun sens. Tout ce qui confronte un adolescent à un cadre de vie construit, à des apprentissages possibles, à des rencontres positives avec des adultes a une valeur éducative, y compris en prison. Mais valeur éducative ne signifie pas action éducative. L’éducation […] n’est pas l’objectif de la prison […] qui est de gérer une peine privative de liberté dans le respect de la personne humaine" au lieu de se réduire à sa dernière phrase : "L’éducation est un apprentissage du réel là où l’enfermement, quelles que soient ses justifications et sa légitimité, est une mise à l’écart du réel".

On trouve dans cet essai à la plume ambitieuse et exigeante, ourlé d'une documentation fouillée, matière à enrichir le débat sur un sujet complexe. Cet apport est précieux à l’heure du développement des techniques modernes de surveillance et de contrôle, au moment où l’obligation de recourir davantage aux aménagements de peine, établie par la loi du 24 novembre 2009 dite loi pénitentiaire, fait craindre  par son automaticité une mise à l’écart de l’individualisation au profit d’une gestion "de masse", exclusivement différenciée par catégories d’individus. L’ouvrage de Nathalie Dollé permet de remettre ainsi en perspective la discussion autour de ces aménagements de peine, dont les tenants d’hier craignent aujourd’hui de les voir se vider de leur sens, particulièrement pour les mineurs, pour devenir, faute d’accompagnement réel, une simple mesure de grâce

 

A lire sur nonfiction.fr :

Le dossier de Nonfiction.fr sur l’action de Nicolas Sarkozy dans les domaines de la justice et du droit :

 

- Edito : "Nicolas Sarkozy et le droit : une rupture consommée", par Daniel Mugerin.


- Un point de vue sur le populisme pénal du président de la République, par Adeline Hazan, maire de Reims et ancienne présidente du Syndicat de la magistrature.

 

- Un article sur le financement de l'aide juridictionnelle, par Daniel Mugerin. 

 

- Une critique du numéro de la revue Hommes et Liberté sur la justice pénale, par Charles-Edouard Escurat.

- Une analyse juridique de la politique d’immigration et d’asile de Nicolas Sarkozy, par Aurore Lambert.

- Une mise en perspective de l’application de la loi Hadopi et de ses implications, par Bérengère Henry.

- Une interview de Maxime Gouache, président du Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées (GENEPI) et Bruno Vincent, président des anciens du GENEPI, à propos de la politique du gouvernement en matière de justice depuis 2007.

- Une recension du dernier numéro de la revue Pouvoirs sur "La Prison", par Blandine Sorbe.

- Une interview de Maître Virginie Bianchi à propos de la rétention de sûreté, par Yasmine Bouagga.

- Une brève sur le livre d'Olivier Maurel, Le Taulier. Confessions d'un directeur de prison, par Yasmine Bouagga.

- Une interview du sociologue Philippe Combessie autour de son livre Sociologie de la prison, par Baptiste Brossard et Sophie Burdet.